Barrès en héritage
Hommage au Prince de la jeunesse qui rendit son dernier souffle le 4 décembre 1923.
Il y a 100 ans s’éteignait le maudit parmi les maudits. L’écrivain français Maurice Barrès. Oh, les plus littéraires d’entre vous se diront : « Il y a plus oublié et plus maudit que Barrès ! » Certes, qui se souvient des romans de Jean Fréville ? Et ne parlons pas des Brasillach, Rebatet, Paul Bourget et autres Alphonse de Châteaubriant, prix Goncourt 1921 qui ne se chinent plus – comme ceux cités juste avant – que chez de rares bouquinistes. À cette différence près qu’aucun d’entre eux, dans cette pléiade de collabos, n’eut une influence décisive et systématique sur la littérature française.
L’homme dont nous parlons est né en 1862. Il s’agit de Maurice Barrès. Maurice Barrès est aujourd’hui connu pour être l’archétype du nationaliste français, l’antidreyfusard, l’antisémite, l’anti-Zola, le militariste, le chauvin, le raciste. Ces accusations, que l’historien Zeev Sternhell (et son traducteur dans la culture de masse Bernard Henri-Lévy) ont largement diffusé dans les sphères intellectuelles, ont permis d’éradiquer de la mémoire collective un homme dont l’envergure littéraire peut aisément se mesurer à un Hugo, Zola ou Flaubert. Que Barrès ait tenu des propos aigres à l’égard de tel ou tel groupe social, que son nationalisme parfois étroit l’ait conduit à tenir de biens tristes positions à l’égard de Dreyfus, est un fait incontestable. Mais il ne mérite en aucun cas la damnatio memoriae qu’il subit depuis 30 à 40 ans, depuis que ses principales œuvres ont progressivement quitté les éditions de poche pour ne devenir que des lectures d’universitaires.
Nous ne jouerons pas, ici, dans les colonnes de l’Affranchi, le très éculé débat de l’œuvre contre l’artiste, débat stimulant pour des lycéens mais totalement stérile dans le fond. Oui, Hugo a appelé de ses vœux la colonisation ; oui, Zola n’a pas bronché quand la Commune fut broyée par la bourgeoisie ; oui, Céline a collaboré ; oui, Sartre a signé de biens sombres tribunes dans Libération, et le marquis de Sade a sûrement vécu certaines des scènes décrites dans les 120 journées… Nous n’excusons rien, mais nous ne nous abstenons pas non plus de lire les œuvres de ces hommes. Il faut prendre le temps de nous imprégner de leurs biographies, de leurs trajectoires ; rien n’est plus éloigné de l’analyse dialectique que la funeste cancel culture qui réduit une entité à l’un de ses aspects pour se refuser à savoir. Bien sûr, nous ne mettons pas dans le même sac des actes et des paroles, et, dans le cas de Barrès, nul ne peut l’accuser d’avoir jamais appelé au meurtre, ni atteint à la dignité physique d’une personne.
Lorsque Maurice Barrès meurt en 1923, le jeune Drieu la Rochelle (1) signe dans les Nouvelles littéraires un papier se terminant par la phrase suivante : « Voici ses héritiers : Henry de Montherlant et Louis Aragon. » (2) Et pour cause : Barrès influencera durablement ces grands noms de la littérature française, et le plus communiste des écrivains de langue française écrira, dans un essai intitulé Lumière de Stendhal (3), en 1954, alors qu’il était membre du comité central du Parti communiste français : « S’il faut choisir, je me dirai barrésien. »
Mais quel est ce barrésianisme qu’Aragon continue de chercher chez Maurice Barrès ? Barrès n’est pas un théoricien. C’est un mystique, et son itinéraire littéraire et esthétique est celui d’une recherche de l’Absolu, d’une interrogation sur le Moi, la modernité, l’héritage et l’enracinement dans un flegme français que tous les génies du XXe siècle français, qu’ils soient politiques ou philosophes, ont lu. Le général de Gaulle décrit cette geste barrésienne dans une lettre à Jean-Marie Domenach : « Cette espèce de déchirement de l’âme, si l’on veut de désespoir, qu’il a habillé d’une splendide désinvolture. » (4)
C’est l’homme de deux grandes idées : l’individualisme et le nationalisme, qu’il s’efforcera de concilier. Il fut le maître à penser de toute une génération. Léon Blum confesse dans ses Souvenirs sur l’Affaire : « Il était pour moi comme pour la plupart de mes camarades, non seulement le maître mais le guide ; nous formions autour de lui une école, presque une cour. » (5) Un jugement qu’il n’eut point modifié depuis ses articles dans les revues blanches trente ans plus tôt : « Je ne vois pas d'homme vivant qui ait exercé d'influence égale ou comparable sur la littérature. » (6) Que ce socialiste juif, républicain et dreyfusard, le mette au-dessus de Zola dans l’influence d’une génération, donne à réfléchir.
