Penser avec Jaurès
Jaurès fait l'objet d'une guerre des mémoires et de multiples récupérations. Entre son honteux enlèvement par la social-démocratie néolibérale et sa muséification par un certain marxisme dogmatique, plongeons-nous dans le "continent" Jaurès.
Il est des personnages de l'Histoire de France qui, de noms d'avenues en écoles primaires et de ronds-points en stations de métro, ont perdu de leur tranchant révolutionnaire, sclérosés par un ordre politique historiquement dépassé. De Lamartine à Jean-Jacques Rousseau en passant par Gambetta, nous oublions ces vies et ces œuvres qui s'inscrivent au cœur d'une histoire d'émancipation. Le Grand Jaurès, scarifié de toutes parts à coups de citations arrachées de leur contexte philosophique – par divers responsables politiques, de gauche eurolâtre, de droite, voire d'extrême droite – pour justifier des actions qui sont à l'antithèse de sa pensée, fait partie de ceux-là.
Jaurès, le tribun méridional, est là, parmi nous, à l'angle d'une rue, sur le fronton d'une mairie ou bien sur celui d'un lycée, pourtant il nous est en grande partie inconnu. Sa pensée, riche de milliers de pages, couchée sur papier ou déclamée lors de vibrants discours, est tantôt celle d'un militant, tantôt celle d'un journaliste, d'un professeur et d'un philosophe, d'un élu de la République, d'un historien, critique littéraire ou théoricien politique. Pourtant, ces dimensions plurielles ne sauraient dissimuler l'unité profonde de cette œuvre intellectuelle, véritable continent théorique pour tout citoyen engagé du côté de la résolution de la question sociale et fils de la Grande Révolution de 1789.
Si la pensée de Jaurès a fait l'objet d'une récupération politique malhonnête du côté de la réaction libérale, elle est hélas trahie également par la tradition marxiste, sinon amputée de sa dimension la plus théoriquement révolutionnaire. En effet, ses conceptions ont fait dire à plus d'un marxiste que Jaurès restait « réformiste », « bourgeois », « modéré ». Il n'est encore pour beaucoup qu'une figure sympathique de laquelle on extrait une phrase de l'Armée Nouvelle pour défendre un patriotisme de gauche. Si les développements de Jaurès sur l'Histoire de France sont essentiels, il ne saurait être réduit à ça.
Né en 1859, Jaurès appartient à une génération de socialistes qui, n'ayant pas vécu la Commune de 1871 à un âge assez mur, inaugure une nouvelle famille de militants largement moins marquée par la séquence qui court de 1830 à 1871 en passant par 1848. Bref, le XIXe siècle parisien, ses barricades et son romantisme révolutionnaire imbibé de mélancolie ; comme une vaine scène que l'on aurait rejouée tous les vingt ans pour voir apparaître, presque sur un malentendu, la République sociale. Républicain ferryste à ses débuts, fruit de la méritocratie républicaine, boursier devenu brillant élève de l'École normale, Jaurès n'était pas destiné à mener une vie de tribun. C'est au cours de la décennie 1875-1885 qu'il achève ou parachève son engagement socialiste sans renier ses convictions républicaines. Profondément touché par les textes de Fourier, Proudhon, Marx et Engels, il en fait le prolongement de son corpus de philosophie classique acquis à l'École normale, à savoir Platon, Descartes, Rousseau, Kant, Fichte et Hegel.
Il est alors, avec Jules Guesde et Georges Sorel – ses aînés de 10 ans –, le troisième introducteur du marxisme en France, qui n'était jusque là qu'une hypothèse stratégique parmi d'autres, au demeurant largement minoritaire au regard du blanquisme et du proudhonisme. Ainsi, le marxisme fait son chemin en France par les réseaux encore en liens avec Engels, en vie jusqu'en 1895. Jenny et Laura, les deux filles de Marx, épousèrent Jean Longuet et Paul Lafargue, deux importantes figures du mouvement ouvrier. Jules Guesde, personnage de proue du mouvement ouvrier français, serait d'ailleurs probablement à l'origine de la célèbre assertion de Marx sur le marxisme après un entretien entre les deux socialistes (1). De fait, le marxisme de Guesde est, selon le mot de l’historien Jean-Numa Ducange, « rudimentaire » et strictement militant (2).
La période qui va de la mort d'Engels, en 1895, au début de la Première Guerre mondiale, consacre Jean Jaurès comme l'un, si ce n'est le leader principal du mouvement ouvrier en France. Une unité, durement acquise en 1905 avec la fondation de la SFIO, laisse encore au sein de ladite formation la fracture entre Jaurès et Guesde.
À ce titre là, Jean Jaurès se trouve en rupture avec ses contemporains. Dans ses conférences ou dans ses articles, Jaurès revient inlassablement, non seulement sur les impératifs moraux et sensibles du socialisme, mais également sur sa dimension humaniste. Le communisme, parce qu'il reconnecte l'Homme à la praxis, rend possible l'humanisme. Loin de se réduire à une vaine pensée bourgeoise, l'humanisme ne se réalise et ne s'achève que dans et avec l'émancipation du prolétariat. Les polémiques consécutives à l'affaire Dreyfus ont remis au cœur du débat la question de la vérité dans la lutte pour le socialisme.
