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Identité

L'identité et ses représentations

À l'heure où l'identité est sans arrêt invoquée, que ce soit par la droite réactionnaire ou la gauche postmoderne, il nous semble utile de revenir sur ce terme et tenter de le libérer de l'idéologie qui l'entoure.

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Par Loïc Chaigneau

Lecture 25 min

Dans Phèdre de Racine, Hippolyte se présente d’abord comme un jeune homme qui tient à distance de lui-même tout rapport avec l’amour. Mais lorsqu’il tombe amoureux d’Aricie, il se découvre comme étranger à lui-même face à cet amour interdit. Hippolyte s’étonne alors : « asservi maintenant sous la commune loi, par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ». Le jeune homme se retrouve en porte-à-faux vis-à-vis de lui-même. Celui qui se pensait jusqu’ici comme étant une exception par rapport aux autres sujets en proie à l’amour, succombe à son tour à ce qu’il y a de plus commun, mais au point de ne pas être en mesure de se reconnaître lui-même. En quelque sorte, la représentation qu’Hippolyte en tant que sujet a de lui ne lui apparaît plus identique à ce qu’il pensait pourtant être. Par là, notre personnage fait l’expérience de tout un chacun lorsqu’il se méprend du fait de ne pas être identique, c’est-à-dire de ne pas correspondre à une unité qu’il est en capacité de se représenter : il ne se reconnaît pas. Le propre de la représentation étant de présenter de nouveau ce qui, par définition, n’est plus présent, elle apparaît d’abord comme une médiation entre ce qui est et ce qui n’est pas ou plus. La représentation que Hippolyte a de lui-même, c’est-à-dire ce qu’il peut désigner comme « je » apparaît alors comme un autre, différent de lui. Si ce trouble, c’est-à-dire le sentiment amoureux, l’emporte loin de lui-même, c’est qu’il n’est plus en mesure de s’identifier à quelque chose qui demeurerait malgré les aléas de ses représentations. L’identité apparaît donc alors moins comme le fait d’être toujours le même, que le fruit d’une représentation possible du sujet qui s’accorde sur un « je », un « moi », qui ne cesse pourtant d’être autre que ce même. L’identité semble moins relever de la présence ontologique du sujet que le fruit d’une représentation parfois discontinue mais unifiée par un sujet. Le sujet fait basculer l’identité en la représentation, ce qui tend à dé-réaliser toute essence de l’identité qui précéderait le sujet. C’est seulement le sujet qui semble alors faire comme si c’était le même en synthétisant le multiple de ses représentations en une unité qui fait sens.

Mais de qui alors l'identité est-elle une représentation ? L’identité étant toujours ici la représentation d’un quelqu’un — d’un sujet — et non d’un quelque chose — d’un objet —. Si l’identité est une représentation produite par un sujet, peut-on considérer cette représentation comme identique au sujet ou bien la représentation ne risque-t-elle pas d’être lacunaire quant à l’idée que le sujet se fait de lui-même ?

L’identité apparait d’abord comme la représentation d’un sujet qui, en tant que telle forme une unité. Toutefois, l’unité n’étant pas la totalité il semble que la représentation que le sujet développe de sa propre identité se construise d’abord dans l’altérité. Le sujet apparaît peut-être moins alors comme étant à l’origine de ses représentations que comme un résultat de ses propres représentations, auxquelles il s’identifie.

Phèdre et HippolytePhèdre et Hippolyte (Auguste Desnoyers / Wikipédia)

