Éthique minimale ou éthique de la praxis ?
Romain Roszak, invité des estivales de l'IHT début juillet, est intervenu sur les questions d'éthique et de morale, s'appuyant notamment sur les travaux de Ruwen Ogien et de Michel Clouscard. Nous le remercions de nous autoriser à partager le texte de son intervention dans notre journal.
Le titre de mon intervention pourrait surprendre à plusieurs égards. D’abord parce que la morale ou l’éthique (pour l’instant je tiendrai ces termes pour synonymes), que l’on peut définir comme la science du bien, la recherche de ses fondements, passe pour désuète et réactionnaire. La morale est réduite à l’expression d’une discipline bourgeoise ; expression par ailleurs idéaliste et trompeuse. En dehors de la bourgeoisie traditionaliste, il règne un certain scepticisme moral, qui renvoie l’évaluation du bien au jugement personnel et coupe court par principe à toute velléité d’universalisation (soupçonnée d’être une forme de paternalisme déguisé). Les forces progressistes elles-mêmes témoignent d’une attitude ambiguë face à la morale : si la lutte, apparemment, ne peut être menée qu’au nom d’un idéal – c’est-à-dire d’une configuration sociale meilleure, mais inobservée – on se méfie, depuis Rousseau et Marx, de la formulation moralisante des problèmes posés aux masses exploitées (on se souvient que Marx moquait l’exigence abstraite d’équité de Lassalle, dans sa Critique du programme de Gotha). Par ailleurs, en admettant qu’il y ait matière à s’interroger sur le bien (pas seulement sur « comment agir », mais sur « que viser »), on ne voit pas bien pourquoi focaliser son attention sur les figures de Ruwen Ogien et de Michel Clouscard. Tout cela paraît arbitraire ; les deux hommes, d’ailleurs, se sont ignorés, et ne semblent trouver ni l’un ni l’autre leur place dans les manuels ni dans les cours de morale que l’on peut encore trouver en classe de philosophie.
J’aimerais avancer, à ce propos, au moins trois éléments. 1°) L’opposition entre Ogien et Clouscard est bel et bien centrale. À notre époque, c’est entre l'éthique minimale, de Ruwen Ogien, et l'éthique de la praxis, définie par Michel Clouscard, qu’il faut opter. Elles représentent les deux attitudes possibles face aux contradictions du monde social. 2°) Ce choix, néanmoins, n'en est pas un à proprement parler ; il faudrait plutôt dire que l’une annule l’autre, que l’éthique de la praxis supprime et accomplit la conscience morale, en tant qu’elle révèle à cette conscience les conditions de son existence et les raisons de son impuissance. 3°) La démarche de Clouscard, qui pose la question de la transformation sociale en termes moraux (et qui reprend à son compte l’exigence d'« équité »), est hétérodoxe à première vue, mais se justifie à la fois sur un plan stratégique et théorique.
Le contenu de l’éthique minimale de Ruwen Ogien tient en trois impératifs :
Il convient de développer une « neutralité à l’égard des conceptions substantielles du bien ». Par conceptions substantielles, il faut entendre toute conception qui attribue un certain contenu déterminé au bien, à quelque sujet que ce soit – les relations à soi-même et à autrui. En d’autres termes, il s’agit de ne pas interférer dans les recherches que chacun mène en vue de son propre bien, et autant que possible de ne pas les juger.
Il convient encore d’ « éviter de causer des dommages directs à autrui ».
Il convient enfin « d’accorder la même valeur à la voix et aux intérêts de chacun (1) ».
