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Idéologie

Le concept d'idéologie chez Marx et Engels

On entend souvent dire que le marxisme ou le communisme seraient une "idéologie". Pourtant, Marx et Engels furent les premiers à élaborer ce concept. Comme nous allons le voir, il s'agissait justement pour eux de s'affranchir de toute idéologie par une compréhension scientifique du monde réel.

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Par Loïc Chaigneau

Lecture 20 min

Nous allons étudier ici un passage de L’idéologie allemande dont l'extrait est disponible ici :

L’idéologie allemande, initialement publiée en 1867 se présente comme une prise de position philosophique. Ses auteurs posent le fondement possible d’une ontologie matérialiste et historique. Ce fondement ne manque pas d’être étayé par la suite par Marx et Engels dans les Thèses sur Feuerbach ou encore dans l’Anti-Dühring. Ainsi, tout à la fois, ce texte extrait de l’idéologie allemande inaugure la critique d’une certaine pratique philosophique tout en affirmant la nécessité d’une philosophie de la pratique. Il s’agit en fait de rompre ici avec l’idéalisme allemand et notamment avec la philosophie des jeunes hégéliens. C’est pourquoi la critique porte sur la conscience de soi. Pour Marx et Engels la conscience de soi ne peut pas être celle d’un homme extérieur au monde. De fait, ils récusent alors la scission classique entre le sujet et l’objet. Si, pour l'hégélianisme, la réalité n’est que le fruit de la négation de l’Idée qui se réalise sous ses formes positives, pour les auteurs de l’extrait qui nous intéresse ici, la réalité est première et c’est d’elle qu’émanent les représentations. Aussi, l’homme est d’abord présenté comme un sujet qui agit dans et sur le monde. L’objectif de ce programme est alors de mettre à mal l’idée d’une autonomie possible des représentations — plus largement, de l’idéologie — et surtout d’une quelconque conscience de soi qu’il suffirait de changer pour voir s’opérer aussi dans le monde des changements. L’idéologie se présente plutôt comme ce qui a des effets pratiques en pérennisant une situation de domination politique, d’exploitation économique et d’assujettissement culturel.

Ainsi, avec ce texte se pose la question du rejet et de la transformation de la philosophie classique. Dès lors, Marx Engels sont-ils les producteurs d’une critique qui s’adresse à la philosophie ou les initiateurs d’une nouvelle philosophie ?

Le texte est d’abord ici l’occasion pour ses auteurs de fonder une conception matérialiste des représentations, comme prémisses d’une critique de l’idéalisme (l.1 – 15) (1). Puis ils opèrent un renversement de ce qui apparaît comme une illusion commune, soit la critique d’une certaine conception de la philosophie au profit d’une philosophie qui soit le reflet de pratiques concrètes (l.16 – 26). Enfin, Marx et Engels posent l’existence du sujet comme agissant sur le monde et ainsi ils rejettent l’idéologie en tant que forme abstraite autonome pour n’en faire qu’un résultat de la vie réelle (l.27 – 33).

Marx et EngelsMarx et Engels (Inconnu / Pixabay)

