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Épistémologie historique

Épistémologie historique : théories, pratiques et conditions objectives

De l’empirisme au matérialisme dialectique et historique en passant par le rationalisme, il s’agit ici de développer une épistémologie qui ne soit pas un simple scepticisme méthodique.

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Par Loïc Chaigneau

Lecture 20 min

Cette intervention était l'occasion d'un bref exposé qui ne peut rendre compte de toutes les questions qui sont ici soulevées. Mais cela vise à faire naître et murir les réflexions à ce sujet.

Introduction

La science se présente comme un produit d’un rapport au monde déterminé qui prétend déterminer le monde.

« L’Homme est un être dont la connaissance comprend le monde qui le contient. »
Ferdinand Alquié

De là, les rapports entre le réel et la raison qui permet a priori de le saisir nous font nous interroger quant à l’objectivité que peut revêtir la science, qui est toujours le produit d’un temps et des hommes pour comprendre le monde. Aussi, c’est par l’intermédiaire de théories que la ou plutôt les sciences se proposent de structurer une compréhension du monde ou d’une partie de celui-ci (en fonction des champs disciplinaires) à partir d’une mise en forme paradigmatique qui permet la représentation des théories.

Mais outre qu’il soit nécessaire « d’aimer le savoir » comme nous y enjoint Socrate dans l'Euthydème, il est tout aussi nécessaire de comprendre ce qui permet d’accéder à ce savoir.

Francis Bacon résume sans doute assez bien cette problématique en faisant une analogie entre l’approche de la question scientifique et les comportements animaliers de la fourmi, de l’araignée et de l’abeille (1). Tandis que la première « amasse et consomme » ses provisions, la deuxième « ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. ». En somme, d’un côté se présente ici la fourmi empiriste pour qui toute connaissance ne peut provenir que de l’expérience et de l’accumulation de ces expériences. De l’autre, l’araignée dogmatique qui enferme l’expérience dans les concepts. Enfin, d’après Bacon le salut semble pouvoir se trouver du côté de l’abeille que nous pourrions qualifier de critique, malgré l’anachronisme que cela comporte (2).

AbeilleAbeille (Neil Harvey / Unsplash)

Néanmoins notre abeille ou notre scientifique pour développer l’esprit de la science semble nécessairement s’inscrire dans une époque qui détermine son expérience autant qu’elle est déterminée par les expériences passées : c’est une abeille critique et historique.

Aussi, le travail scientifique, davantage que de s’évertuer à produire des théories a priori indépendantes de toute pratique historique ne s’inscrit-il pas plutôt dans une démarche qui vise à discipliner la fourmi et l’araignée en l’esprit scientifique ?

I - Science et théories formalisées

Il y a aux origines de la science moderne une démesure qui laisse entendre que nous pourrions saisir le réel par la raison et tout déduire de notre expérience propre et première, de nous-mêmes. Cela prend notamment racine dans le Discours de la méthode de Descartes qui affiche clairement ses objectifs scientifiques : « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.» (3). Ainsi, il semblerait qu’à partir « d’évidences premières » nous puissions deviner le monde et s’en rendre maître. C’est donc par le recours à une raison bien conduite, qu’il apparaît possible de saisir le réel, pour paraphraser quelque peu le sous-titre du Discours de la méthode. Dès lors, le savoir scientifique semble se présenter comme un double processus d’éviction (du faux) – accumulation (du vrai), découlant du Cogito comme première vérité évidente à l’origine de celles qui doivent suivre. C’est l’évidence, la confirmation et la vérification qui est ici recherché. Plus encore, l’essor de la science repose sur le pouvoir de prévoir (fonction de cause à effet ou Y = f(x)).

Puis, avec l’empirisme, « les sciences (...) ont fini par être contraintes d’avouer plus ou moins leur éloignement de la philosophie, et de reconnaître pour leur principe scientifique ce qu’on a coutume de nommer expérience (...) et ainsi se contenter de subsister à partir de la collecte de connaissances empiriques et d’utiliser les concepts de l’entendement à titre précaire » (4). En somme, nous retrouvons ici la fourmi de Bacon : celle qui collecte, accumule, multiplie les expériences au titre de science. C’est ici l’expérience immédiate et intuitive qui est mise en avant pour tenter de saisir le réel.