L’identité semble d’abord pouvoir se concevoir comme ce qui fonde une unité. En ce sens, l’identité est tautologique puisqu’elle signifie d’une chose qu’elle est ce qu’elle est, dans le même temps et sous le même rapport. Ainsi, Paul est Paul et ne peut pas être autre chose que Paul. De même, Paul peut un temps être jeune et un autre être vieux mais Paul ne peut pas dans le même temps et sous le même rapport être à la fois jeune et vieux. Mais cela revêt d’emblée une certaine importance derrière ce qui peut sembler en apparence superflu. En effet, l’identité est aussi ce qui permet de qualifier Paul. Il est ainsi possible de dire de Paul qu’il est gros, mais qu’il est souple ou qu’il est souple bien que gros, puisqu’il s’agit bien là d’une seule et même personne, Paul, auquel il est possible de rapporter plusieurs qualités. L’identité se présente donc d’abord comme la représentation qu’un sujet peut avoir de lui-même au travers de ses différentes qualités. Or, comme le souligne d’abord Pascal, nous n’aimons que des qualités et non un moi chimérique qui serait une substance continue à l’intérieur de nous-mêmes. Pourtant, l’intuition que nous avons de nous-mêmes, s’exprime d’abord par une certitude de soi qui peut être confondue avec notre essence. C’est-à-dire que notre conscience, en tant que processus réfléchi sur nous-mêmes, se confondrait avec ce que nous sommes. C’est du moins ce qui corrobore avec le plus d’évidence la représentation que nous avons de nous-mêmes dans nos souvenirs. C’est parce que nous nous souvenons avoir été quelque chose la veille, un « moi », qu’il nous est possible le lendemain et malgré des sensations corporelles, des sentiments et des réflexions nouvelles, d’être le même. Nous nous représentons donc une certaine idée de nous-mêmes à partir de notre mémoire qui se présente moins comme un disque dur qui conserverait une information brute de ce que nous sommes, qu’à la manière d’une représentation qui est en mesure, chaque fois que nécessaire, de rendre de nouveau présent à nous-mêmes ce qui n’est plus présent en tant que tel. La représentation relève donc du champ de l’imaginaire. En ce sens, elle appartient notamment à l’imagination, c’est-à-dire à ce qui n’a pas encore été présent, à la manière de cette promenade que nous pouvons envisager de faire après le confinement. Par ailleurs, elle appartient aussi au rêve comme représentation distanciée de nous-mêmes dans un espace et un temps qui ne se donnent jamais à être présents empiriquement. Enfin, elle appartient bien à la mémoire et figure alors ce qui n’est pas présent ou ne peut plus être présent. C’est en ce dernier sens d’ailleurs que la sépulture est un signe de cette temporalité, en ce qu’elle représente celui qui n’est plus là. L’identité apparait donc semble-t-il, comme une représentation d’un sujet qui accorde, par sa mémoire, une continuité dans le temps entre ce qu’il a été et ce qu’il est. C’est donc sa conscience, comme connaissance particulière du fait de ne pas seulement être dans le monde mais de savoir qu’il y est, qui permet au sujet de se représenter lui-même, alors qu’il n’est plus forcement chaque jour le même. La conscience rend alors possible l’individuation où l’identité est la représentation de cette individuation par la conscience du sujet. La conscience apparait alors suffisante pour poser l’existence d’un sujet qui se confondrait avec ce qu’il est. Sujet et substance désignant tous deux ce qu’il y a en dessous. Or, ce qu’il y a précisément en dessous de l’identité comme représentation, c’est un sujet en capacité de produire ses représentations et de se concevoir comme unité. C’est le sens que prend d’ailleurs l’affirmation de Descartes, je pense, je suis, où l’activité de la pensée, ramenée à l’activité consciente, est équivalente à l’être. Il se dessine ici une unité du sujet qui peut être pensée à partir même de ce qui rend possible cette unité, c’est-à-dire la conscience de soi. L’identité est la représentation d’une substance pensante.