Une certaine façon d’être-au-monde fut déployée par Maurice Barrès. Son empreinte sur la pensée française est un inter-règne et peut-être que c’est cette fâcheuse place de passeur qui lui vaut d’être injustement oublié. En effet, c’est une œuvre que le critique littéraire gaulliste, Pierre Boisdeffre, place au cœur de la métamorphose de la littérature française. On arrête bien souvent le XIXe siècle à Zola et Goncourt, on fait commencer le XXe avec Proust, voire avec Breton… Mais c’est oublier l’œuvre pivot, l’œuvre matricielle du XXe siècle, qui plonge ses racines dans le XIXe : celle de Maurice Barrès. Aragon et Blum sont ses élèves, mais également Cocteau et Malraux, qui ne tarissent pas d’éloge à l’égard du « Prince lorrain ».
L’œuvre de Barrès est foisonnante. Du côté du roman, elle se partage en deux trilogies, qui marquèrent leur époque. La première, intitulée Le culte du moi, renvoie l’image d’un dandy égotiste à la recherche d’une intériorité profonde renfermant une vérité substantielle. La seconde trilogie, Le roman de l’énergie nationale, raconte les aventures de jeunes Français dans le monde littéraire et politique des années 1880. Le premier tome, Les Déracinés, conte les péripéties de François Sturel s’opposant à son professeur kantien et universaliste Bouteiller, un progressiste déraciné, qui, par l’abstraction de ses idées, entraîne la dégénérescence morale de ce « prolétariat de bachelier » coupé de sa province et des réalités organiques qui les ont façonnés. Sous le patronage de Paul Bourget et d’Hyppolite Taine, le fond de cette œuvre romanesque est éminemment réactionnaire. Il rend néanmoins compte, comme Régis Debray l’a souligné, d’une profonde secousse sociale au sein de la classe intellectuelle. C’est un glissement d’hégémonie que nous met en scène Barrès. Les écrivains sont progressivement détrônés par la nouvelle élite normalienne et universitaire de la Troisième République.
Mais passons rapidement sur le fond « philosophique » de Maurice Barrès, car ce n’est pas là que se situe ce qui est intéressant. Cette synthèse entre le romantisme de l’antimoderne et le scientisme positiviste fin de siècle ne patauge franchement pas dans la lumière. Pourtant, Barrès porta un « esprit », un « geste », qui ne cessa de féconder le XXe siècle de sa pensée. Si de Gaulle puise en lui sa conception de la République, c’est-à-dire unitaire, enracinée et verticale, ni anticléricale ni contre-révolutionnaire, Barrès cherche dans l’esprit français ce qui rend possible l’unité et, surtout, notion chère au général, la continuité. La suture de l’ancienne France et de la « canaille de 89 » est nécessaire, car, contrairement à Maurras, il considère que les racines de la monarchie sont « coupées ».