À peu près à la même époque, Lénine écrivait : « Seule la vérité est révolutionnaire ». Pour ainsi dire, Jaurès retourna sans le savoir cet axiome et fit sien le principe suivant : un révolutionnaire doit défendre la vérité. En effet, au cours de l'Affaire qui vit un officier accusé à tort de trahison parce que juif, le mouvement ouvrier regarda pour une large part la défense de Dreyfus par Jaurès comme une forme de collaboration de classe. Le principal intéressé s'en expliquait dans les colonnes d'un journal en ces mots : « Au contraire des nationalistes qui veulent garder de la légalité bourgeoise tout ce qui protège le Capital, et livrer aux généraux tout ce qui protège l’homme, nous, socialistes révolutionnaires, nous voulons, dans la légalité d’aujourd’hui, abolir la portion capitaliste et sauver la portion humaine. » (3)
À rebours des conceptions ouvriéristes qui considéraient la démocratie bourgeoise comme fondamentalement réactionnaire, Jaurès rappelle que si la démocratie représentative est une des formes de domination de la classe capitaliste, celle-ci est également le fruit de luttes populaires, comme le suffrage universel, qui résultent moins du développement du « libéralisme politique » que des aspirations démocratiques et sociales des masses populaires, largement influencées par les idées socialistes.
Ainsi permet-il une réflexion plus large sur les chemins différents qu'empruntèrent les Lumières de « droite » et les Lumières de « gauche », dont les routes se sont irrémédiablement séparées à la fin du XVIIIe siècle : d'un côté, ceux qui seront les libéraux et qui distinguaient au sein du peuple une frontière entre les « gens de bien » détenant le monopole de la pratique politique, et de l'autre, la « vile multitude » (4), comprenant les colonisés et les travailleurs des métropoles.
Cette ardente défense de la démocratie contre les assauts de la réaction nationaliste a fait dire à bien des commentateurs et politiciens plus récents que Jaurès renonçait en substance à une transformation révolutionnaire de l'état actuel des choses.
Rien n'est moins faux. La fameuse phrase du Discours à la jeunesse : « Le courage c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel » (5), souvent convoquée par la social-démocratie néolibérale pour reléguer le socialisme dans un avenir flou et incertain - et ainsi justifier un « pragmatisme » de soi disant bonne foi afin détruire les conquêtes sociales (6) - est en réalité d'une profondeur philosophique insoupçonnée.
Lecteur attentif de Hegel, Jaurès inscrit le devenir au cœur même de ce qui est. Ce qui est historiquement réel est constamment travaillé par l'idéal, qui est à la fois le critère à l'aune duquel le réel s'évalue, et le moteur de son aspiration croissante au progrès (7). Cette foi en la « justice », terme récurrent sous la plume de l’albigeois, ne saurait être conçue comme un espoir naïf et imprécis, mais comme le principe actif immanent qui porte le réel au-delà de lui-même.
Jaurès ne bascule pas pour autant dans une paresse philosophique, une compréhension vulgaire de la philosophie de l'histoire hégélienne « remise sur ses pieds » par Marx, qui consisterait à laisser couler le long fleuve de l'histoire menant inévitablement au socialisme (8); écueil théorique dans lequel tomberont un certain nombre de socialistes allemands. Jaurès s'inscrit en faux contre cette conception contemplative du communisme, d'où la notion de courage en début de phrase. Concept lourd de sens impliquant le sacrifice et une praxis qui réalise l'autre monde déjà dans celui-ci : « L'Histoire ne fait rien, mais nous faisons l'histoire à partir des déterminations du moment historique que nous vivons. » (9)
L'action politique trouve ainsi une place de premier plan. Cette pratique politique, qu'un biographe de Jaurès a brillamment nommé le « réformisme révolutionnaire » (10), se caractérise par des transformations substantielles du mode de production vers un au-delà du capitalisme. « Elle consiste, selon moi, à introduire dans la société d'aujourd'hui des formes de propriété qui la démentent et la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et, par leurs forces organiques, hâtent la dissolution du monde ancien. » (11)
Comment ne pas ressentir, en lisant ces lignes, l'actualité du propos de Jaurès, qui conçoit le communisme non comme un simple changement de propriété dans la prise de pouvoir, mais comme une intervention politique qui vient concrétiser le mouvement réel d'abolition du capitalisme, la pénétration de la raison dans l'ordre social et dans le procès de production. Comment ne pas mettre ces lignes en relation avec les travaux de Bernard Friot, qui distingue le réformisme des « réformateurs » ? À ce titre, le moment 1945-1946 est éclairant, quand ont été instaurées des institutions non capitalistes, en particulier le régime général de la Sécurité sociale, échappant à l'appareil d'État et au capital : une véritable forme prolétarienne de gestion. La Sécurité sociale et le statut de certaines professions (fonction publique, services publics, etc.) furent une révolution sociale ; elles rompent avec la logique capitaliste de l'exploitation, échappant aux employeurs et aux actionnaires. Une « réforme » qui « annonce et prépare la société nouvelle ».
La mémoire du martyr de la paix fait donc l'objet d'une double erreur qui n'a pas fini d’écorcher Jaurès si son œuvre n'est pas encore reconsidérée dans sa totalité. À la lumière d'un matérialisme dialectique et historique conséquent, les conceptions de Jaurès apparaissent comme étonnamment actuelles, dans la mesure où le mouvement ouvrier est parvenu, quoique quarante ans après sa mort, à réaliser concrètement des mécanismes qui nient la valeur capitaliste. Loin d'en faire une figure désuète bonne à décorer des tracts ou simplement légitimer le patriotisme et l'internationalisme, Jaurès peut faire l'objet d'une réappropriation philosophique conséquente des militants communistes français qui souhaitent s'inscrire dans une histoire nationale de lutte sociales et populaires ayant abouti au déjà-là communiste de 1946, que nous nous devons de défendre et de pousser plus loin.