Toutefois, si cette représentation apparait comme une condition nécessaire, elle semble insuffisante car par certains aspects contradictoires. En effet, identifier ce « je pense » à « moi-même », revient à se placer du point de vue d’un autre tout en restant identique à soi. Or, cela est impossible. C’est là d’ailleurs ce qu’énonce Zénon, dans Parménide de Platon : soit les êtres sont ce qu’ils sont, soit s’ils sont multiples, cela signifie qu’ils sont dans le même temps semblables et dissemblables ; ce qui est par définition contraire au principe d’identité que nous avons énoncé plus haut. De fait, soit l’Un est un, ce qui ne nous permet pas d’approfondir davantage le problème auquel nous faisons face ; soit l’Un est être, mais alors ils sont deux, l’un et l’être, ce qui est contradictoire. Il est donc nécessaire, et ce malgré la pluralité de ces expériences de pensées, que le « je » qui pense se conçoive dans le même temps comme une unité à part entière qui demeure le même. Le « je pense » est alors déjà une représentation produite par la conscience de soi comme le souligne Kant. Il désigne d’ailleurs la représentation du « je pense » comme aperception c’est-à-dire comme ce qui est rendu clair par la conscience. C’est donc toujours le même « je » qui, nous dit Kant « accompagne toutes mes représentations ». Mais ici le « je » ne se présente plus comme une substance, mais comme un principe liant nos représentations ; à commencer par la représentation que nous pouvons avoir de nous-mêmes. S’il n’est pas possible de prouver l’existence d’un moi comme d’une substance, il est en tout cas impossible pour chaque sujet de ne pas ramener chaque fois le divers de l’expérience à une unité qui soit le sujet de la connaissance - le sujet transcendantal. L’identité apparait donc moins comme une substance qui demeurerait la même, qu’en tant que fruit d’une représentation qui s’unifie malgré le divers de l’expérience dans un « je » transcendantal et logique. La conscience opère une action de synthèse qui fonde nos représentations, à commencer par celles de nous-mêmes comme un contenu pensé. Le sujet de la connaissance n’étant pas confondu avec le sujet psychologique. Seul le « je » du sujet de la connaissance apparaît donc toujours identique à lui-même puisque présent dans chaque représentation. L’identité est fruit de la représentation d’un sujet connaissant qui rend présent à lui-même, sous forme unitaire et abstraite, une multiplicité d’expériences concrètes.

Le sujet transcendantal semble donc être d’abord à l’origine de ce qu’il s’attribue comme étant son identité par le biais de la représentation. Mais l’identité est encore aussi la représentation d’un sujet qui n’est pas que l’admirateur de ses propres pensées mais d’un sujet qui agit dans et sur le monde. Hegel nous dit dans l’Esthétique que l’homme acquiert la conscience qu’il a de lui-même de deux façons : d’abord théoriquement bien sûr, mais aussi pratiquement. L’homme ne se reconnaît bien lui-même que parce qu’il transforme les choses extérieures par son travail. Il nous suffit de regarder avec quel contentement un enfant se voit fier d’avoir réalisé ce qui jusqu’ici n’aurait pas existé sans lui : un dessin, le fait de planter une graine en terre et de la voir pousser, avant que d’en récolter les fruits etc. Nous nous identifions donc aussi, et même d’abord, aux traces que nous laissons dans le monde et à ce que nous y faisons. D’ailleurs, pour nous présenter, nous devons représenter à d’autres ce que nous ne sommes pas en train de faire plutôt que ce que nous pensons. Nous en voulons pour preuve la question habituelle : qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Par cette question, l’interlocuteur cherche directement à identifier l’autre par l’intermédiaire de ce qu’il produit dans le monde. Par là-même celui qui est questionné ainsi s’identifie à son tour à ce qu’il fait justement pour se présenter, mais par là il se représente à l’autre puisqu’il lui donne à connaître par l’intermédiaire du langage ce qui n’est pas présent pour celui à qui il s’adresse.

L’identité est alors adéquation entre ce que je suis et ce qui est présent dans le monde, extérieur à moi-même mais fruit de ce que j’ai fait.

Travail humainTravail humain (Chevanon Photography / Pexels)

L’identité est donc la représentation d’un sujet qui, sans être une substance pensante, rapporte toute ses représentations à une unité qui semble le constituer comme sujet. Mais la représentation que le sujet a de lui-même n’est pas seulement fruit de ses pensées mais aussi de son activité sur les choses extérieures à lui-même et qui lui permettent de se reconnaître, de s’identifier à ce qu’il a fait.