« Barrès avait un sens épique de la continuité française où la révolution selon Michelet succédait aux chansons de gestes. » (7) De Gaulle retire à Barrès son racisme et son antisémitisme pour créer un nouvelle synthèse. Une synthèse que Debray a bien décrite : « Plus lourde que Rousseau, plus légère que Barrès. » Malraux, quant à lui, gaullo-communiste s’il en est, trouve le nationalisme de Barrès plus « accidentel » ; c’est sur le terrain esthétique qu’il rend un vibrant hommage à Barrès dans un entretien avec l’historien F.J. Grover (8) L’attrait de Barrès pour l’Orient clôt à la fois une tradition dix-neuvièmiste (Flaubert, Lamartine, Nerval) et commence un nouvel orientalisme dans lequel Malraux se reconnaît, dans la mesure où l’Asie fut pour l’auteur de L’Espoir le lieu d’une méditation sur la civilisation.
Barrès domine le XXe siècle ; il l’hante de son fantôme et il est rare de passer à côté de lui quand on parcourt ses chefs-d’œuvre. Proust, que Barrès n’appréciait pas beaucoup sur le plan littéraire, est pourtant l’un de ses enfants. (9) Cet impressionnisme subjectif puise dans l’individualisme barrésien mais, pour le sublimer et, il faut bien le dire, le dépasser. Après que les surréalistes aient jeté Barrès aux flammes, dans un procès spectacle où il fut accusé d’incarner la vieille France militariste et revancharde, son œuvre rentra peu à peu dans une longue nuit.
Durant l’entre-deux-guerre et jusqu’aux années 1960, Maurice Barrès continue d’être lu et même édité en livre de poche – en ce qui concerne ses romans les plus célèbres (Les déracinés, Leurs figures, La colline inspirée). Mais les années 70-80 lui donnèrent le coup de grâce lorsque Zeev Sternhell publia sa thèse de doctorat Maurice Barrès et le nationalisme français, suivie de près par la La droite révolutionnaire et Ni droite, ni gauche, trilogie dont le but est d’apporter une nouvelle histoire du fascisme et de faire pièce à la thèse de son maître, René Rémond, qui théorisa la tripartition des droites française (orléanisme, bonapartisme, légitimisme) et l’allergie française au fascisme.
Sternhell revient sur cette thèse qu’il qualifie de mythe et ressort du tiroir toute une littérature qu’il perçoit comme le terreau d’un proto-fascisme authentiquement français entre 1880 et 1914. Sternhell voit dans le boulangisme et l’affaire Dreyfus des crises politiques dans lesquelles s’expriment ce proto-fascisme. Cette synthèse idéologique alors en formation que le nazisme et le fascisme achèveront de parfaire, selon lui, est un dialogue et/ou une alliance théorique entre des personnalités venues de la droite conservatrice et/ou légitimiste et des individualités provenant du socialisme. Tous deux contestent l’ordre libéral mais, contrairement aux socialistes républicains qui acceptent les droits de l'homme, les socialistes ici visés par Sternhell refusent la modernité et contestent le matérialisme vulgaire de la civilisation contemporaine. Le vitalisme, l’héroïsme, l’appel à la tradition, la défense des mythes contre la toute puissance de la raison, le vocabulaire scindant l’humanité en une pluralité de cultures relativement irréconciliables, sont le signe pour Sternhell d’un organicisme dont la finalité ne peut être que la conception raciale du monde et la nécessaire extermination des individus situé en dehors de la communauté nationale. Pour Sternhell – et ses dernières interventions, notamment en 2019 sur le plateau de RT face à Taddeï, ne laissent pas de doute – la seule conception de la nation valable est celle des encyclopédistes.
La nation est un cadre juridique. Elle est fondée sur la loi, sur la libre association d’individus considérés comme des monades parfaitement rationnelles et sans enracinement. La conception sternhellienne de la nation et de l’Histoire range immédiatement du côté fasciste Barrès, évidemment, mais aussi Simone Weil, Charles Péguy, Georges Bernanos – et on pourrait rajouter le général de Gaulle, et bien sûr André Malraux voire même Maurice Thorez. Les thèses de Zeev Sternhell ont bénéficié d’une large diffusion dans la population via le célébrissime torchon de Bernard-Henri Lévy, qui, avant le serment de Tobrouk et Slava Ukraina, avait déjà contribué au palmarès des œuvres les plus immondes avec L’idéologie française, pamphlet antifrançais qui envoie les trois quarts de la pensée hexagonale dans le sanibroyeur : Proudhon, Sorel, Bernanos, Péguy, Barrès, tous fécondent une « bête immonde », un mal français qui tenterait d’allier le social et le national.
