La théologie de la libération : actualité d'une pensée
De la possibilité et de la nécessité d’un christianisme social illustré dans l’une de ses tentatives historiques.
Medellín, 1968. C'est lors d'un congrès épiscopal devenu emblématique que le prêtre péruvien Gustavo Gutiérrez emploie pour la première fois l'expression « théologie de la libération ». Dans toute l'Amérique latine, on assiste alors en effet à l'éclosion de formes inédites d'agitations sociales. La forte expansion de la productivité industrielle ne donne pas lieu à une croissance du nombre d'emplois, les paysans sans terres réclament une réforme agraire tandis que nombre d'entre eux viennent former des ceintures de misères autour des métropoles.
Un peu partout, on commence à comprendre que les structures capitalistes existantes sont incapables de développer une intégration économique et sociale des groupes populaires. « L'apparition des régimes de sûreté nationale (lisez : de sûreté du capital, ndlr), des gouvernements militaires et des répressions exercées sur les mouvements populaires dans presque toute l'Amérique latine s'explique comme une réaction à la force transformatrice et libératrice des pauvres organisés (1) » déclare Leonardo Boff. C'est là, en Amérique du Sud, unique continent massivement chrétien parmi les peuples opprimés, que « l’Église servante veut rompre avec l’Église servile » et « laver l’Évangile de toute compromission (2) ».
Face à une Institution alors trop souvent réduite à la colonisation, rompue dans les alliances contre-révolutionnaires des dictatures de tout poils (que l'on songe seulement à la dictature militaire brésilienne du maréchal Castelo Branco en 1964 et sa promotion de l'identité chrétienne de la nation brésilienne, ou encore à celle, argentine et nationale-catholique, du général Juan Carlos Onganía initiée en 1966), ceux que l'on appellera désormais les « théologiens de la libération » clament haut et fort l'option préférentielle pour les pauvres, l'émancipation du peuple par le peuple, n'hésitent pas à s'emparer de Marx pour refonder une théologie de la lutte sociale, et ce, quitte à s'ériger en ce peuple privilégié que Dieu s'est choisi dans l'Histoire pour hâter l’avènement de son Royaume.
Óscar Romero, évêque salvadorien, meurt assassiné en 1980 sous le régime dictatorial de la Junte du Salvador pour avoir osé dénoncer publiquement les injustices sociales et les actes de tortures, Hélder Câmara, « évêque rouge » opposant à la dictature des généraux du Brésil, quitte son palais épiscopal pour aller vivre dans les bidonvilles, l'universitaire argentin Enrique Dussel publie Les Métaphores théologiques de Marx en 1993 et Gutiérrez, sur le versant de la pratique, La Force historique des pauvres en 1986. Première surprise pour nous autres occidentaux, voilà qu'on propose de libérer un peuple non pas de la religion, mais par la religion. D'ailleurs, il va alors même de soi « qu'un mauvais catholique ne fera jamais un bon combattant (3) » ! Voilà une théologie qui fait de la possibilité de l'action humaine libre sur terre son slogan, et qui le fait dans la perspective même d'une convergence avec l'action de Dieu comme libérateur des opprimés.
Plus encore, là où la modernité n'a cessé de prôner une foi dont l'intériorité offusquerait les exigences sociales et politiques, la théologie de la libération consacre une profonde convergence entre l’œuvre du salut sur le plan personnel de la foi et l’œuvre politique à mener sur le plan de l'histoire générale du salut. L'une participe de l'autre et vice et versa, car c'est à plusieurs niveaux que doit désormais se comprendre la libération, niveaux qu'on ne peut mélanger mais qu'on ne saurait pas plus séparer les uns des autres. La première des libérations est une libération du péché personnel en tant que tel, tandis que la seconde réside dans la disparition, ou tout du moins l'atténuation, des maux sociaux.