D’emblée (l.1-3), les auteurs signalent que les idées, les représentations et même la conscience sont produites. Très clairement, cela indique qu’elles ne peuvent pas exister indépendamment d’un sujet humain qui en soit le producteur. Ainsi, les hommes sont producteurs de ce qu’ils se représentent, c’est-à-dire de ce qui se présente à eux une nouvelle fois : d’abord concrètement, dans le monde et ensuite à nouveau mentalement. La représentation est bien une nouvelle présentation mais à soi-même et pour soi-même, ce qui peut laisser imaginer une autonomie de la représentation comme simple présentation de l’esprit. Mais aussitôt Marx et Engels récusent cela et entendent le développer tout au long du texte. Mais le terme de production n’est pas anodin ici. De fait, toute production humaine est engendrée par l’activité d’hommes dans le monde. L’action humaine donne donc une direction, un pro-jet, à ce qui est mis en activité et donc transformé par rapport à un donné. Dès lors, si les idées et les représentations sont les fruits d’une production, elles ne peuvent apparaître comme des éléments isolés de la vie réelle ; elles ne peuvent pas préexister à l’action. De même, la conscience n’est pas conçue ici comme le reflet d’un quelconque esprit ou d’une idéalité supérieure. Dès lors (l.3-5), les idées et la conscience ne sont plus ici considérées comme ce qui influe de manière première sur la manière d’agir mais comme un résultat de cette manière d’agir. Ce dont il s’agit alors, c’est bien des rapports sociaux, dont Marx signale par ailleurs que les hommes y entrent de manière nécessaire et déterminée. L’homme est non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut s’isoler que dans la société (2). Mais ici il n’est plus seulement question de l’homme en tant que genre, mais des hommes à la manière dont Nizan dit aussi que l’Homme, jamais nous ne le rencontrons. Ce sont donc les rapports sociaux, les échanges, les relations et pratiques intersubjectives qui déterminent les représentations et la conscience des hommes. La vie — voire la quotidienneté au sens de Lefebvre — se donne comme support du langage que sont nos idées. Le langage de la vie réelle est donc la retranscription idéelle de ce qui est. Jusqu’ici il n’est pas signalé de la part des auteurs si ce langage est une retranscription sérieuse et vraie du processus de vie réelle ou s’il fausse ce qui est, au profit d’une autonomie sans fondements. Pourtant, cela inaugure bien les prémisses d’une illusion possible où le signifiant prendrait le pas sur le signifié en développant une forme d’autonomie inexacte mais conçue comme telle. Ainsi le langage dans sa forme idéologique peut se substituer à son référent qui est le monde réel ainsi que les actions des hommes dans ce monde réel. La conscience qui n’est qu’expression de ce monde se pense pourtant alors comme indépendante du monde. Néanmoins jusqu’ici rien n’indique que ce langage de la vie réelle puisse être ce qui se définit comme l’idéologie au sens marxiste en tant que processus de déformation et d’inversion du réel.

L’idéologie est un processus de déformation et d’inversion du réel. Le langage, élément central de la culture et de l’humanisation, est l’instrument qui rend possible la domination d’une classe sur une autre. C’est en masquant le référent au profit du seul signifiant que l’idéologie dominante est en mesure de se pérenniser. Ainsi, cela permet de maintenir les conditions du procès de production et de reproduction du capitalisme.
Référez-vous à cette vidéo pour approfondir la question du rôle du langage dans l'idéologie.
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Ces hommes qui agissent (l.7-10) dans et sur le monde ne le font pas de manière abstraite et indéterminée. Au contraire, Marx et Engels développent ici une ontologie matérialiste qui rompt avec l’idéalisme et la séparation entre le sujet et le monde. C’est au contraire une relation triangulaire entre soi, l’autre — les hommes dans leurs activités matérielles — et le monde qui s’institue. Mais à revers de la conception hégélienne (3), c’est ici l’activité pratique qui détermine ensuite la conscience. Et les hommes agissent ensemble, même inconsciemment bien sûr, mais ensemble dans le processus de vie sociale qu’ils produisent et qui les produit. Aussitôt apparaît alors une faillibilité de la représentation qui se révèle être davantage un processus de synthèse, de perception, qui rend abstrait et général un processus de vie matériel et multiple. Or, ce ne sont pas n’importe lesquels de ces hommes qui sont producteurs de leurs représentations. De même que ce qui peut être dit de ces hommes n’est pas nécessairement valable au titre d’une entité logique qui ne serait déterminée que par les codes de l’esprit et le formalisme. Ainsi, Marx et Engels prennent le contre-pied du lieu commun d’après lequel nous pensons l’homme en tant qu’entité abstraite ou concept vide de tout contenu émanant du monde tel qu’il est et tel qu’il se donne à être saisit et transformé par les hommes. Ce qui détermine les hommes et donc leur conscience, c’est le développement social des forces productives. En effet, c’est ce que Marx résume parfaitement dans l’avant-propos à la Contribution à la critique de l’économie politique (4) de 1869. Les forces productives apparaissent comme les moyens intermédiaires par lesquels les hommes d’une époque donnée transforment et travaillent le donné du monde dans lequel ils vivent. Ainsi la formule célèbre de Marx entend dire que « le moulin à bras fait la féodalité et le moulin à vapeur, le capitalisme ». Ainsi s’intriquent ensemble un certain développement des forces productives et dans le même temps un moyen de les structurer socialement, un mode de relations, que sont notamment les rapports de production et dont la synthèse est le mode de production. Ainsi les représentations sont constituées par cet ensemble. De nouveau alors il est envisageable de voir dans ces représentations le reflet d’une époque et d’un mode de production alors même qu’a priori celles-ci nous apparaissent d’ordinaire comme quasi naturelles et irrémédiables. C’est ce qu’indique du moins la formule politique populaire qui entend soutenir qu’il y a toujours eu des riches et des pauvres et qu’alors il y en aura toujours. De même que la représentation qui ignore le procès de production comme quelque chose de concret préfère céder à la tentation d’une nature humaine. Ainsi, l’exploitation objective et la domination idéologique sont niées par un naturalisme naïf. Les relations entre les individus ne sont donc que le fruit de leur processus de vie réelle mais d’ores et déjà déformées par le caractère représentatif de la relation qui vient masquer les rapports concrets et triangulaires au profit d’un discours autonome sur le réel. Par exemple, l’ouvrier en vient à penser qu’il vit grâce au propriétaire lucratif détenteur des moyens de production, parce qu’il l’emploie. De même, l’employeur pense faire vivre ses ouvriers. D’ores et déjà nous sommes dans un processus d’inversion où de fait ce sont ceux qui travaillent et usent des moyens de production qui permettent à son détenteur de vivre sans user de ces moyens de production.