Francis BaconFrancis Bacon (Anonyme / Wikipédia)

À ce stade, la science revêt un caractère strictement formaliste et théorique qui s’autoproduirait par l’accumulation. Or, la science semble être bien davantage qu’une quantité de théories ou d’expériences juxtaposées et formalisées. La science n’apparaît pas nécessairement comme un fil continu où chaque expérience vient accomplir et prolonger la première ou bien où le recours au doute méthodique suffirait pour avancer sans tracas sur une ligne toute tracée. D’abord parce que même dans un dispositif expérimental qui tisse des liens entre la fourmi et l’araignée de Bacon celui-ci consiste à multiplier les expériences pour venir vérifier une hypothèse (rationalisme empirique). Dans ce cas, ce qui est établi comme vérité ou preuve scientifique tient à la multiplication des vérifications de l’hypothèse. Or, prenons l’exemple d’un scientifique qui chercherait à montrer que tous les poissons possèdent des nageoires : le scientifique observe que tous les poissons ont des nageoires. Donc, a priori tous les poissons disposent de nageoires (accumulation de vérifications). Mais, si tous les poissons observés ont des nageoires, il ne s’en suit pas nécessairement une conclusion aussi affirmative mais seulement que certains poissons ont des nageoires. Alors même qu’un seul contre- exemple viendrait invalider complètement l’hypothèse de départ prétendument validée. C’est ce qui fait dire à Popper que « si ce sont des confirmations que l’on recherche, il n’est pas difficile d’en trouver ». Aussi, la science ne peut se contenter d’un critère de vérification qui n’est qu’accumulation. Pire, nous voyons là se dessiner sans doute « le plus sûr chemin de la science de la nature au mysticisme » comme le signalait Engels dans sa Dialectique de la nature. En effet, l’astrologue par exemple peut tout à fait formuler un ensemble de théories, plus ou moins concomitantes et non-contradictoires et à même de produire une somme de vérifications (5), mais cela ne fait pas pour autant de l’astrologie une pratique scientifique.

Plus loin, Engels met aussi en garde contre l’empirisme formaliste qui bat en brèche la pensée théorique :

« Quel que soit le dédain qu’on nourrisse pour toute pensée théorique, on ne peut tout de même pas mettre en liaison deux faits de la nature ou comprendre le rapport existant entre eux sans pensée théorique. »
Engels, Dialectique de la nature

Aussi, nous voyons se dessiner ici l’enjeu et le projet de l’abeille de Bacon au-delà même de ce qui était initialement prévu par l’auteur. La science est davantage qu’un va-et-vient entre la connaissance empirique et le rationalisme, et elle est surtout davantage que deux courants qui daignent aux origines regarder l’un vers l’autre, sans nécessairement pouvoir faire autrement...

C’est dans ce contexte là, afin de faire reposer l’esprit de la science sur des faits et non plus sur de simples agglomérats concomitants que se fonde le positivisme. Celui-ci vise à établir des lois factuelles dans l’ensemble des domaines de la connaissance – jusqu’à la sociologie (physique sociale). C’est là une prétention à l’objectivité, c’est-à-dire d’être en mesure de modéliser fidèlement ce qui se porte à la connaissance, l’objet dont il est question. Ici, le questionnement porte non plus sur le « pourquoi » mais bien sur le « comment des choses », afin d’établir des vérités qui ne soient plus métaphysiques. Néanmoins, Abel Rey a su montrer que « Ce qui manque au positivisme de Comte, ce qui manque même à la doctrine de Stuart Mill pour être adéquate aux résultats actuels de la critique à laquelle les savants ont soumis la physique [...], c’est de n’avoir pas cherché à rétablir, sous une autre forme, une théorie des catégories. L’expérience objective n’est pas quelque chose d’extérieur et de l’esprit. Expérience objective et esprit sont fonction l’un de l’autre [...]. L’expérience est un système, une relation de relations. La relation, voilà donc le donné » Ce qui semble se dessiner ici c’est un « cercle » au sens qui en est donné par Piaget. C’est comme si quelque chose au sein même de notre constitution physiologique venait faire obstacle à la connaissance objective idéalisée par Comte et le positivisme. Ce cercle relie le sujet et l’objet, le premier ne pouvant se connaître que par l’intermédiaire de l’autre. Le point de départ de la connaissance est ce que la relation des deux est en mesure de produire : la réduction rationaliste vers le sujet et la réduction empiriste vers l’objet. Aussi, concevoir indépendamment le sujet de l’objet ou du moins sans interaction véritable, et en dehors de toute pratique scientifique apparaît comme inconséquent du point de vue de la démarche scientifique. L’objectivité est fille de la relation.