Voilà un mouvement, qui, pour s'inscrire dans la société latino-américaine, les mouvements populaires et les lieux concrets de son époque, ne réfléchit sur sa situation historique que pour se développer en théologie. Que l'on ne s'y trompe donc pas. Si ses analyses sont étroitement liées aux théories des sciences sociales et ses positions théologiques, inséparables du résultat de ses analyses concrètes, la théologie de la libération n'est pas une science sociale : il s'agit bien d'une théologie. Une théologie qui, comme telle, manie des notions comme celles de péché, d'eschatologie ou de salut, mais une théologie qui, parce que vivante et puissamment adossée à une situation historique particulière, endosse la possibilité de se tromper. Trouver une praxis pertinente pour la situation donnée, voilà son dessein. Praxis qui ne prétend pas valoir universellement pour toute époque. Mais qui, à certains égards, parle bien encore à la nôtre, et dont l'humanisme, lui, est proprement impératif. Comment ? C'est ce que nous tenterons de voir.
Il est bien une nouveauté, radicale par son ampleur, de la théologie de la libération, et de fort bon aloi eu égard à la candeur du texte fondateur de la doctrine sociale de l’Église, le Rerum Novarum de Léon XIII. « Tout se passe en effet comme si, écrira Jean Kanapa, la doctrine sociale de l’Église évitait soigneusement la moindre tentative de définition scientifique des classes, et surtout toute définition qui situerait celles-ci par leur position dans le système des rapports de production, encore moins dans la succession historique des différents systèmes de production. (…) Les « riches » ne sont jamais désignés sous le nom de « capitalistes » ou de « bourgeois » (…). Il est du même coup impossible de trouver dans cette doctrine une quelconque explication de l'origine de la richesse des riches : on ne trouvera jamais dans les documents pontificaux de notions telles qu'exploitation du travail d'autrui, profit capitaliste ou plus-value. Il n'est d'autre ressources que de supposer que c'est le talent qui enrichit ou encore d'assurer que les riches sont, comme l'écrit Pie XII, "les dispensateurs et les gérants des biens terrestres de Dieu.(4)"» (5).
Nos théologiens de la libération ne se payent pas quant-à eux d'une telle gueule de bois. Méthodologie marxiste sous le bras, ils ont bien retenu la leçon : importance des facteurs économiques, attention portée à la lutte des classes sans oublier le pouvoir mystificateur des idéologies, y compris religieuses. Le problème de la société ? Elle est structurée au profit de quelques-uns qui s'approprient la plus-value du travail des autres. Ce à quoi doit s'attaquer la révolution sociale et culturelle ? La propriété privée des moyens de production. Et la lutte des classes, bête noire de Jean XXIII ? Gutiérrez n'hésite pas à dire qu'elle ne s'oppose pas à l'amour universel. Plus encore ! Il ne saurait en fait y avoir d'amour universel sans passage à une société sans classes. Fi des propriétaires, fi des spoliés ! On aime pas les opprimés autrement qu'en se solidarisant avec eux, on aime pas les oppresseurs autrement qu'en les combattant.
Autant dire que ce nouvel « amour pratique » ne vaudra pas que des amis au mouvement... Adieu les précautions de Léon XIII, qui spécifiait prudemment que l'inégalité des conditions comme des individus était très profitable à la société tout entière, qu'elle était en outre un ordre établi par la Providence. Ici, renversement total. Non seulement les inégalités et la misère sont un crachat à la face de Dieu, mais on ne saurait en fait fonder la moindre fraternité humaine digne de ce nom sans abolir auparavant ces inégalités. Autrement dit, non seulement les inégalités ne sont pas voulues par un ordre naturel, qui, pour être naturel, recevrait la bénédiction divine, non seulement on encourt pas un crime de lèse-divinité en prétendant vouloir les abolir, mais plus encore, on affirme haut et fort que ces inégalités sont un péché social, et qu'on aurait tout faux de se préoccuper de notre salut personnel sans se préoccuper du salut social !