Toutefois, le sujet ne prend conscience de son identité qu’à l’occasion du fait qu’il soit reconnu vis à vis de ce à quoi il peut s’identifier. En ce sens, l’identité peut apparaître alors comme la représentation qu’un sujet a de lui-même du fait de la façon dont les autres le reconnaissent c’est-à-dire de la façon dont les autres se représentent cet individu. Quant à l’individu, peut-il réellement fonder son unité sur sa seule conscience ou l’unité d’un « je », d’un « moi », ou bien cela ne reflète-t-il plutôt que la surface de ce qui lui parvient, comme s’il n’avait accès qu’à une représentation altérée de lui-même ?

Il nous faut remettre en question l’assurance avec laquelle il est d’ordinaire possible de poser l’identité comme un substrat propre au seul sujet, qu’il soit d’ailleurs sujet psychologique ou sujet transcendantal. En ce sens, nous voudrions souligner, sans que la remise en question s’apparente d’emblée à une totale remise en cause, que le sujet quel qu’il soit est moins chronologiquement à l’origine de ses représentations qu’il en est un résultat. Si logiquement le sujet transcendantal est bien celui qui accompagne mes représentations, ces représentations constituent en retour et en premier lieu ce sujet à même de se penser comme « je ». En cela, la certitude de soi, d’un quelque chose, n’est qu’une vérité partielle qui ne peut s’établir comme telle que lorsqu’autrui me reconnaît comme sujet. La reconnaissance est représentation en le sujet du fait qu’il saisit en même temps qu’autrui aussi est un sujet et non un objet, soit un autre que lui qui en même temps ne se donne pas à être saisi à la manière d’un objet quelconque. Autrui est donc « la pièce maîtresse de mon univers » comme l’écrit Michel Tournier. Celui sans lequel il m’est impossible de m’identifier à quoi que ce soit. De fait, sans autrui nous sommes d’abord sujets à l’hallucination. En effet, mettons que nous entendions un bruit inhabituel chez nous, notre premier réflexe sera de nous tourner vers quelqu’un d’autre afin de confirmer cette impression et qu’elle soit validée ou invalidée. En revanche, si nous nous retrouvons seul, alors non seulement nous pouvons commencer à percevoir des bruits que nous aurions ignorés jusqu’ici en présence de l’autre, mais nous restons surtout dans le doute quant à la véracité ou non de ces bruits au point même d’halluciner. L’autre est donc un référentiel premier qui, par sa présence, me permet en retour de m’identifier à ce qui est commun. C’est ce mouvement d’abstraction absolue dont parle Hegel dans l’émergence de la conscience de soi, où il m’est possible de quitter la seule sphère de l’organicité, du besoin biologique, pour me présenter à moi-même ce que je pense être, soit un sujet d’abord pour un autre sujet. Je peux me mettre à distance de moi-même seulement parce que je fais la rencontre de celui qui se présente à moi différemment d’un objet ordinaire. Il y a ainsi une mise à distance du « je », vis à vis du « moi » et leur adéquation est représentation du « moi-même » ; soit ce qui est identique à soi mais ne peut être connu comme tel que par la médiation de l’autre. En somme, le sujet conscient de lui-même ne peut être pleinement conscient de lui-même qu’à la condition d’être d’abord reconnu par l’autre comme un sujet conscient de lui-même. En ce sens, la représentation que le sujet a de lui-même est le résultat d’un processus social, extérieur à lui-même. Il ne peut s’identifier à lui-même qu’à l’occasion d’une rencontre avec ce qui lui est extérieur et non par la seule déduction d’une pensée qui serait innée. Le « je pense » cartésien est d’abord le résultat d’un acquis culturel, d’une langue, d’une éducation dont Descartes lui-même est l’héritier et qui lui permet à l’inverse de l’enfant sauvage, de se penser lui-même par la médiation d’autrui et de la langue commune.