Aussi, la science doit non seulement s’inscrire dans une démarche théorique sans laquelle elle se risque au mysticisme ou à l’accumulation sans organisation, mais elle est un processus empirique lui-même constant qui structure l’interaction entre le sujet – observateur et l’objet de la connaissance. Mais plus encore, la science est une pratique qui relève d’une discipline du corps et de l’esprit.

II - Une discipline théorico-pratique

« Si toutes nos connaissances commencent avec l'expérience, il n'en résulte pas qu'elles dérivent toutes de l'expérience. »
E. Kant, Critique de la raison pure

Ici, Kant montre la nécessité de l’expérience dans le processus de connaissance, mais qu'elle ne s’y limite pas. Mais, plus avant, la question se pose de savoir ce qui forme dans le sujet ces expériences. C’est l’enjeu développé par Kant dans l’ « esthétique transcendantale ». Il en résulte pour Kant que l’objet de la connaissance se calque sur le sujet de la connaissance : qu’en somme, notre constitution pré-discipline le monde et que nous nous représentons ce monde et les objets de la connaissance dans les limites que trace notre inscription dans ce monde. Nous appréhendons le monde à partir des catégories qui nous permettent de le connaître, ce qui relève du transcendantal, c’est-à-dire les catégories d’abord de l’espace et du temps. Puisqu’à imaginer qu’on nous présente un objet sous un voile et que nous devions y apporter une connaissance a priori (avant l’expérience) de cet objet, nous serions néanmoins en mesure de le situer dans un espace et un temps ou du moins de nous le représenter. Aussi, cela nécessite une discipline vis à vis de la connaissance produite par une physiologie qui elle-même pré-discipline le monde : un corps physiologique pré-discipline un corps substantiel ou matériel pour en obtenir une connaissance. C’est d’ailleurs en partie ce que les interférences de Young ont pu illustrer dans les années cinquante.

La question de la discipline du scientifique se pose alors d’abord comme question vis à vis de l’observateur. En effet, dans le processus d’observation « il faut observer sans idée préconçue; l'esprit de l'observateur doit être passif, c'est-à-dire se taire; il écoute la nature et écrit sous sa dictée » (6), mais c’est le même qui, dès le fait constaté, devient l’expérimentateur, avec les idées préconçues qui sont à l’origine de la formulation d’une hypothèse à même de réaliser l’expérimentation. Aussi, le scientifique doit être à même de jongler entre ces deux postures et de jauger, difficilement semble-t-il, en fonction des moments, la posture à adopter. Mais cet observateur participe toujours d’un « monde » au sens entendu par Kuhn, c’est-à-dire qu’il est par sa constitution et son environnement même acteur de l’observation qu’il émet et reçoit. Ainsi il s’avère même parfois que c’est cette particularité constitutive du chercheur qui permet l’avancée théorique là où d’autres l’ont ou l’auraient manquée. John Dalton et sa théorie atomique en chimie illustre parfaitement l’apport d’un corps et d’un esprit en particulier au sein d’une pratique scientifique : là où d’autres chimistes abordaient la question de l’absorption du gaz par l’eau et de l’eau par l’atmosphère avec un paradigme qu’on pourrait abusivement qualifier de « traditionnel », c’est en météorologiste, avec un autre paradigme, une autre manière de concevoir et de voir le monde, que Dalton a développé sa théorie (7).