Voilà que confessionnal et militantisme politique se prennent par la main comme deux mailles inséparables de la même chaîne sotériologique. Et quel renversement ! Ce ne sont plus seulement des hommes qui sont mis en cause individuellement sur le plan moral, mais un système économique tout entier qui est dénoncé en tant que tel. En effet, l’Église n'avait jamais, jusqu'alors, dans ses documents officiels sur la doctrine sociale, condamné les lois internes du capitalisme comme nocives en soi : « ce n'est pas [sa]constitution qui est mauvaise (6) »... Le système ainsi hors de cause, la critique se contentait de dénoncer, au plan individuel, l'égoïsme de certains, et, laissant de caractériser radicalement l'iniquité de l'appropriation de la plus-value en soi, c'est seulement à certains excès dans la disparité des ressources que l’Église prétendait s'opposer. Or, là où il n'y a « qu'abus » de la part de certains égoïstes, l'exploitation dont sont victimes les prolétaires n'est plus définie comme consubstantielle au mode de production, et, simple accident subjectif, les méfaits du capitalisme tel qu'il est ne sont plus à critiquer qu'au nom du capitalisme tel qu'il devrait être.
Mais nos théologiens de la libération ont trop bien lu Marx pour ignorer que le système qui sécrète ces « abus » le fait précisément avec la régularité d'une loi objective et que « ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » Adieu donc, la simple mise en cause de quelques mauvais capitalistes dont il suffirait la conversion morale pour que règne le « bon » capitalisme, l'idée proprette selon laquelle c'est seulement contre ce que l'organisation de la distribution comporte parfois d'excès qu'il faut s'élever : en élargissant la notion de péché pour en qualifier le social lui-même, les théologiens de la libération troquent un réformisme frileux pour une démarche profondément révolutionnaire, qui, bien loin de vouloir moralement changer uniquement des hommes-monades sans infrastructure, se propose de changer l'infrastructure pour changer les hommes.
Pour ce faire, la perspective religieuse donne à toute revendication sociale force et gravité efficaces : le religieux, on le savait, est un ressort critique puissant. Enrique Dussel ne va-t-il pas jusqu'à exhumer les « métaphores théologiques de Marx », dans un ouvrage éponyme (7), quitte à faire de ce dernier un crypto-théologien de la libération ? En effet, n'est-ce pas Marx qui, dans un passage des Grundisse, s'appuyant sur la lettre aux Philistins de saint Paul, prend la figure de l'argent, tout du moins ce qu'il est devenu, pour en faire une inversion du Christ, littéralement un ante-Christ ? Alors que le Christ, de forme divine, assume la condition d'esclave, l'argent, empruntant le mouvement inverse, quitte sa figure d'esclave pour se transformer en dieu, et deviendra le « fétiche ». Le Christ s'humilie, l'argent se divinise.
Pour un peu, ce constat ferait même de Marx un censeur avant l'heure de la sentence nietzschéenne : non, Dieu n'est pas mort, loin s'en faut, et le capital est au contraire un dieu bien vivant qui exige ses victimes humaines. Moloch et Mammon quittent la poussière des livres de mythologie antique pour réapparaître, métamorphosés mais pas méconnaissables, dans les idoles modernes de l'argent et du sacrifice des enfants des pauvres. Ainsi Marx d'évoquer les seigneurs de Tyr et de Carthage qui, pour apaiser leurs dieux, jetaient, non pas leurs propres enfants, mais ceux des pauvres en sacrifice à Moloch et d'écrire à Engels « le pauvre enfant a été un sacrifice offert à la misère bourgeoise (8)». C'est alors de son propre fils qu'il parle, Heinrich Guido, mort dans la misérable et glaciale habitation qu'il occupait à Londres en 1850, en en faisant rien moins qu'un sacrifice sur l'autel de la société bourgeoise. Évidemment, quitte à faire de Marx un contempteur de la sécularisation et un promoteur du Christ comme le seul véritable dieu-esclave contre les idoles, il y a un pas que nous ne franchirons pas.
Toujours est-il que, face à ces divinités sacrificatrices, le Dieu de la Bible apparaît en filigrane seul véritable défenseur de toute vie. Empruntant à la tradition juive d'après laquelle l'idole est un dieu dont la vénération conduit à la mort, la question n'est pas ici de savoir si l'idole, en un sens ontologique, existe ou non, mais bien de voir en quoi, vénérée comme un dieu, celle-ci se transforme ou non en une force de mort. En corollaire, le Dieu de la vie est vu comme un Dieu dont la vénération produit la vie et non la mort. Ici, dans l'opposition du Dieu de la vie et de l’idolâtrie, se dessine l'une des grandes lignes de la théologie de la libération : la foi en Dieu peut elle-même être idolâtre pour autant qu'elle est porteuse de mort mais un athéisme dont l'expérience ne conduit pas à la mort n'est pas idolâtre.