Le sujet est structuré historiquement dans l’ensemble de son intériorité et de sa subjectivité. L’hypothèse d’un inconscient, tant psychologique qu’historique est nécessaire et légitime pour comprendre le sujet dans son rapport au monde.Dans notre existence, ce qui est premier c’est le rapport social et non l’individu qui se présenterait comme un atome. Aussi, il nous faut analyser et saisir le monde social dans son ensemble, comme un « tout organique » et c’est ce que Marx initie.
Pour en savoir davantage sur la contruction, à la fois psychologique et historique, du sujet et de son rapport au monde.
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Notre existence sociale est comme « tenue par l’intérieur » pour reprendre ce que dit Alain. C’est ce que met d’ailleurs en évidence Sartre lorsqu’il écrit :

« S'il y a un Autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, j'ai une nature ; ma chute originelle c'est l'existence de l’autre. »

Le sujet s’inscrit d’abord dans un rapport social qui le constitue en tant que tel. A tel point, nous dit Sartre, que la présence de l’autre est en nous. Le « s’ » signale ici seulement l’hypothèse d’un autre. Non seulement nous ne sommes pas assurés de sa présence, mais nous ignorons en plus qui il peut être parce que ça peut être n’importe qui, pourtant nous nous le représentons en nous. Ce qui donne au sujet son identité, c’est l’autre qui lui prête une nature, c’est-à-dire une essence du seul fait que pour l’autre, il existe aussi autrement que par son intériorité et sa subjectivité, il a un dehors. C’est ce dehors que l’autre juge. L’expérience de la honte développée par Sartre l’indique encore : lorsque je me trouve à regarder par le trou d’une serrure, je me nie à cet instant comme corps, comme réalité extérieure à ma subjectivité, je cesse de me penser comme un sujet pour me focaliser sur ce que je perçois par cette serrure. Mais dès lors que je commence à m’imaginer, c’est-à-dire à me présenter quelque chose qui n’est pas présent — ou pas encore du seul fait que j’entende par exemple une latte de plancher craquer un peu plus loin —, alors j’éprouve de la honte parce que l’élan réflexif se fait à nouveau. Je ne suis pas seulement dans le monde mais j’ai conscience d’y être par l’hypothétique présence de l’autre que j’ai tant intériorisée dans mon développement. En ce sens nous pouvons parler de « chute originelle », puisque toute la réalité du sujet tient moins à une substance intérieure qui identifie la conscience à son être qu’au fait d’exister aussi pour un autre. Je « dépends de l’autre en mon être ». C’est donc l’existence de l’autre qui rend possible le « je pense » comme moment où le sujet se saisit de lui-même en tant qu’objet qu’il lui est possible de mettre à distance de lui-même dans une représentation. La représentation que le sujet a de lui-même n’existe qu’en tant que représentation et c’est pour cela qu’elle ne se donne jamais à être présente en tant que telle, à la manière d’une substance qui serait pérenne.

Ainsi, la représentation que le sujet a de lui-même en tant qu’il est assuré d’être quelque chose n’est qu’une représentation partielle et lacunaire de ce à quoi il s’identifie en réalité. En effet, il s’identifie moins à ce qui relève de la saisie immédiate de ce qu’il est qu’à la représentation qu’il peut se faire par intériorisation de l’autre en lui-même dans une certaine représentation intersubjective où l’image n’est donnée qu’à l’occasion d’une rencontre entre deux subjectivités particulières qui jugent ce rapport. C’est en quelque sorte le rapport social qui semble présider à cela. En ce sens, la représentation est une production qui émane des conditions matérielles du sujet qui se pense dans telle ou telle représentation. La représentation, comme les idées se donnent alors à nous comme « le langage de la vie réelle » disent Marx et Engels. La représentation qui permet au sujet d’obtenir une idée de lui-même est alors l’équivalent d’un signifiant sur lui-même et non le référent. En ce sens, il est possible d’émettre l’hypothèse d’après laquelle toute représentation est nécessairement déformante. En effet, la première représentation que nous saisissons de nous-mêmes est celle que nous finissons par capter dans le reflet du miroir. Une représentation qui est alors non seulement déformée mais inversée. Ainsi, la représentation nous renseigne a priori moins sur ce que nous-sommes - si tant est qu’il y ait une substance effective en deçà de la représentation et du corps biologique (-), qu’elle n’est une image qui nous permet de nous penser à partir de ce que nous faisons, de manière consciente ou inconsciente. Or, l’identité est une représentation des conditions de vie réelles du sujet qui se pense lui-même. C’est pourquoi l’egotisme de Descartes ou de Kant, malgré leurs nettes différences, présente chaque fois le sujet comme une origine alors que le sujet qu’ils pensent comme un point de départ de toute connaissance est en fait un résultat historique du développement de la praxis. En somme « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ». Le sujet est aux prises avec ses conditions de vie qui font alors que certaines conditions peuvent produire un mouvement réflexif qui permet de penser le sujet de la connaissance là, où sans ce développement, cela serait impossible. Or, il semble que le sujet ne soit pas le mieux placé pour nous renseigner sur lui-même puisque comme l’indique encore Marx dans la Préface à la critique de l’économie politique de 1859 :

