Le communisme caviar de Yolanda Diaz
Yolanda Diaz, ministre espagnole du Travail, est l’étoile montante de la gauche. Et d'étiquette communiste. Compte-t-elle renverser la table ou est-elle une fumiste au service du système ?
Yolanda Diaz jouit d’un véritable état de grâce à gauche et même auprès de la population générale espagnole. Elle dispose du plus important "capital sympathie" de la classe politique selon le Centro de Investigaciones Sociológica, devant Pedro Sánchez, le premier ministre socialiste, Pablo Casado (PP, droite) et Inés Arrimadas (Cs, centre). Ce qui la rend tout à fait unique dans le paysage politique européen actuel, c’est qu’elle est à la fois marquée à l’extrême-gauche et est pourtant vue par nombre d’Espagnols comme présidentiable, et comme incarnant tout le sérieux et toute la respectabilité de la « gauche de gouvernement ».
La ministre occupe une place de choix dans le gouvernement actuel – mêlant socialistes du PSOE (centre-gauche) et Podemos (gauche) – en tant que seconde vice-présidente. Cependant, ce qui l’a propulsé au devant de la scène, c’est son adoubement par le leader Pablo Iglesias pour être le nouveau visage de la gauche radicale. M. Iglesias s’était distingué depuis le mouvement des Indignados du 12 mai 2011, qui avait secoué l’Espagne en pleine crise économique, et vu la naissance de Podemos. Le chef a laissé sa place non pas à Ione Belarra, la ministre des Droits Sociaux et même présidente de ce parti, mais bien à une personne extérieure qui a toujours sa carte au vénérable Parti Communiste Espagnol.
L'ancien chef s’est même rendu à la fête du centenaire du PCE, où il a déclamé toute une tirade sur « l’anticommunisme », qu’il désigne comme la matrice idéologique de la contre-révolution et de la réaction. Yolanda Diaz, quant à elle, se prévaut d’un héritage ouvrier, fille d’une famille de syndicalistes des Commissions Ouvrières, première organisation syndicale en termes d’adhérents, fondée sous la dictature franquiste par les communistes. Cette union entre la gauche radicale et le PCE permet à ces politiciens de construire une alternative de gauche au PSOE « au-delà des égos » et à faire barrage contre la droite. L’Espagne de gauche se bolchévise-t-elle ?
L’action de la « communiste » au gouvernement laisse quelque peu perplexe quant à sa compréhension du concept de « lutte des classes ». Prenons l’exemple du salaire minimum (SMI). PSOE et Podemos conviennent d’un SMI à 60% du salaire moyen à l’horizon 2023. Le comité d’experts appointé par le gouvernement conçoit une feuille de route fixant les échéances des augmentations – avec des fourchettes pour prendre en compte la nécessaire incertitude de l’avenir économique : entre 12 et 19 euros pour 2021, entre 24 et 40 euros pour 2022, et entre 25 et 40 euros en 2023. Cette mesure toucherait 1,5 M de travailleurs. C’était sans compter sur l’organisation patronale espagnole, la Confederación Española de Organizaciones Empresariales (CEOE), qui a tout rejeté en bloc.
En effet, le patronat a un autre plan pour le travailleur au SMI : le gel du salaire, le temps que « l’économie se stabilise ». Traduisons : jusqu’au dégel. Que fait la ministre « communiste » ? Engage-t-elle le bras de fer pour défendre ce projet ? L’élévation du SMI, celui-ci étant actuellement à 950 euros, a finalement été revue à la baisse, en dessous de la barre minimale des 12 euros par mois. Selon le journal El Pais, Yolanda Diaz a cédé à une pression « qu’elle s’est mise toute seule ».
Appeler les travailleurs dans la rue n’est pas la solution pour Yolanda Diaz. Ainsi, après l'annonce de la montée des prix de l’électricité, elle a même imposé à Podemos de faire preuve de discipline en n’allant pas rejoindre les mécontents dans la rue, « afin de ne pas défiler aux côtés de VOX », le parti d’extrême-droite. La gauche française avait aussi refusé de défiler contre le passe sanitaire en usant de ce prétexte ; c’est bien là un argument de planqué. La rue n’est pas la solution, mais la voie parlementaire non plus. Manifestement : elle a aussi empêché Podemos de mettre en place une commission parlementaire visant à établir la responsabilité des grands industriels de l’énergie dans la montée des prix. Tout ça pour ménager la position gouvernementale.