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(l.11-15) Marx et Engels entendent alors démontrer qu’il ne peut y avoir de conscience que dans un sujet conscient. Ce sujet, dont la subjectivité n’est rendue possible que par la médiation de l’autre, soit de l’altérité est donc nécessairement dans un processus transindividuel, intersubjectif voire même intrasubjectif. Bref, il est sujet de l’action et tout « je » qui se donne à être est tenu en lui-même par les autres. Raison pour laquelle le cogito, bien que représentant un acquis théorique dans l’émergence de la subjectivité n’en demeure pas moins, non pas un point de départ, mais le résultat d’un processus de vie sociale propre à une classe sociale particulière qui érige la subjectivité comme principe. Or, sans « Nous » politique, sans sujet collectif, il n’y a pas de sujet individuel possible. Aussi, le sujet est d’abord ce qui se pose en opposition ou imitation à l’autre — qu’on songe seulement ici au bébé — et est donc un être ancré dans un monde concret. Là encore, Marx et Engels prennent donc leurs distances avec toute possibilité d’une conscience à part du monde. Ils renient toute conscience qui pourrait se modifier sans qu’au préalable le sujet de cette conscience ne modifie son rapport même — corporel — au monde dans lequel il vit. Le rapport au monde dans lequel tout homme s’inscrit se définit bien comme un processus, en ce sens qu’il n’est pas figé, fixe et valable comme une catégorie immuable mais bien le résultat d’un devenir. Un homme concret, agissant, est ce qu’il devient et non devient ce qu’il est. Ainsi se dessinent les contours d’une critique de la philosophie idéaliste mais cela ne se fait pas dans un rejet absolu de toute philosophie. Cette critique sert l’initiation à une philosophie pratique et plus encore pour ne pas confondre cela avec une théorie althussérienne, à une philosophie de la praxis. L’ontologie marxiste est celle qui pose la praxis au fondement de l’existence humaine. La praxis étant l’inscription dans le monde des hommes concrets agissant à la fois sur le monde et dans leurs rapports sociaux avec les autres hommes. C’est ce processus qui conduit à différentes formes possibles de représentations. À la ligne douze, le terme d’idéologie apparaît. Aussitôt elle est présentée comme un ensemble de représentations qui déforment et plus encore inversent le réel que vit le sujet. Elle est la médiation par laquelle s’instaure une certaine fausseté par rapport au réel. Ainsi contrairement au langage de la vie réel qui pouvait être pensé comme un reflet de la vie, l’idéologie se montre comme un reflet inversé. Un parallèle est opéré alors avec celui d’une camera obscura. Nous savons que celle-ci capture une image du réel, qu’elle fixe, tout en inversant à 180° l’image telle qu’elle se donne premièrement.