De même, nous voyons les modifications en œuvre dans la pratique scientifique de part les bouleversements que peuvent produire les révolutions scientifiques (Copernic et le passage au paradigme héliocentrique en est un exemple célèbre). C’est ainsi que Kuhn illustre très bien ce passage, entre continuité et discontinuité : « ce qui, avant la révolution, était pour l’homme de science un canard, devient un lapin ». C’est comme si les scientifiques d’après une révolution vivaient comme dans un « monde différent », de ceux d’avant la révolution. C’est ainsi que ce qui apparaît dans le monde après une révolution apparaît aussi au chercheur, en ce sens que le monde se présente à l’observateur sous l’angle d’un paradigme en vigueur et qu’une fois celui-ci dépassé, ce qui est vue et dit du monde évolue. Là-encore l’astronomie et l’exemple de Copernic nous fournissent matière à réflexion quant à la place de l’observateur et quant à la pratique scientifique et les exigences disciplinaires qu’elle comporte, bien au-delà d’une juxtaposition accumulative de théories. Au contraire, ce qui apparaît central à nouveau c’est l’interaction décisive entre le sujet et l’objet de connaissance.

HéliocentrismeHéliocentrisme (Copernic / Wikipédia)

Par ailleurs et comme l’a très bien montré Gaston Bachelard, la science s’inscrit dans une pratique qui outrepasse la logique formaliste qui rend difficilement compte de l’heuristique en science. C’est la raison pour laquelle son œuvre fait état de l’importance de la métaphore scientifique qui s’illustre parfaitement de nos jours avec la théorie dite des cordes et supercordes par exemple qui tente de modéliser une réponse au questionnement de la grande unification entre le microcosme et le macrocosme. Pour cela, cette théorie, comme d’autres, s’évertue à user de la métaphore et de la représentation métalogique si l’on peut dire afin de transmettre au minimum son potentiel théorique. C’est là-encore une forme de discipline notamment de l’esprit, une discipline qui s’inscrit dans une pratique scientifique dont on pourrait penser d’ordinaire qu’elle se tient à distance pourtant de toute forme métaphorique du discours. Ainsi c’est l’image qui permet à ce moment de véhiculer une théorie, de lui donner une forme qui ne soit plus exclusivement logique, mathématique mais toujours, pourtant, scientifique, en ce que son essence demeure logique mais sa forme contient son dépassement. Là-encore la pratique scientifique rend aussi compte de la manière dont elle discipline la matière, les corps, pour les rendre accessibles afin qu’un autre paradigme puisse être perçu.

« En résumé, l'intuition première est un obstacle à la pensée scientifique ; seule une illustration travaillant au-delà du concept, en rapportant un peu de couleur sur les traits essentiels, peut aider la pensée scientifique. »
G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique

Quelque part, la pratique scientifique doit elle aussi faire signe, comme tout discours humain, au-delà de théorisations mathématiques : elle doit s’adresser à des corps, des esprits, humains, qui, s’ils sont raisonnables et rationnels, s’animent aussi d’une vie et d’une histoire qui prend forme en dehors du langage purement logique. C’est donc de cela aussi dont l’homme de science au travers de sa pratique doit rendre compte. Puisque qu’en effet, comme l’écrit encore Bachelard dans l’Eau et les rêves : « La métaphore, physiquement inadmissible, psychologiquement insensée, est cependant une vérité poétique. C'est que la métaphore est le phénomène de l'âme poétique. C'est encore un phénomène de la nature, une projection de la nature humaine sur la nature universelle. »

Mais c’est aussi pourquoi la science se discipline et discipline l’homme de science car ce dernier ne peut pas se connaître sans agir sur un objet, et en même temps il ne peut pas se connaître indépendamment de lui-même et de sa constitution. Nous en revenons au concept de cercle énoncé par Piaget. Le sujet fait partie de la réalité qu’il cherche à connaître, de même qu’il en résulte que c’est par la science que nous tentons de comprendre comment fonctionne la science. Dès lors, plus qu’une accumulation théorique qui permet d’acquérir un savoir, c’est aussi l’expérience primordiale du corps de celui qui sait voir, appréhender et saisir, qui rend possible la pratique scientifique (8).