La principale raison de tenir une telle position, pour Ogien, est pragmatique : elle tient au désaccord factuel qui oppose les hommes sur les questions morales, philosophes professionnels ou hommes ordinaires. Cette incapacité à s’accorder sur une conception déterminée du bien, individuel comme collectif, est d’ailleurs rapprochée par Ogien de l’incapacité à s’accorder sur une religion déterminée. Puisque la vie bonne requiert au minimum la paix civile, que ces sujets sont explosifs et qu’il ne semble pas du ressort des hommes de trancher à leur sujet, alors chacun doit tenir une attitude critique et accorder que ses arguments ne sont ni plus ni moins légitimes que ceux de n’importe qui ; et qu’en conséquence, il ne faut interdire que ce qui est directement et évidemment nuisible à autrui (principe n°2) ou ce qui empêche un individu ou un groupe de se prononcer librement sur les contrats qu’on lui propose (principe n°3). L’éthique d’Ogien se veut ainsi une démystification de la morale, doublée d’un « minimalisme » volontaire. Démystification : les interdits ne sont pas mystérieux ou inconnaissables, mais découlent de l’acceptation tacite d’une fin (la paix civile). Minimaliste : pour que le principe n°1 soit aussi opérationnel que possible, les deux restrictions qui s’y appliquent doivent être très encadrées. Ainsi, tout le monde accorde sans difficulté qu’infliger des maux est immoral ; mais Ogien, soucieux par exemple de ne pas donner prise au sentiment tout subjectif de l’offense, précise que les maux dont il est question ne consistent qu’en « une classe très restreinte de dommages : physiques et psychologiques, sur des personnes particulières, lorsqu’ils peuvent être raisonnablement jugés évidents et importants (2) ».
Une telle définition est à coup sûr problématique. La formulation passive, qui masque le sujet de la phrase, et la référence à l’évidence (ce qui se comprend de soi, qui ne peut pas être éclairé par des idées plus simples) attestent qu’aux yeux d’Ogien, chacun, s’il est raisonnable, peut s’accorder sur ce que sont des maux importants. Bien sûr, on peut s’accorder sur l’interdiction du meurtre, au moins entre particuliers ; mais déjà la définition de la « violence » physique ou psychique sera sujette à débat. L’existence même des conflits sociaux atteste que chacun ne s’accorde pas, même avec la meilleure volonté, sur ce qui est un mal.
J’ai pu défendre ailleurs qu’Ogien, loin de faire œuvre de philosophie, produisait une idéologie, au sens défini par Marx et Engels. L’éthique minimale n’est pas l’articulation hors-sol de propositions purement intellectuelles et autonomes, mais la systématisation inconsciente des idées dominantes, c’est-à-dire des idées de la classe dominante, par lesquelles celle-ci justifie sa domination. Elle est le reflet, dans l’ordre du discours, des rapports de propriété qui assurent la domination de la classe capitaliste sur ceux qui n’ont à vendre que leur force de travail. Ce qui n’est, pour l’instant dans cette intervention, qu’une hypothèse, gagne en crédibilité dès que l’on constate que l’éthique minimale – et ses applications particulières, comme la défense de la marchandise pornographique – va dans le sens du moment néolibéral du capitalisme. L’éthique minimale assure la promotion exclusive du modèle contractuel pour définir les relations les plus neutres et ouvertes possibles entre individus ; en parallèle, elle fonde l’extension indéfinie de la sphère du marché, en désacralisant tout ce qui pouvait échapper jusque-là, de par le poids des traditions, à la vente. On cesse ainsi de s’étonner d’une définition aussi naïve des « dommages » qu’il est possible de causer à autrui ; on comprend mieux la précision selon laquelle seules des « personnes particulières », et non des groupes – encore moins des classes, dont l’existence devrait toujours être démontrée – peuvent subir des dommages. Je note néanmoins qu’aux yeux d’Ogien, l’éthique minimale ne peut vraiment être qualifiée de « libérale » au prétexte que certains libéraux déclarés n’accomplissent pas parfaitement son programme, attachés qu’ils sont à certains principes moraux substantiels. Cela signifie surtout qu’Ogien ne se donne jamais le concept du libéralisme (ni a fortiori son rattachement à l’impératif de valorisation du capital).
Aussi simpliste et peu instruite qu'elle paraisse, la position d’Ogien constitue la position morale dominante : pas forcément la plus partagée socialement, mais partagée pour l’essentiel par la bourgeoisie contemporaine, en tout cas en France. Pour être plus exact, il y a une bourgeoisie attachée encore aux valeurs traditionnelles (sur le goût de l’effort, sur le mariage, sur l’inégalité des individus, etc.) et une bourgeoisie plus libérale, que l’on peut appeler par commodité bourgeoisie de gauche. Il y a Bolloré, il y a Enthoven. Chez les intellectuels, on trouve plus de Enthoven. Et la force de l’éthique minimale, c’est qu’elle réclame a priori le moins de fondements possibles, et s’accorde ainsi facilement avec la suspicion de principe envers la morale qui caractérise une certaine attitude gauchiste (hantise des interdits en général, représentation de la norme comme d’un outil répressif dans l’absolu).