Camera ObscuraCamera Obscura (Inconnu / Wikipédia)

Or donc, l’idéologie dispose comme premier ce qui en réalité est une production secondaire. Elle laisse apparaître par exemple la conscience comme seul lieu possible d’une transformation alors que celle-ci n’existe qu’en tant qu’elle est le langage d’une activité concrète produite par un sujet déterminé dans le monde. De même elle rend admissible et supportable des rapports sociaux qui se fondent par exemple sur la nature alors qu’il n’en est rien. Par là elle inverse et semble vouloir invalider l’ordre logico-historique qui préside à son instauration. L’idéologie s’autonomise par le refus d’une paternité qui, lorsqu’elle se dévoile peut la détruire ou la transformer et donc la faire cesser d’être ce qu’elle est. Sa survie dépend donc de l’inversion de ce rapport. Ainsi, le développement social des forces productives a pu permettre un temps l’émergence de l’individualité comme chose pensée avant d’en faire un primat de la chose pensante. Le travail des uns a permis le détachement idéologique de la conscience des autres. Soit, l’apparition de Descartes et du Cogito et de La princesse de Clèves, dans un certain milieu social déterminé au sein duquel les hommes n’ont plus besoin pour travailler pour vivre mais simplement de vivre à partir du travail des autres. Ainsi, la conscience peut apparaître comme détachée du monde et de la pratique. Or, l’idéologie n’est que le fruit de la division du travail. La boucle est alors bouclée en ce sens que même ce qui se présente comme indéterminé par le non-matériel n’en est en fait que le résultat et notamment le résultat d’un processus historique. C’est parce que ce processus de vie historique a lieu que l’idéologie est rendue possible. C’est là l’autocontradiction du fondement mondain (5). L’idéologie est intériorisée ainsi à la fois par la classe dominante et les classes dominées. Nous sommes loin ici d’une mainmise complotiste de quelques-uns sur quelques autres, le processus est éminemment plus complexe et explicatif. Ainsi, le marxisme lui-même ne peut émerger que sur la fondation de cette idéologie ; non pas en la récusant simplement mais en restituant sa généalogie. Cela laisse entrevoir les possibilités qu’il y a à développer les moyens par lesquels le processus historique conduit à la conscience de classe (6) des exploités.

Ces premières lignes sont donc l’occasion d’affirmer une ontologie matérialiste. Ce sont aussi les prémisses d’une philosophie de la praxis qui s’inscrivent en filigrane de ce passage. Marx et Engels mettent ici un terme à l’ascendance de quelconques idées sur la vie réelle de sujets qui existent d’abord au travers de leurs actions concrètes. Le corps cesse d’être le tombeau de l’âme pour devenir le premier rapport concret au monde d’où peut émerger alors la conscience.

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Ville moderne illustrant le progrès technique et la transformation des rapports sociauxVille moderne illustrant le progrès technique et la transformation des rapports sociaux (Wei Zhu / Pixabay)

Dès lors, le renversement objectif se poursuit au travers de la critique qui est faite dans les lignes suivantes à propos d’une pratique de la philosophie, notamment une pratique idéaliste, qui déforme et stabilise ce qui pourtant n’est que le résultat d’un processus historique.

Dans ses écrits, Marx n'a de cesse tantôt d’affirmer une continuité avec l'hégélianisme et tantôt de s’en démarquer. Tout cela dans un processus proprement dialectique. Ainsi, les premières lignes de ce paragraphe (l.16-20), ne manquent pas de faire échos à la postface du livre I du Capital :

« Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. »
Karl Marx, Livre I du Capital, Postface

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Marx et Engels font tomber le démiurge de la réalité. Le programme est annoncé et l’adversaire est ciblé : la philosophie allemande laisse entendre que le monde n’est que le reflet de l’Idée, or il ne peut y avoir que des idées et des consciences et celles-ci ne sont rendues possibles que par l’entremise d’un processus de vie réelle dont elles sont dépendantes. De fait, les jeunes hégéliens qui emboitent le pas de leur maître, considèrent l’esprit et son déploiement comme ce qui est à l’origine du monde. Aussi, les transformations qui s’opèrent dans le monde ne sont que les éléments de moments dialectiques qui rendent compte de la longue marche du Concept. Il est ainsi indirectement fait état du matérialisme dialectique et historique comme ce qui se refuse à être une philosophie au titre de celles qui l’ont précédé. Au contraire, il se présente comme une résonance méthodique de la praxis.