Aussi, nous constatons que la science et la pratique qui en est faite se constituent davantage dans une interaction entre le sujet et l’objet dont l’un conditionne l’autre et inversement, plutôt que dans une simple pratique théorique et formaliste. C’est pourquoi la science est aussi une pratique qui exige de la discipline et d’être discipliné comme nous l’avons vu. Mais plus encore, cette pratique ne se manifeste pas tel un hasard abstrait et intemporel, mais elle se constitue dans le temps long et à travers des conditions multiples et spécifiques.

Gaston BachelardGaston Bachelard (Auteur inconnu / Wikipédia)

III - Temps long et conditions diverses

Dans ses Aphorismes de Iéna, Hegel écrit : « Tu ne pourras être mieux que ton temps, mais ton temps tu le seras au mieux », avant de montrer qu’on ne pose que les problèmes de son temps et que l’époque les produit en donnant les conditions objectives pour ouvrir les pistes à même de résoudre ces problèmes. Feyerbend se heurte à la même problématique lorsqu’il écrit dans Conquest of abundance « comment les enseignements qui sont le résultat de changements historiques particuliers peuvent-ils avoir pour objet des faits et des lois qui sont indépendants de l’histoire ? »

Ce qui se présente ici est l’apparent paradoxe de l’épistémologie qui tend à faire l’état des lieux de ce qui ne change pas (lois universelles et objectivables) à l'intérieur même de ce qui ne cesse de changer et de se transformer (les sciences et leur histoire). Puisqu’en effet, au-delà des théories plus ou moins formalisées, la science se constitue aussi à partir des contingences historiques qui la font être et qui la détermine autant qu’elle détermine la période en retour. Pour palier cet éventuel paradoxe il devient nécessaire de remettre à nouveau en cause le processus prétendument cumulatif de la science où des théories viendraient aisément se combiner les unes aux autres pour former un agencement quasi linéaire et continu, malgré les révolutions scientifiques connues. Plus encore, comme le signale Bachelard dans Le Nouvel Esprit scientifique : « il arrive toujours une heure où l’on n’a plus intérêt à chercher le nouveau sur les traces de l’ancien ». Aussi, la pratique scientifique s’inscrit nécessairement dans un temps long car elle est dépendante de son époque et des contingences multiples et spécifiques qui déterminent cette époque. Ce sont ces contingences qui forgent aussi la discipline de l’homme de science et qui lui permettent à partir d’ « exemples choisis » (9) de proposer un nouveau paradigme comme une « promesse de succès ». Nous en revenons donc au fait esquissé au départ de ce propos et qui voulait montrer que la science est un produit d’un rapport au monde déterminé - historiquement bien sûr, mais aussi de part la constitution du sujet - qui prétend déterminer le monde (dégager des lois universelles du savoir pour prévoir le monde).

Au contraire d’une histoire des sciences telle qu’elle peut être enseignée pour des raisons de pédagogie et d’efficacité, la science se construit sur des « erreurs rectifiées » comme le dit encore Bachelard. Soit, un ensemble de paradigmes qui modélisent à une époque donnée la façon la plus adéquate de proposer une représentation du monde et des connaissances qu’on peut en avoir, jusqu’à ce qu’une expérience contraire vienne rectifier, compléter et dépasser le paradigme pour en proposer un nouveau. La science, comme l’histoire, trébuche, évolue en spirale et non de manière linéaire et directe. Loin des vérités évidentes et premières de Descartes, la science semble davantage se constituer sur ses erreurs et ses manques qui sont sans cesse à corriger, rectifier.