L’éthique de la praxis qu’élabore Michel Clouscard propose un contenu plus déterminé. Elle peut sembler moins séduisante, puisqu’elle se refuse à justifier la recherche individuelle et abstraite « du plaisir ». Elle décrit plutôt un certain rapport entre production et consommation, c’est-à-dire entre l’exercice de la force de travail et la jouissance des fruits du travail. Ce rapport est un rapport d’« équité (3) ». En d’autres termes, l’éthique de la praxis exige :
Que chacun jouisse des fruits de son travail (c’est l’exigence d’égalité entre la production et la consommation).
Que les travailleurs déterminent eux-même, collectivement, la nature et la quantité des biens à produire (c’est l’ « autonomie » des producteurs, la « cogestion » du travail).
Précisons :
Il ne s’agit pas, bien sûr, de raisonner en termes de travail concret, individuel : le boulanger ne va pas manger que ses baguettes, ni le médecin vivre en se guérissant. Les relations sociales sont maintenues, dans toute leur complexité. L’affaire est quantitative : l’éthique de la praxis énonce que chacun bénéficie d’une part du travail social équivalente à celle qu’il a produite. Le grand égalisateur des travaux concrets est, depuis le capitalisme, le temps de travail socialement nécessaire à la confection de tel ou tel produit.
Contrairement à la production capitaliste, la production socialiste n’est pas aux mains des capitaines d’industrie (qui fixent les biens à produire, parce qu’ils permettent la plus forte extorsion de plus-value), ni du secteur marketing (qui s’occupe à rendre ces biens désirables, en laissant entendre à la clientèle qu’elle a toujours désiré ce qu’on lui propose, et finalement qu’on lui rend service). Les travailleurs assemblés, en tant que premiers concernés, puisqu’ils savent le coût physique et psychique de la production, ont toute latitude pour fixer « quoi produire, pour qui, et pour quoi » – c’est-à-dire rien moins que fixer le sens de la praxis à l’échelle nationale. Cette tâche incombe à un parlement spécifique, que Clouscard désigne comme « Parlement du travailleur collectif » : une « représentation nationale des travailleurs (4) », qui, par sa simple existence et sa reconnaissance institutionnelle, constituerait une force critique – critique de la production capitaliste, de ses abus, lacunes, échecs – ainsi qu’une force de proposition, à partir de l’expertise propre à chaque corps et issue de leurs délibérations.
Ce contenu étant posé, s’ensuit une double question : quel rapport y a-t-il entre l’éthique (la science du bien), et la relation de la production et de la consommation ? et à quel sujet l’éthique de la praxis s’oppose-t-elle à l’éthique minimale ? Les deux questions sont liées. Les relations de production-consommation sont précisément le sujet moral par excellence, puisqu’elles sont ce qui détermine à la fois les mœurs de la classe exploitée (l’éthique prolétarienne, qui consiste à « faire de nécessité vertu ») et les idéaux de la classe exploiteuse (la morale bourgeoise, ou plutôt les oppositions ou dualités morales bourgeoises). Clouscard énonce que la fonction première de la morale est de refaire l’unité de la bourgeoisie, menacée entre autres choses par sa dépendance à l’égard d’une classe travailleuse qu’elle ne peut pas reconnaître pour exercer le pouvoir (économique, politique). À ce titre, les impératifs valorisant l’initiative personnelle, le goût de l’effort et de l’épargne (tels qu’on peut les trouver, presque purs, dans les traités de morale antérieurs aux années 1970) accomplissent ce double travail de négation de la cause réelle de la production nationale (production matérielle et intellectuelle : les travailleurs sont niés) et de proclamation d’indépendance, de promotion de la classe exploiteuse. Certes, il y a aussi des morales de la charité, de la pitié : mais elles accomplissent le même travail à leur manière, puisqu’elles ne prennent pas en compte le travailleur en tant que tel, passent sous silence l’exploitation qui justifie la charité et la pitié. L’histoire de la morale est traversée par cette tension constante, et propre à la conscience bourgeoise mutilée, entre les morales de la jouissance et celles du sacrifice. L’opposition entre épicurisme et stoïcisme en est une actualisation assez connue. Ce sont là deux manières de régler un rapport névrotique à la jouissance : la première la glorifie et l’autorise pour peu qu’on sache n’en être pas prisonnier, grâce à un habile calcul des plaisirs et des peines ; la seconde la dénonce et la subordonne à la vertu et à la dignité. La morale a donc toujours affaire au rapport production-consommation ; et l’éthique de la praxis est précisément ce qui doit « énoncer et résoudre » son « dysfonctionnement » historique (5).