Mais le texte de BHL est de circonstance et il vise en réalité un homme en qui il voyait à l’époque l’héritier de cette tradition national-socialiste à la française : Jean-Pierre Chevènement. Eh oui, le pauvre gaullo-jacobin, qui à l’époque s’était dressé contre le tournant de la rigueur au nom de l’intérêt national, a été visé par BHL dans ce livre comme une créature doriotiste, un rouge-brun. Quarante ans plus tard, il réitérera cette attaque contre la revue Front Populaire de Michel Onfray qui se proposait de réunir les souverainistes des deux bords. Entre temps, l’ami intime de BHL, le non regretté Philippe Sollers, qui nous a délesté de sa présence en cette année 2023, écrivait en 1999 dans la pravda atlantiste Le Monde, « La France moisie », texte d’un européisme béat et d’un mépris de classe consommé qui jouait encore une fois la classe libérale-libertaire contre un terroir profond lui-même associé au vichysme. (10)
Mais, revenons-en à Maurice Barrès. Son œuvre, loin d’avoir fécondé un quelconque fascisme français, a disséminé son influence dans les grands noms de la littérature française au-delà des filiations politiques : Mauriac, Montherlant, Radiguet, Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux, mais également Henri Lefebvre, qui ne nie pas l’influence décisive de Barrès (11), et enfin Léopold Sédar Senghor qui, au contact de Barrès, découvre l’enracinement et l’irréductible question de l’homme situé. En explorant l’œuvre de Maurice Barrès, Léopold Sédar Senghor nourrit une réflexion sur la filiation et l’héritage de l’ethnie Sérères située au Sénégal. (12) De ce contact avec Barrès naissent les premiers questionnements relatifs à la négritude, courant intellectuel et littéraire pluriel s’inscrivant dans le processus de décolonisation et d'émancipation des populations africaines.
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Barrès a une conception de la France qui a fait couler beaucoup d’encre ; il peut être accusé notamment d’organicisme – et cette critique n’est pas infondée si tant est qu’on la replace dans un contexte conceptuel. Barrès use d’un vocabulaire biologique extrêmement en vogue à la fin du XIXe siècle, et rien ne ressemble plus à un texte de Barrès qu’un article de Zola sur le roman naturaliste parce que tous deux, à des degrés divers et sur des points différents, sont influencés par le positivisme et l’essor croissant des sciences expérimentales, qui découpent, dissèquent et classifient. Il est vrai que Barrès a naturalisé son vocabulaire, notamment lors de son compagnonnage avec le neurologue Jules Soury, mais jamais son propos ne fût très différent de celui d’Ernest Renan, que certains intellectuels (journalistes, universitaires) opposent à Barrès. Barrès et Renan, malgré les désaccords, sont pourtant issus de la même racine. Renan ne réduit pas le français à une langue, une ethnie ou une religion. Il fait de la France un « plébiscite de tous les jours », une volonté politique qui rassemble et agrège une somme d’individus pour en faire une totalité. Le demos surdétermine l’ethnos parce qu’il est intenable philosophiquement de dire que l’être français se détermine dans la constitution moléculaire d’un individu. Que faire des blancs « citoyens du monde » et autres globe trotter déracinés qui ne s’identifient à rien d’autre qu’à leur identité sexuelle ? En face des Français issus de l’immigration et qui s’engagent dans l’armée pour s’inscrire, par le sang versé dans une lignée qu’ils ont choisi et qu’ils vont désormais perpétuer. Mais, attention, le demos le peuple politique, s’il a le dernier mot, parce qu’en tant que fils de Rome nous jugeons les hommes par les actes, n’annule pas le terreau historique sur lequel il a vu le jour et qui lui a permis de se constituer politiquement. L’ethnos avec son imaginaire, ses rites, son sacré particulier ; toutes ses traditions qui sont des pratiques, des façons d’être-au-monde est aujourd’hui mis à mal par la réification de tous les rapports sociaux. L’immigration de masse incontrôlée de populations extra-européennes s’insère dans cette brèche et rend impossible ne serait-ce que son intégration. (13)