Ainsi, l’Église chilienne condamne sous Pinochet les « Chrétiens pour le socialisme » après le coup d’État militaire ? Hinkelammert (9) n'hésitera pas à parler de « théologie officielle du sacrifice ». Délaissant les sphères de la théologie spéculative et refusant de faire de l'orthodoxie le critère du bien croire, il n'y a dès lors de bien croire que dans la bonne praxis, dans l'orthopraxis : ce qui, lorsqu'on lui rend un culte, produit vie ou mort devient le seul critère de la foi authentique. Autrement dit, l'importance n'est plus tant la croyance dans sa conformité à tel dogme, mais l'importance de la croyance en tel dogme parce que porteuse de tel agir, et de tel bien agir. Dès lors, la sacrificialité de l'époque résidant en premier lieu dans les lois d'airain du marché néo-libéral et dans ses régimes de sûreté, il n'y a plus à chercher bien loin pour dénicher les idolâtres à la sauce XXe...
A la même époque, nos post-modernes occidentaux se fendent d'un constat terrible. « Le fait moderne, c'est que nous ne croyons plus dans ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l'amour, la mort, comme s'ils ne nous concernaient qu'à moitié. (10) » déclare Deleuze. Le fait (post)moderne dans toute sa splendeur : désubstantialisation de l'homme. Le cœur du problème de la croyance en ce monde apparaît ainsi dans une crise de l'action, dans le fait que, confrontés à des situations inédites, nous n'avons plus su comment réagir. En termes deleuziens, ça donne : la perception de la situation est coupée de son prolongement moteur. Et au cinéma ? Le cinéma symptomatique ne donne plus lieu qu'à des images optiques et sonores pures. Et voilà que nos néo-philosophes en herbes, bien malades au fond de leurs amphis de Vincennes, se tordent la cervelle : comment expliquer que nous soyons continuellement victimes d'illusions ? se demandent-ils. Pourquoi sommes-nous séparés des choses, et par là même de notre puissance d'agir et de penser ? Comment revenir aux choses mêmes afin de dissiper nos illusions ? Que ne se sont-ils penché sur cet ovni, qui, de l'autre côté de l'océan, avec un anachronisme scandaleux, croyait et croyait doublement : non seulement croyait en l'au-delà, comme mouvement confessionnel et religieux, mais revendiquait en plus sans cesse sa foi en ce monde-ci, en croyant véritablement pouvoir le transformer positivement, en croyant sincèrement pouvoir émanciper les classes les plus défavorisées des pays où il était apparu. Ici, non seulement la foi en l'au-delà n'empêchait pas la foi en ce monde-ci, mais plus encore, elle le soutenait et le justifiait entièrement : la foi en l'au-delà devenait la condition sine qua non de changement de ce monde-ci. Quand le changement ici-bas est justifié par en-haut, comment pourrait-il entrer en crise ? Au fond, c'est là que se dessine l'insolent humanisme de la théologie de la libération, insolent eu égard au contexte général de pensée de l'époque. Une crise de l'agir ? Regardez si nous ne pouvons pas agir, semblent répondre, la foi chevillée au corps, les Gutiérrez, Boff, Hinkelammert et Assman, à Deleuze. En rebattant les cartes, ils réunissent matérialisme et spiritualité comme les deux dimensions inséparables d'un véritable humanisme.
Pourtant, quel langage parlent au juste les théologiens de la libération ? Pensent-ils religion en parlant politique ou pensent-ils politique en parlant religion, pour paraphraser Debray ? La réalité est qu'ils parlent bien les deux à la fois. Une vocation unique au salut leur vaut d'effacer toutes frontières entre vie de foi et tâche terrestre, drapant l'agir historique de l'homme d'une valeur religieuse entièrement nouvelle. Plus aucune « distinction des plans » qui tienne.