« Pas plus qu’on ne peut juger un individu sur la conscience qu’il a de lui-même, on ne peut juger une société sur la conscience qu’elle a d’elle-même. »

Parce que de fait, le sujet individuel ou collectif est en proie à toute une somme de représentations idéologiques qui travestissent son rapport au réel : il est ainsi possible pour l’ouvrier de croire qu’il vit grâce au capitaliste alors même que c’est le capitaliste qui vit grâce à ses ouvriers dont il loue la force de travail en tirant par l’exploitation une plus-value sur l’ensemble de la production sociale des ouvriers.

→ À lire aussi : Le concept d'idéologie chez Marx et Engels L'Idéologie comme inversion-déformation du réelL'Idéologie comme inversion-déformation du réel (Goran Horvat / Pixabay)

L’identité est la représentation particulière d’un sujet inscrit dans un rapport social lui aussi particulier. En ce sens, le sujet est résultat de ce rapport social et non à l’origine de toutes ses représentations. Bien qu’il pense, en tant que sujet, le monde à partir de représentations qui lui sont à la fois propres mais aussi déterminées par l’extérieur.

Toutefois, nous commençons à voir que le sujet est aussi soumis à une représentation de lui-même qui tend à altérer son rapport à lui-même du fait de l’idéologie. Or, si le sujet dispose d’une représentation illusoire à partir de sa seule conscience, peut-être aussi ignore-t-il certaines représentations qui agissent pourtant sur son identité, de manière inconsciente.

L’unité que le sujet peut trouver par l’intermédiaire de sa conscience ne fonde pas pour autant sa totalité. Prenons d’abord un exemple pour éclaircir cela : les personnages du théâtre classique répondent à une unité de caractère : l’Avare, le Misanthrope etc. Toutefois, la mise en évidence de ce caractère unitaire ne nous renseigne pas sur la totalité du personnage. En ce sens, si le « je pense » accompagne et synthétise mes représentations pour les rapporter à une unité, il ne dit pas la totalité du sujet et de ses représentations, à commencer par celles qu’il perçoit mais sans justement s’en apercevoir — c’est-à-dire sans en avoir une saisie claire par la conscience. Freud va plus loin en signalant que « le moi n’est pas maître en sa demeure ». Et en proposant une typologie, contestable scientifiquement, mais intéressante d’un point de vue phénoménologique et une fois remise en contexte, de l’appareil psychique. En ce sens, rapporter le sujet à ce dont il a conscience et par là à ce dont il peut avoir connaissance, c’est se tromper à son sujet justement. D’ailleurs les occurrences de la vie quotidienne traduisent à de multiples reprises cette distanciation du sujet avec lui-même qui manque de se reconnaître : « je n’étais plus moi-même », « j’étais comme étranger à moi-même », « je n’ai jamais dit cela » etc. sont autant d’exemples de phrases que nous avons tous pu entendre ou prononcer à diverses occasions et dans divers états mentaux à commencer par un état fiévreux par exemple où le sujet cesse de se reconnaître lui-même. Il y aurait donc quelque chose qui agirait sur le sujet, malgré lui, et dont il n’aurait pas immédiatement conscience. Ainsi le sujet reconstitue un « même » alors qu’il ne dispose pas de toutes les pièces du puzzle. S’il y aurait pour Freud des éléments préconscients c’est-à-dire ceux qui s’apparentent à des souvenirs qu’il est possible de faire émerger jusqu’à la conscience, l’inconscient en revanche divergerait de la conscience en ce qu’il serait différent, non de quelques degrés, mais bien par nature. Il y aurait une vie psychique inconsciente et inaccessible à l’activité consciente du sujet. Ainsi le sujet n’aurait accès qu’à la surface de l’iceberg et ce qu’il conçoit comme le « je », le « moi », ne serait qu’une infime partie de ce qu’il est. En ce sens, il tenterait vainement de reconstituer son identité à partir d’une représentation qui n’indique rien de lui en tant que sujet dans sa totalité.