Précisément, comment interpréter l’éthique minimale de Ruwen Ogien à partir de là ? Où se situe l’opposition Ogien-Clouscard ? L’éthique minimale est manifestement une actualisation des morales de la jouissance : sa neutralité contractualiste, qui renvoie toute velléité d’interdiction à une phobie du plaisir, en atteste assez. Il n’y a pas de mal à se faire du bien. Tout le monde est appelé à chercher le plaisir où il le souhaite – tant qu’il ne cause « aucun dommage direct » à autrui. Ogien se pose donc comme un détricoteur des morales répressives. Mais son contractualisme n’a rien des constructions anarchistes : il est solidement, quoique tacitement, adossé à une défense de la propriété privée protégée par l’État. Cela limite de fait les possibilités de jouissance pour celles et ceux qui naissent parmi les surnuméraires ; pire, si tant est qu’ils puissent y goûter, ils le feront en faisant travailler les autres à leur profit. L’appareillage conceptuel de Clouscard permet de donner un peu plus de corps à cette intuition.
L’éthique de la praxis n’est pas conçue contre le plaisir : c’est plutôt qu’elle refuse de déterminer abstraitement le plaisir, c’est-à-dire d’en parler indépendamment de l’économique et du politique (6) pour lui donner un contenu précis, prétendument universel et transhistorique (comme la jouissance par l’art, l’amitié, la bonne chère ou la sexualité). « Le plaisir », ça n’a pas de sens : ce n’est ni un bien indépendant du social, ni une chose innocente. Il est toujours une « consommation » de quelque chose qui est produit dans des circonstances données. La seule constante du monde humain à ce propos, c’est précisément la dépendance étroite entre l’ordre de la production (l’économique), celui de sa gestion (le politique), celui de la consommation des choses produites (le plaisir).
Bien sûr, on sera tenté (comme l’a fait pour moi un ami spinoziste) de dire qu’il y a des plaisirs innocents, comme chauffer sa peau au soleil ou faire l’amour. Rien de social, je ne lèse personne, je jouis des biens de la nature. Mais c’est là une remarque très abstraite, et qui généralise des exemples qui ne sont plus significatifs depuis longtemps. Les biens dont on jouit dépendent tous d’une production humaine : ceux de subsistance au premier chef (nourriture, habits, logement), mais aussi ceux de confort ou de luxe. On ne vit pas de soleil (pas plus que d’amour, et l’eau fraîche est vendue). La mascarade d’Ogien consiste justement à interpréter toutes les sources de bien comme un donné, sur le modèle du soleil.
C’est ici que la défense inconditionnelle du plaisir trahit son biais idéologique. Refuser d’interdire tout ce qui ne cause aucun « dommage direct » à autrui, c’est valider une situation dans laquelle, en effet, certains peuvent jouir sans travailler, consommer sans produire. Du point de vue de l’éthique minimale il n’y a là aucun mal. Or, comme le remarque Clouscard, d’abord elliptiquement : si certains peuvent consommer sans produire, c’est que d’autres produisent sans consommer (ou du moins, qu’ils produisent plus qu’ils ne consomment). Moins elliptiquement maintenant : l’accessibilité de la société du loisir et du plaisir se paie toujours par l’extorsion de la plus-value d’une classe sur une autre (1), et par la pérennisation politique de cet ordre (2).