En effet, comment pourrait-il en être autrement, pour un mouvement qui trouve sa raison d'être dans la dénonciation religieuse des injustices politiques et sociales ? La théologie de la libération se révèle ici en son centre névralgique : la construction d'une société juste y prend la valeur de préfiguration du Royaume des cieux, la participation au processus de libération politique de l'homme devient œuvre salvifique. La question du salut ne peut plus être simple corrélatif de la vie privée et doit s'ouvrir aux dimensions politico-sociales de la foi. Refuser de faire « de l'eschatologie la simple paraphrase symbolique des problèmes métaphysiques de l'homme et de la situation où doit s'inscrire sa décision personnelle (11) » rend de fait impossible une distinction des plans politiques et religieux digne de ce nom. Et on ne se prive pas d'écharper au passage l'idéologie socio-économique du monde bourgeois : ne sont-ce pas eux, les bourgeois honnis et leur société marchande, qui ont rejeté dans la seule vie privée tout ce qui ne contribuait pas directement au profit et à la réussite, réduisant la religion à un pauvre usage domestique rassérénant, douillet et sentimental pour possédants ? Un cocooning, qui ne présente plus « aucun danger, aucune résistance, aucune protestation contre les définitions de la réalité, du sens, de la vérité, qui ont cours dans la société bourgeoise d'échange et de réussite (12) », voilà ce que la bourgeoisie a fait de la religion, voilà ce que la théologie de la libération et son armée d'oppressés ne veulent pas que devienne la religion.
L'exigence de neutralité axiologique inhérente à toute logique libérale n'a pas prise ici. Quant-à ce que la bonne conscience de ces possédants à la foi privée recèle de violence intrinsèque, songeons seulement au discours d'un autre abbé, sous d'autres cieux, que ne nieraient pas d'une virgule nos théologiens : « Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides, et qui ayant tout disent avec une bonne figure “Nous qui avons tout, nous sommes pour la paix !”, je sais ce que je dois leur crier à ceux-là : les premiers violents, les provocateurs, c’est vous ! Quand le soir, dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos petits enfants, avec votre bonne conscience, au regard de Dieu, vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients, que n’en aura jamais le désespéré qui a pris les armes pour essayer de sortir de son désespoir. (13)» Du Helder Câmara à la lettre.
Pourtant, ne nous y trompons pas. L'injonction du politique dans le dogme peut s'avérer corrosif. Et dissoudre la foi de l'intérieur. A trop croire, pour reprendre la formule de Colosimo, que le baptême du feu vaudrait les eaux lustrales, on finit par croire pouvoir se dispenser complètement de celles-ci et entrer de plein pied dans le piège de la sécularisation. La théologie de la libération s'est saisi du marxisme, miroir déjà sécularisé du christianisme, et, voulant « re-théologiser un langage dé-théologisé, a accru l'embrouillamini. (14) »
En effet, peut-on convertir aussi facilement le processus de sécularisation du monde en processus spirituel et faire aussi facilement du champ de bataille politique le corps mystique du Christ dans son déploiement ? Tout cela n'est que leurre, mettra en garde Hans Urs von Balthazar, déclarant que « là où on a au préalable fait déjà sauter secrètement les différences [entre le mondain et le religieux], il est inutile d'agir comme pour les maintenir encore et pour dire quelque chose de profondément chrétien en désignant ce qui est mondain comme ecclésial et ce qui est ecclésial comme mondain. (15) »
La théologie de la libération était-elle donc condamnée à s'éteindre dans le siècle, la religion se noyer dans le politique, les prêtres rouges de finir par défroquer comme Jean-Bertrand Aristide, prêtre exclu de son ordre et devenu président haïtien en 1990 ? A l'indistinction des deux plans politique et religieux peut effectivement répondre une dissolution unilatérale du religieux dans le monde, et, à aller vers le monde, une théologie politique risque elle-même de ne jamais que se rendre au monde, « en ayant toujours à se disculper de ne pas en être assez »... Il y a là une réelle ambiguïté, que ne niera pas Gutiérrez lui-même. En proclamant que « le politique s'enracine dans l'éternel (16) » et que l'histoire humaine libre préfigure directement le Royaume des cieux, on accepte cavalièrement de confondre les événements politiques avec le dessein divin. A tout cela, on ne peut que rappeler que la théologie de la libération est à voir avant tout comme une réponse spontanée et radicale aux nouvelles questions de son temps, comme une réponse pratique qui s'occupe davantage de l'agir que de la théorisation. Mais surtout, on aurait beau jeu de condamner trop vite ceux qui parlent de priorités, d'urgence, de prophéties, de bouleversements, de feu religieux, d'instant radical : voilà la force initiale de la religion. La révolte est une notion que ne peuvent ni ne doivent oublier les chrétiens.