Visages MultiplesVisages Multiples (Gerhard G / Pixabay)

Le sujet ne peut donc pas se raccrocher à une quelconque identité ontologique, à une substance, mais ne peut être que dans des processus d’identification qui lui permettent de construire une représentation de son « moi ». Le nourrisson humain n’est pas viable mais il fait de cette vulnérabilité une force dans son développement. De fait, la prématuration générique de chacun, fruit de l’évolution, fait du bébé un être qui est d’abord entièrement et exclusivement dépendant de l’autre, en son être encore une fois. C’est pourquoi l’identité est bien d’abord identification à l’autre, soit la représentation que j’ai de l’autre et que je mime : qu’on songe ici seulement aux enfants qui dans l’identification première imitent très tôt leurs parents. Ainsi, le corps-sujet, pour reprendre un concept de Merleau-Ponty, est d’abord le lieu de l’identification avant que d’être un élément exclusivement psychologique ou rationnel. L’identité est donc bien une représentation, son statut ontologique étant remis en cause. Mais c’est une représentation de quelqu’un envers un autre. Le sujet s’identifie à un autre sujet. Donc, l’identité est la représentation qu’un sujet fonde à partir d’une identification à un autre. L’identification ne relevant pas de l’être mais bien de l’acte ! Le sujet est donc bien un résultat de la praxis. En ce sens, l’identité est donc aussi toujours menacée. En effet, ses propriétés sont nécessairement muables, à la différence des propriétés d’un triangle ou d’un objet quelconque. En ce sens, la pathologie nous renseigne sur le sujet, parce qu’il n’y a qu’une différence de degrés et non de nature entre le normal et le pathologique. C’est d’ailleurs là toute la différence entre la névrose consciente et la névrose objective qui peut se traduire en psychose où le sujet est alors pleinement inconscient et où apparait comme un « épanchement de ses songes dans la vie réelle » pour reprendre l’expression de Gérard de Nerval. En ce sens alors, un événement, mettons traumatisant, peut venir bousculer la représentation que le sujet a de lui-même, le dissociant alors même de l’identité qu’il pouvait penser être fixe. C’est de ce point dont nous étions partis avec Hippolyte qui manque de s’identifier à lui-même. Ce qui apparaît comme déterminant alors c’est moins le sujet que son prédicat. De qui cette identité est-elle alors une représentation ? Et de quelle représentation s’agit-il autre que l’identification ? Il y a représentation de ce qui me fait prendre conscience par le représenté de ce que je crois être.