La mesure de cette extorsion maintenue – et qui empêche censément depuis Marx de s’en tenir au consentement déclaré par le contrat – est la pénurie et le temps de travail. Le progrès scientifique et technique, rappelle Clouscard, a été confisqué par la bourgeoisie à son profit. Il a permis de réduire (et drastiquement !) le temps socialement nécessaire à la production des biens de subsistance et de confort ; pourtant, toute une frange de la société n’a toujours pas accès à ces biens (les Gilets jaunes ont suffisamment attesté que la subsistance n’était pas acquise pour tous), et le temps de travail n’a toujours pas diminué (ou si peu). Dans les termes de Clouscard : « le principe de plaisir n’est qu’un effet du principe de réalité et du principe de pouvoir (7) ». Il n’y a pas de mal pour moi à me faire du bien… parce qu’il y a une classe de producteurs qui me livre à faible coût de quoi me faire du bien. La jouissance, en l’état actuel des choses, ne peut être dérivée que d’une production confisquée par une classe qui dispose des moyens d’essorer les producteurs de cette jouissance.
Cette prérogative bourgeoise ne peut être maintenue que par l’entremise de l’État, c’est-à-dire de la police. La défense d’un droit au plaisir chez Ogien, c’est celle du droit à ce que personne ne règle mon désir pour moi – ou plus exactement du droit à la garantie policière que personne ne contestera la manière dont je règle mon désir, tant que je ne commets « aucun dommage direct » à autrui. Les assauts policiers répétés contre les Gilets jaunes ont donné un contenu sensible très clair à ce droit (qui peut passer pour être purement virtuel tant que les conflits n’éclatent pas).
Le minimalisme trahit l’ignorance ou la dissimulation du principe de réalité (prolétariat) et du principe de pouvoir (capitaines d’industrie et police aux ordres).
→ À lire aussi : (Cours vidéo) De la morale subjective à l'éthique de la praxis
Ainsi, si l’on revient à la place de l’éthique minimale dans le système des morales indiqué par Michel Clouscard, on peut tirer plusieurs conclusions :
L’éthique minimale n’est pas du tout critique ni réflexive : dans son ignorance (ou sa dissimulation) des relations de la production et de la consommation, elle s’inscrit dans l’ensemble des morales de la jouissance, et ne se pose qu’en s’opposant (aux morales répressives, à la critique religieuse ou traditionaliste de la jouissance). Elle constitue, avec les discours répressifs (sur la « valeur travail » en général par exemple) un ensemble entièrement utile à la pérennité intellectuelle du capitalisme.
Son succès – elle est idéologie dominante, quoique non universelle – atteste qu’elle a remporté la lutte des discours moraux pour l’hégémonie du capital : elle est plus efficace, en l’état actuel des choses, pour assurer la prolongation du capital que les morales du travail et du sacrifice. On peut en comprendre un peu mieux les raisons : Ruwen Ogien accomplit l’exploit de parler à la fois à la bourgeoisie traditionnelle – puisque l’éthique minimale tait l’exploitation et valide le contractualisme néolibéral – et à la bourgeoisie émancipée – puisque l’éthique minimale n’est qu’une série de variations sur la jouissance sexuelle et la critique des morales répressives.
Aussi, le rapport entre l’éthique minimale et l’éthique de la praxis peut être précisé. Ce ne sont pas, comme le titre de l’intervention pouvait laisser le penser, deux choix qui s’offrent indifféremment à nous, deux systèmes de morale, arbitraires, suspendus à l’acceptation ou au refus d’un fondement transcendant (c’est-à-dire extérieur à la vie humaine). Clouscard prend d’ailleurs soin d’écarter, dès Le Frivole et le Sérieux (1978), une telle « récupération idéaliste » de sa démarche, qui reviendrait à « soumett[re] le marxisme à une éthique », et spécifiquement à un principe abstrait, idéal, arbitraire, d’équité. Il précise : l’éthique, comme la morale bourgeoise, « se constituent dans et par les rapports de production ». Pour le dire autrement : l’impératif d’équité entre part produite et consommée n’est pas tiré d’un ailleurs, d’un ciel des idées ou des valeurs ou d’une révélation ; il est un déjà-là, constitué par la vie sociale des hommes et l’histoire des formes qu’elle a prises ; elle s’exprime partiellement et imparfaitement sous la forme impérative (« il faut ») quand les rapports de production sont ignorés, quand l’ordre de la production est nié ; elle s’exprime de manière accomplie, sur le mode indicatif (« on va faire », voire « on fait ») quand l’ordre de la production est reconnu, comme condition de production de la vie et des valeurs. Elle s’abolit donc comme morale, en mutant en action politique ; et par là même, elle s’accomplit en tant que morale, puisqu’elle est « l’acte moral lui-même, car enfin effectué (8) ». La conscience morale, production bourgeoise, outil de classe, instrument de suturation de la bourgeoisie et appareil conceptuel extraordinaire, « se tournera contre les valeurs qui ne représentent plus les conditions de son expression, mais qui, au contraire, empêchent sa réalisation (9) ».
