L'État selon Michel Clouscard
Michel Clouscard développe une théorie de l'État pour palier à ce qu'il nomme le « retard théorique » du marxisme, extrait d'une réponse à une recension critique de son œuvre paru dans la revue Société française sous la plume de Claude Morilhat.
J’ai voulu redéfinir le statut théorique de l’État. Je crois que c’est une urgence, une priorité même, car cette notion est devenue une hypostase, qui à la limite devient même mythique. L’État a été substantialisé, réduit à une univocité monolithique. Cette réification a eu deux effets pervers.
D’une part, le blocage de la recherche marxiste, une inhibition devant une notion que même Marx n’a pas théorisée. Et d’autre part, un usage commun au dogmatisme et au gauchisme : l’État bourgeois purement répressif.
L’État n’est pas une chose en soi, une bûche, ou un «monstre froid» mythique. J’ai voulu rendre l’État à la dialectique et à l’histoire, pour débloquer la recherche, lutter contre les déviations et surtout pour permettre à la stratégie révolutionnaire de «s’articuler» sur l’État et même pour proposer les lieux et les moyens des interventions stratégiques sur une réalité historique que la grande bourgeoisie et le grand capital ont su, eux, démythifier par son un usage instrumental, opportuniste, hyper-réaliste.
En effet, dans les livres cités par Claude Morilhat tout cela n’est qu’indicatif, allusif même. Je ne ferai que proposer le schéma de ma recherche aggravant ainsi le reproche de... «schématisme». Mais, dans mon dernier livre, Les Dégâts de la pratique libérale, j’explicite ces propositions théoriques et stratégiques.
Ma thèse est que l’État est à trois dimensions, trois attributs dirait Spinoza, trois rôles, trois fonctions.
1) L'État républicain
L’État français n’est-il pas, quand même, aussi républicain ? Le gaucho-fascisme qui voulait détruire l’État n’aurait-il pas du coup, liquidé la République ? Peut-on définir l’État français comme si la Révolution Française n’avait pas eu lieu ?
Aussi « le mythique État de la volonté générale » comme dit Claude Morilhat, me semble être au contraire, une composante très réelle, institutionnelle et constitutionnelle, que la théorie aurait grand tort de négliger car la conséquence serait une fatale erreur stratégique.
2) L'État Bourgeois
L’État est aussi, et surtout évidemment, l’expression de la classe sociale dominante, l’émanation politique du mode de production ; je cite constamment « le capitalisme monopoliste d’État (CME) ».
3) L'État-nation
Troisième dimension de l’État : il est l’État-nation (1). Il gère l’appareil infrastructural et superstructural de la Nation. Et là, je récidive, relaps : l’État est aussi, en plus des deux essentiels attributs cités, appareil de gestion, instrument d’une nécessaire planification et centralisation ou décentralisation qui pourrait même être dit «neutre»... si cette gestion n’était pas, par excellence, le lieu d’affrontement de l’État républicain et de l’État capitaliste, de la contre-révolution et des droits de l’homme.
Mais ce n’est pas tout : il faut proposer une deuxième ligne (théorique) de la notion d’État. Il faut le rendre, encore plus, au matérialisme dialectique et historique : l’État doit être défini selon le système de sa relation dialectique et historique avec la société civile et avec l’appareil d’État.
Ce système de définitions est très important car il permet, après s’être articulé sur la première ligne théorique, de définir la stratégie révolutionnaire dans les pays dit post-industrialisés. Dans les Dégâts de la pratique libéral, j’ai explicité les modalités de cette stratégie. Je ne ferai qu’en dégager l’idée fondamentale. Le socialisme démocratique et autogestionnaire est maintenant possible à cause du nouveau dispositif que je viens d’énoncer.
Le travailleur collectif, autre entité produite par le CME, peut et doit maintenant intervenir sur les éléments dialectiques et historiques qui engendrent la réalité «pratique» de l’État. En se servant de ce cheval de Troie qu’est l’État républicain, au nom des droits de l’homme, en agissant sur la société civile (qui est son négatif), en investissant l’appareil d’État, en se glissant dans le jeu des rapports de force, en s’emparant même de certaines bastilles de gestion (La Sécu pourrait être proposée comme un cas privilégié de ce combat).
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Il faut bien comprendre l’inversion réalisée par le capitalisme : ce n’est plus l’État qui décide de la société civile. L’État est devenu l’émanation d’un capitalisme qui a totalement maîtrisé la société civile en la réduisant à un marché généralisé, le marché du désir.
Aussi, il ne faut pas se tromper de cible, se laisser duper par la stratégie du libéralisme social libertaire. L’État est aux ordres de la société civile dans la mesure où celle-ci est soumise au capitalisme. L’État est devenu, essentiellement, l’instrument de gestion d’une nation qui est devenu un marché généralisé.
C’est sur cet État-là que le travailleur collectif peut maintenant «travailler» en profitant de sa déliquescence opportuniste, en jouant sur ses articulations et expressions historiques. Faire de l’État une abstraction monolithique – à la manière d’Althusser – c’est s’interdire toute stratégie autre que celle de la dictature du prolétariat : on prend l’État ou rien.
Ma définition du politique me semble être alors l’expression même de cette situation ; elle est dialectique et historique, contrairement à ce qu’en dit Claude Morilhat lorsqu’il interprète ma phrase: « le politique n’est plus que le combat pour la gestion ».
Je précise : dans la mesure où la gestion se révèle être le politique même de l’économique.
Tout cela va dans le sens du marxisme : c’est bien l’économique qui, en dernière instance (2), décide du politique. L’époque, la crise, le révèlent. Mais alors que le discours dominant de l’idéologie est devenu l’économisme, le marxiste, lui expliquant ce jeu des catégories, accède au politique.
Expliquer que la problématique de la gestion est devenue l’effectivité du politique, c’est un savoir politique, nécessaire à qui veut proposer une stratégie révolutionnaire.
Michel Clouscard