Ainsi, c’est la praxis qui est déterminante et non le jugement réfléchi trop partiel. Dans une formation sociale particulière, le sujet est en proie aux conditions réelles dans lesquelles il évolue et qui le placent du fait du rapport social en porte-à-faux vis-à-vis de lui-même. C’est ainsi qu’il peut s’identifier plutôt à l’idéologie dominante qu’à une quelconque réalité objective dans le procès de production. L’exploiteur se nie comme exploiteur. Cela revient à dire qu’il nie le référent au profit du seul signifiant. Il nie le réel au profit de la seule représentation dictée par l’idéologie dominante et qui propose des modèles, des sujets, à incarner et auxquels s’identifier pour mieux masquer la réalité du procès de production et notamment d’exploitation. Cela dessine dans le même temps les contours d’un inconscient qui n’est pas seulement psychique ou logique mais qui est le résultat même d’une pratique historique. En ce sens, il n’y a pas un inconscient mais des inconscients au-delà de l’éléatisme sur lequel repose le structuralisme et qui sous-tendrait le contraire. Ricoeur avait raison en ce sens de qualifier le structuralisme de « néo-kantisme sans sujet transcendantal » où seule la structure demeure. Pourtant, il y a bien un sujet transcendantal, qui doit penser ces structures et qui est lui-même d’abord résultat d’une pratique qu’il ignore par idéologie, à commencer alors par le structuraliste lui-même : parce que si le structuraliste peut expliquer et déterminer l’identité des Bororos, il n’en va pas de même en retour. C’est pourquoi le structuralisme en reste à une conception antéprédicative du sujet qui là encore est une représentation faussée et déformée du sujet.

→ À lire aussi : Épistémologie historique : théories, pratiques et conditions objectives

Il faut bien voir alors et enfin qu’il n’y a pas plus aliénant — c’est-à-dire rendant étranger à soi-même — que de croire et prétendre que nous puissions par nous-mêmes décider de notre identité. Untel se dit de tel genre ou tel autre genre ou bien démultiplie les caractères d’identifications pour finalement seulement mieux se reconnaître en ceux qui ont la même pratique. Mais à trop se perdre dans la multiplicité des identités et sans être capable de les rapporter à l’unité : « féministe, vegan, antispeciste, pro- ceci ou cela etc. » on se perd davantage dans de multiples représentations idéologiques qu’on ne gagne en identité… L'erreur postmoderniste étant de croire qu'il n'y a de réalité que dans une totalité (qui fait pourtant abstraction de la réalité sociale) qui se trouverait dans le discours. Ainsi, nos luttes se réduisent aux discours sans plus remettre en question les domaines de la lutte réelle sans conjurer ses extensions.

fond blanc

L’identité est donc bien la représentation d’un sujet. En cela, l’identité ne peut pas être substantialisée. Au contraire, l’identité s’apparente plutôt à une forme, c’est-à-dire à une idée que le sujet construit à partir de lui-même et cette idée est soumise en tant que forme à une représentation. Le sujet prend conscience de lui-même en se remémorant ou en construisant une image — qui soit n’est plus, soit n’est pas encore — d’un « moi » et d’un « je » dont l’unité tient à ce qu’ils se rapportent à ce sujet tantôt psychologique tantôt logique.

Toutefois, en tant que représentation, l’identité apparaît lacunaire voire déformée pour le sujet lui-même qui n’est pas absolument maître de cette représentation mais bien dépendant tout à la fois d’autrui et des représentations qui agissent sur lui, malgré lui et dont il ne peut pas toujours avoir conscience.

En ce sens, le sujet n’est pas le point de départ ou l’origine de toutes ses représentations mais il est aussi le résultat de ses représentations. Le sujet n’a donc d’identité que ce à quoi il peut en même temps s’identifier. C’est-à-dire à un autre, présent ou absent, mais qu’il se représente afin de se forger lui-même une idée de son identité. Celle-ci reste cependant muable et sujette à la déformation, à la transformation, au passage de l’un en l’autre indépendamment même parfois du sujet.

À ce stade, il nous faudrait encore élucider le rapport conflictuel permanent qu'il y a entre la tentative d'identification du sujet et son rapport à l'autre...


L’existence individuelle est d’abord un rapport social. Ce n’est pas une unité abstraite mais une relation. Cela à tel point même que l’individu ne peut se penser et se représenter lui-même qu’au travers du jugement d’autrui.Aussi, c’est nécessairement que nous entrons dans des rapports déterminés et indépendants de notre volonté qui pourtant nous constituent.Nous intériorisons autrui et c’est seulement dans cette relation que nous pouvons constituer un monde commun qui est un enjeu de co-nnaissance.
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La méthode dialectique : continuité et discontinuité dans le rapport Hegel-Marx

L'intersubjectivité phénoménologique chez Husserl

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