Son ouvrage Les diverses familles spirituelles de la France clarifie la ligne de Maurice Barrès quant à sa conception de la nation. Les catholiques, les traditionalistes mais également les protestants, les juifs et les socialistes que les nationalistes avaient tendance à mettre de côté et à exclure de la communauté nationale sont pleinement français non par le sang tout court (conception germanique), ni par le simple droit (être français se résume à détenir un papier) mais par le sang versé, par l’acte d’avoir défendu cette terre. Il réconcilie les différentes obédiences dans le creuset national où se réfléchit l’universel et le particulier loin du pseudo-universalisme libéral qui ne nous refourgue que de l’uniforme et de l’homogène là où le sentiment national permet l’universalité par l’interculturel. « Nos diverses familles spirituelles font des rêves universels et ouverts à tous, qu'elles défendent en défendant la France. Cette catholicité, ce souci de l'humanité entière , c'est la marque du génie national, c'est une note généreuse et profonde dans laquelle s'accordent toutes nos diversités. » (14) C’est donc une praxis, un plébiscite et en aucun cas Renan ne peut-être joué contre Barrès contrairement à ce que nous serinent les libéraux de plateaux plus proches de Jürgen Habermas et son « patriotisme constitutionnel » que de l’auteur de Qu’est ce qu’une nation ?. Ce n’est donc pas une conception juridique de la nation dans laquelle le fait d’être français suppose d’aimer les droits de l’homme ni une conception ethnique que l’on retrouve chez certains identitaires encore aujourd’hui mais une définition politico-historique qui fait de la nation une réalité spirituelle, sacré qui subsume la raison et le sentiment « qu’est ce qui vaut profession de foi ? L’acte, non l’intelligence. Le tempérament non la doctrine ». (15)
Dans l’inscription du sujet à l’intérieur de la communauté organique et dans l’articulation du moi individuel et du nous collectif se referme le «système » barrésien qui n’a rien à envier aux conclusions de philosophes qui ont démontré conceptuellement la pertinence de ces intuitions pressenties sur le terrain littéraire. (16) Chez Barrès, l'échelle collective recoupe l'échelle individuelle. Le procès de production des nations reflète le procès de production de l'individu. On pourrait dire que la nation est une individuation d'un collectif déterminé. Et l'individu, comme la nation, prend conscience de lui-même et forme son identité dans le regard de l'autre que ce soit dans la reconnaissance ou la désignation de l'ennemi, donc le politique. Il faut des nations souveraines pour produire la paix mais comme la souveraineté rend aussi possible la guerre, les neo-kantiens (17), que Barrès désigne comme les déracinés préfèrent l'abolition des nations. Vouloir abolir les nations c'est comme vouloir abolir sa propre responsabilité individuelle. Se déraciner et s’identifier à autre chose qu’une communauté historique c’est se mépriser soi-même : « le déraciné est un homme qui se croit libre parce qu’il n’a plus de racines, mais qui est en réalité un esclave de ses passions, de ses caprices, de ses préjugés. » (18) Comment ne pas voir en creux le portrait de nos gauchistes et libéraux contemporains qui associent frontière et violence, qui mélangent droit et devoir, morale et politique, droits individuels et collectifs, Droits de l’homme et droits des citoyens ?