Yolanda Diaz a une influence tranquillisante sur tout le monde : elle apaise les tensions au sein du gouvernement, elle endort les velléités réfractaires des travailleurs et rassure le patronat qui peut sereinement maintenir sa position sans avoir à taper du poing sur la table. Pour certains, c’est une personne dotée d’un talent spécial. Elle a le don de délier les tensions, d’apaiser les parties avec calme et tact, à l’image de feu Adolfo Suarez, l’orateur de centre-droit, qui a su jouer un rôle clé entre anciens franquistes et démocrates lors de la transition démocratique entre 1975 et 1978. Elle a ce même goût de la conciliation, du compromis, de l’apaisement, au point que certains journalistes et psychologues se sont mis à gloser sur les secrets de sa « voix de sirène ».
Pour le politologue Miguel Candelas, elle répond à une attente de « professionnalisme et de féminité », qui contraste avec les emportements du mouvement des Indignados. Évidemment, il y a toujours quelque esprit chagrin, quelque trouble-fête à droite pour hurler aux cent mille milliards de morts du communisme, mais ceux-ci semblent eux aussi désarmés par les paroles ailées de la politicienne. Cette attitude est la traduction de la vision qu’elle a pour l’Espagne. Le « projet de pays » porté par Diaz est celui d’un « projet d’écoute », « animé non pas par les partis, mais par la société civile. »
La douce Yolanda Diaz n’est donc certainement pas une communiste avec un couteau entre les dents, loin s’en faut. Lorsqu'un journaliste a demandé ce qu'elle avait de communiste dans ses convictions, Yolanda Diaz a préféré botter en touche en disant que « les étiquettes ne l'intéressent pas » et que les valeurs fondamentales du PCE sont « les Droits de l'Homme et la démocratie ». Qu'est-ce qu'être communiste pour elle ? « C'est une question compliquée », selon Mme Diaz. Pour la photo de la célébration du centenaire du PCE, celle-ci a préféré s’éloigner de la faucille et du marteau.
En vérité, la ministre PCE n’est pas « C » du tout. Elle l’a exprimé avec grande clarté lors d’un débat à la radio. Les mesures qu’elle met en œuvre ne sont pas « offensives » mais « absolument défensives ». Selon ses propres mots, « c’est une évidence » : elle se définit comme « une social-démocrate en Europe ». Libre à elle d’avoir les convictions politiques de son choix, mais il est tout de même permis de se demander pourquoi son parti de rattachement, le PCE, se réclame du « marxisme-léninisme ».
Yolanda Diaz a eu l’indélicatesse d’écrire un prologue à la réédition du Manifeste du Parti Communiste de Marx. Sa lecture du livre est évidemment complètement à côté de la plaque : le manifeste est repeint comme un « livre qui nous parle d’utopies, encryptées dans notre présent, où palpite, hier comme aujourd’hui, une défense aussi pleine de vie que passionnée de la liberté et de la démocratie ». De qui se moque-t-elle ?
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Yolanda Diaz est précisément ce que Marx appelle, à l’intérieur même de ce manifeste, une « socialiste bourgeoise et conservatrice ». Elle fait partie de ces « économistes, philanthropes, humanitaires, améliorateurs du sort de la classe ouvrière, organisateurs de la bienfaisance, protecteurs des animaux, fondateurs des sociétés de tempérance, réformateurs en chambre de tout acabit », de ces gens qui, en souhaitant « apaiser » et « adoucir » la société capitaliste, œuvrent justement à sa perpétuation. Ils se croient progressistes, mais sont objectivement conservateurs.
L’important ici n’est pas de démonter le texte de Diaz, qui n’est qu’une espèce de bouillie soporifique bobo-romantique. C’est de savoir pourquoi ce ministre, qui cherche à s’éloigner du communisme tout en conservant certains de ses signifiants, s’attarde à influer sur la façon dont les gens lisent Karl Marx. En fait, toute la stratégie de la social-démocratie consiste à faire une grande OPA sur le marxisme afin d’avoir un monopole d’interprétation, tout en induisant les gens en erreur en changeant la pensée de Marx en son contraire absolu. C’est du sabotage intellectuel.
Ils imposent une lecture métaphorique de Marx alors que celui-ci prenait soin d’écrire de façon très explicite ce qu’il pensait. On poursuit un code, un sous-texte secret, on s’invente des histoires, et on force ainsi le lecteur à ne pas comprendre ce que ce penseur disait de façon claire et distincte. On multiplie aussi les interprétations fantasques, et on s’en félicite. « Il y a beaucoup de marxismes en Espagne » se réjouit Yolanda Diaz. En effet, il y a autant de genres de marxismes dans les rayons des bibliothèques qu’il y a de marques de céréales dans les rayons des supermarchés : la majorité sont des ersatz et on s’en porterait bien mieux s’il y en avait moins.