Or, la simple évolution technique produite par l’époque conditionne les disciplines scientifiques et l’homme de science qui d’un tube à essai à l’accélérateur de particules ne peut ni observer ni expérimenter le monde de la même manière. Aussi, les révolutions scientifiques sont autant d’occasions de crises et de troubles scientifiques qu’un moment de correction. Un exemple marquant est celui de la théorie des corpuscules de Newton qui prétendait à une discontinuité de la lumière. Cette théorie a longtemps été discréditée, ce qui n’a pas empêché un progrès scientifique sur cette question alors même que le paradigme en vigueur se fondait sur la continuité. Pourtant, l’effet photoélectrique d’Einstein a mis un terme à l’idée de continuité de la lumière. Jusqu’à la théorie des ondes matières de Louis de Broglie.

La nécessité de résoudre les problèmes d’un temps apparaît alors comme le seul moteur et but de la science, telle que peut la décrire Kuhn, notamment.

Ce qui par essence même de la science semble ne pas pouvoir être prévu alors, ce serait la prochaine théorie ou le prochain paradigme en vigueur. En effet, une théorie qui expliquerait l’activité théorique mettrait un terme à l’histoire des sciences. Mais c’est ce qui offre à la recherche scientifique ses armes de noblesse. Celles-là même qu’aucune prétendue intelligence dite artificielle ne pourrait venir combler. Puisque l’apparente faiblesse présentée par le cercle de Piaget est en fait ce qui fait la force de la science, à savoir le mystère dont les sciences tentent de s’approcher. C’est la raison pour laquelle la science et sa pratique s’inscrivent nécessairement dans un temps long aux multiples facettes et notamment historiques.

Si les rêves d’espérances de Descartes ou Bacon semblent se heurter au réel que la raison prétendait saisir, il n’en reste pas moins que l’homme de science se doit de poursuivre son travail constant d’abeille en tentant de discipliner sans cesse la fourmi et l’araignée en lui.

C’est ainsi que s’inscrit en discontinuité mais dans un progrès non linéaire la science dont le moteur principal semblait être une faiblesse à l’origine de ce qui constitue sa pratique. Dès lors, plus encore qu’une épistémologie historique, c’est une ontologie historique qui se présente afin de percer le « mystère » de l’objectivité.

Loïc Chaigneau

Intervention : Sciences : théories, pratiques et conditions objectives
Avril 2018.

Tous droits de reproduction et de diffusion sont réservés et appartiennent à M. Loïc Chaigneau

→ À lire aussi : L'Histoire comme processus de libération chez Hegel.


Ce cours est une introduction qui se veut retracer rapidement les principaux courants qui ont trait à l’épistémologie afin de saisir l’importance de cette discipline. Ainsi de l’empirisme au MDH en passant par le rationalisme il s’agit ici de développer une épistémologie qui ne soit pas un simple scepticisme méthodique.
Découvrez dans cette vidéo le commentaire de ce texte et profitez de nombreuses explications.
Découvrir

(1) Francis bacon, "Novum organum”, Livre I, 95
(2) Nous pouvons aisément comprendre à partir de cet extrait la raison pour laquelle Kant dédicace à Hume la Critique de la raison pure.
(3) Descartes, "Discours de la méthode”, 1637
(4) Hegel, “du Droit naturel, critique du formalisme”, 1802
(5) « (...) si nous déclarons qu’il y a tout de même là une petite différence, à savoir que nous pouvons vérifier les unes et non pas les autres, les voyants spirites nous rétorquent que ce n’est pas le cas et qu’ils sont prêts à nous donner l’occasion de vérifier aussi les Phénomènes de spiritisme » Engels, “Dialectique de la nature”.
(6) Claude Bernard, “Introduction à la médecine expérimentale”.
(7) Kuhn, “la Structure des révolutions scientifiques”, 1962, Champs, P. 185
(8) « Ce n’est pas le sujet épistémologique qui effectue la synthèse, c’est le corps quand il s’arrache à la dispersion », Merleau Ponty, “Phénoménologie de la perception”, 269.
(9) Kuhn, “La structure des révolutions scientifiques”.
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