C’est toute l’ironie du projet clouscardien : non seulement le détour par l’éthique, la conscience individuelle, lui permet de justifier l’abandon du concept de dictature du prolétariat (inadéquat à une société où le travailleur collectif ne se résume pas au prolétaire). Mais par ailleurs, sa démarche ne fait, à son avis, que révéler l’ironie de l’histoire à venir elle-même. La bourgeoisie périrait par ce qu’elle a produit pour se défendre, l’instrument pour éviter son délitement. Elle périrait, c’est-à-dire que sa conscience morale l’amènerait à défaire l’unité de la bourgeoisie, à se tourner contre tout ce qui clôt la bourgeoisie sur elle-même, sur sa lutte interne entre père accumulateur et fils dépensier, entre bourgeoisie traditionnelle (focalisée sur l’investissement) et bourgeoisie émancipée (détachée de cet impératif et focalisée sur l’image de soi, la distinction). Sa conscience morale l’amènerait à retrouver, exiger, accomplir les impératifs socialistes : autogestion de la production et consommation intégrale du produit de son travail.
Notons en passant que cet accomplissement est à la fois celui de la morale répressive, et de la morale gauchiste. Le « droit au plaisir » s’accomplit en tant qu’il se reconnaît comme privilège de classe, et est exigé pour l’ensemble des travailleurs, dans la limite de ce qu’ils consentent à produire. La condamnation du plaisir, de son côté – dont on peut trouver une illustration dans une certaine vulgate chrétienne – peut être reconnue comme imagification, imparfaite, de l’idée selon laquelle le plaisir n’est pas innocent ; mais la rédemption, laïcisée, est accessible comme participation à l’ordre productif.
On voit par là que l’éthique de la praxis est bien plus déterminée et révolutionnaire – quoi qu’elle emprunte des voies réformistes – que l’exigence d’ « équité » que proposaient les socialistes allemands au congrès de Gotha, en 1875. De fait, depuis la Critique de Marx, on était à bon droit méfiant envers le vocabulaire éthique abstrait qu’aime à manier la bourgeoisie. Ferdinand Lassalle préconisait de « régler l’ensemble du travail sur un mode coopératif, avec répartition équitable de l’apport du travail ». Marx persiflait : non seulement les bourgeois eux-mêmes « soutiennent que la répartition actuelle est équitable » ; pire, elle est « effectivement, sur la base du mode de production actuel, la seule répartition "équitable" » ; et les « sectes socialistes » se font « les représentations les plus diverses de ce qu’est une répartition "équitable" (10) ». Mais la démarche de Clouscard permet de livrer les clés pour conceptualiser cette équité :
La mise en lumière du lien entre plaisir, pouvoir et exploitation permet d’indiquer la condition à laquelle le programme de l’éthique minimale (le « droit au plaisir ») peut être accompli pour tous : l’abolition de l’exploitation économique et politique, qui instrumentalise le travailleur au profit du client, qui oppresse le producteur pour le plaisir du consommateur. (Par parenthèse, il est fort possible que les plaisirs socialistes auront une autre allure que les aspirations libérales auxquelles nous condamne l’emprise des capitaines d’industrie et des services marketing aujourd’hui.) Clouscard pose ainsi l’équation production = consommation ; il reste sans doute à déterminer, collectivement, quels critères autres que le temps de travail socialement nécessaire peuvent être requis, en complément, pour penser la distribution équitable des fruits du travail. C’est sans doute pour cette raison que Clouscard emploie le mot d’équité plutôt que celui d’égalité stricte.
L’équation resterait vide, et purement formelle, si elle ne recevait pas son contenu des délibérations du Travailleur collectif – lequel est amené, comme on l’a dit, à réfléchir à ce qu’il produit, pour qui et dans quel but. Ce contenu ne peut pas être déterminé a priori, mais résulte nécessairement de la confrontation des différents corps de métier et des perspectives qui leur sont attachées.