Surtout, il faut accepter que l'histoire n'est pas la même pour tout le monde. La soif de justice et l'espérance du Royaume des cieux qui caractérise tous les messianismes ne peut pas être universellement la même. Le moment favorable pour la participation aux changements sociaux ne peut venir, par définition, que de ceux pour qui ils constituent une urgence absolue. Nul ne vit davantage l'espérance du Royaume que celui pour qui la vie terrestre est un enfer, et nul ne perçoit davantage le moment favorable, le kaïros, pour engager les changements sociaux que celui pour qui ils sont les plus cruciaux. Dès lors, ce sont bien les défavorisés qui endossent les premiers le privilège de la participation au Royaume de Dieu. Et c'est en y participant qu'on l'anticipe. Il existe bien une priorité du kaïros dans les milieux défavorisés tout simplement parce que ce sont ces derniers qui optent pour des choix transformateurs qu'ils nomment kairos. Il y a certes, et bien que ce dernier en lui-même n'ait pas d'âge, « des âges et des cultures plus propices à l'expérience collective du sacré (17) », mais gageons avec Debray qu'il y a aussi des moments plus propice à cette expérience-là. Et que ces moments-là, les damnés de la terre en ont le privilège.
À une époque où nombre de croyants sont plus prompts à saisir les étendards de « Reconquête » et pleurer sur Charles Martel que de se soucier du creuset des inégalités, que nombre d'entre eux, sans souci de schizophrénie mentale, allient la défense d'un conservatisme sociétal à un néo-libéralisme des plus décomplexés, il est bon d'avoir à l'esprit que le christianisme n'a pas uniformément engendré contre-révolution, mouvements identitaires nostalgiques des chevaliers, ou, pire, dolorisme sulpicien consacrant docilité et soumission passive face à l'ordre établi comme seul moyen de sanctification.
À une époque où les fantômes de la post-modernité, qui voulaient un peu trop vite consacrer la mort de l'homme, ou qui, à tout le moins, se morfondaient dans le constat d'une crise du croire en ce monde adossé à une crise de l'agir, sont loin d'avoir disparu, il est bon de savoir quel véritable humanisme peut engendrer le christianisme, un humanisme ayant d'autant plus solidement les pieds ancrés sur terre qu'il a les yeux tourné vers le ciel.
À une époque qui a vu aussi, aux États-Unis, advenir les immondes théologies de la prospérité, pendants néo-libéraux de la théologie de la libération, clamant cette fois l'option préférentielle pour les riches, préférés de Dieu et investis par lui de cette préférence dès ici-bas (il fallait bien que leur richesse soit signe de quelque chose), il est bon de se rappeler que, là où, depuis Calvin et son admission du prêt à intérêt, « un bon commerçant ne faisait plus nécessairement un mauvais chrétien. », le christianisme est aussi capable d'engendrer un esprit sainement révolté au nom de sa foi. « Il y aurait un livre à écrire, qu'un Max Weber « latino » nous donnera bientôt : l'éthique catholique et l'esprit révolutionnaire. » écrivait Debray. Si un tel livre n'est jamais paru nommément sous ce titre, parions que Debray ne dénierait pas tel titre à notre mouvement, qui a porté l'esprit révolutionnaire, et ce, bien par son éthique catholique.