Il faut donc relire Barrès non seulement en le resituant dans son époque mais également à la lumière des contradictions de notre époque. Il avertit en effet les socialistes que la destruction du catholicisme en France et l’anti-cléricalisme d’État engendreraient un vide métaphysique qui nuirait non seulement à la communauté nationale mais également au socialisme lui-même qui dans son mouvement fait appel à une sensibilité chrétienne. Essayant de leur expliquer en vain qu’être socialiste et anticlérical renferme une contradiction qui à long terme tirera une balle dans le pied du socialisme. Barrès annonce en visionnaire que la doctrine de Guesde et Jaurès sera inaudible aux oreilles d’une population déracinée du catholicisme. (19)
Dans sa critique des intellectuels Dreyfusards il rappelle que la société n’est pas basée sur la logique mais sur des mythes, sur une tradition qui n’a pas à se justifier elle-même. Si tous les aspects de son anti-intellectualisme, son irrationalisme et son nationalisme ne sont évidemment pas à récupérer, il est néanmoins frappant et déroutant de constater que la plupart des lubies idéologiques de la gauche dreyfusarde sont aujourd’hui dans les poubelles de l’histoire. L’anti-cléricalisme, la libre pensée, la tolérance ? Ça n’est plus aujourd'hui “que le mot d'ordre de l'impitoyable guerre de religion que mènent les marchands du temple contre tout ce qui est sacré” (20), les Droits de l’Homme et sa ligue du même nom ? Un discours anhistorique justifiant l’invasion de Libye, l’immigration de masse, l’égalitarisme libéral le plus avilissant. La paix perpétuelle et la mise hors la loi de la guerre par un droit rationnel et d’intérêt universel ? La vieille logique westphalienne des intérêts nationaux a continué à labourer le XXe siècle et aujourd’hui à l’heure de la multiplication des conflits (Ukraine, Palestine, Arménie) la décrépitude des organisations supranationales (UE, ONU) véritables bureaucraties abstraites, les avertissements de Barrès dans ses Cahiers sonnent juste. Politiquement : « il n’y a rien au-dessus des nations ». Maintenant que la modernité a digéré les religions mais également le républicanisme et le civisme qui était censé remplacer l’ancienne morale chrétienne, les avertissements de Barrès quant à la catastrophe engendrée par ces politiques de neutralité de l’État vis-à-vis de la religion qui a façonné le peuple sonnent autrement.
Cela ne remet pas en cause la rationalité historique de la laïcité, qui n’est que l’achèvement d’un long processus de sécularisation, mais nous fait reconsidérer d’un œil nuancé les écrits de celui qui fut l’un des maîtres du général de Gaulle et que les historiens ont tendance à désigner simplement et dédaigneusement comme « l’écrivain antisémite, antidreyfusard, xénophobe et raciste de la fin du XIXe siècle ». Barrès ne s’est donc pas contenté d’être un dandy s’apitoyant sur le sort de la France ; il a lié son activité littéraire à une pratique de député qui a en tout duré vingt ans et que l’on ne saurait reléguer au second plan. (21) Elle est indissociable de son œuvre littéraire et les deux se répondent. Son œuvre, La colline inspirée, roman religieux emprunt de métaphysique relatant l’histoire de ce catholicisme agraire venu du tréfonds des âges, précède de quelques mois la publication de La Grande pitié des églises de France où Barrès alerte sur la décrépitude de notre patrimoine architectural chrétien, cristallisation d’un patrimoine spirituel sur lequel on ne peut faire l’impasse sans menacer la France dans sa continuité. (22)
A l’heure où la France traverse une crise d’identité sans commune mesure avec toutes celles qu’elle a déjà vécu, où le récit idéologique diffusé par les grand médias et dans la vidéosphère oppose abstraitement les français de papiers aux français par le sang, il convient de nous ressourcer aux écrits barrésiens, non pour décalquer sur notre réalité des idées et des conceptions qui datent d’un autre âge et qui peuvent être dépassées, mais pour se redonner les moyens de penser la France dans l’Histoire ; pour nous ré-enraciner dans le passé afin de pouvoir croître dans le futur, tel un arbre s’enfonçant dans le sol à mesure que ses branches se déploient dans le ciel. Comme le disait Régis Debray, qui est passé de la révolution à la terre et aux morts, de Che Guevara à de Gaulle sans renier le premier : « S’engager c’est se souvenir ». (23)