Dès lors (l. 20-22), Marx et Engels proposent d’inverser non pas pour simplement se poser en s’opposant à la philosophie allemande, mais pour constituer une approche au plus près du concret, le processus en œuvre dans la constitution des idées, des représentations et de la conscience. Aussi, pour comprendre les hommes ils ne faut pas partir de ce qu’ils disent et de ce qu’ils pensent, mais de ce qu’ils font. Parce que de fait, « nous ne pouvons juger la conscience d’une personne sur l’idée qu’elle a d’elle-même » (7), puisque la représentation tant à ne pas être un calque absolu ou le meilleur des miroir du réel. De fait, si ce qui est constitutif des représentations ce n’est pas un esprit qui surplombe l’homme, mais les conditions matérielles déterminées par les rapports sociaux qui produisent des hommes dans leurs actions concrètes, alors c’est de ces actions qu’il faut partir pour comprendre les idées que les hommes se font du monde. Sans quoi, il semble impossible aussi de saisir la transformation possible de ces hommes. Puisque si les conditions de vies produisent une forme de conscience déterminée, alors c’est en modifiant ces conditions qu’il devient possible de transformer les consciences et non en procédant à un prétendu « éveil des consciences » voire de la Conscience. De fait, « dans un palais on pense autrement que dans une chaumière », comme l’avait déjà saisit Feuerbach. C’est pourquoi ce qui fausse la représentation est commun à l’ensemble des hommes qui vivent dans un même mode de production. Marx et Engels s’attachent donc, dans le prolongement de leur ontologie matérialiste, à développer une philosophie de la praxis qui se développe justement à partir des hommes en chair en os. Il y a une analytique du corps-sujet qui s’opère pour reprendre les termes de Merleau-Ponty. Le sujet n’est sujet que parce qu’il est cet être conscient, soit ce corps qui agit et vit dans ce monde. C’est seulement de ce corps que peut se dégager une force de travail à même de transformer le donné du monde et donc les représentations qui suivent. C’est un corps physiologique qui vit, s’use, transpire, travaille et un corps social qui s’inscrit dans des rapports de production particuliers. Si la représentation et la conscience ne sont que les échos de l’activité matérielle alors elles ne peuvent qu’être déformations.

Le voile de l’interrogation portant sur le langage de la vie réelle est alors en partie levé. De fait, ce qui est reflété ne peut pas contenir davantage que ce qu’il reflète. Et même en imaginant le plus parfait des miroirs, il ne pourra jamais y avoir davantage dans le miroir que dans ce qui s'y reflète. L’idéalisme est ici malmené puisque ce qu’il présente comme le primat de sa conception, l’Idée, est ici relégué au second plan comme étant quelque chose qui ne peut être qu'à la seule condition d’être le reflet de ce qui la précède. L’idéologie alors n’intervient elle aussi qu’en deuxième instance. Cela ne signifie pas qu’elle doit être négligée et qu’elle revêt une importance minime à l’égard de la compréhension politique, mais que dans le processus qui conduit à son existence elle ne demeure qu’un reflet. Aussi, pour pallier aux déficiences de l’idéologie comme produit de la déformation de la compréhension des rapports sociaux, il ne suffit pas de se poser en s’opposant — encore une fois.

L’idéologie est constituée par le processus de vie réelle qui est en œuvre et mis en œuvre par les hommes. C’est donc dans le rapport direct au monde et par le travail en son sens le plus large que les hommes sont à même de modifier l’idéologie. Nous comprenons aussi que l’idéologie dite dominante ne peut pas être autre chose que l’idéologie de la classe dominante puisque c’est la classe qui est détentrice des moyens de production soit donc du rapport au travail et aussi de son organisation. En termes proprement marxistes : l’infrastructure qui, bien que niée dans les représentations, conditionne en fait la superstructure idéologique. Mais en affirmant cela le propos de Marx et Engels ne visent pas uniquement un renversement habile, il rompt aussi avec l’épistémologie bourgeoise issue du kantisme. En effet, le monde devient accessible, connaissable et mesurable. Bref, il est possible de l’appréhender de manière scientifique, qu’il en aille des sciences de la nature comme des sciences de l’homme. Le monde n’est pas complètement extérieur au sujet qui le pense mais l’un et l’autre sont constitutifs de cet ensemble dialectique. Ainsi les rapports jusque-là séparés entre le sujet et l’objet ne sont plus que distingués au profit d’une approche matérialiste, dialectique et historique.

Marx et EngelsMarx et Engels (Inconnu / Domaine Public)

Les auteurs vont jusqu’à marquer de leur sceau matérialiste les régions les plus reculées de la conscience et de ce qui s’apparente jusqu’alors à l’esprit ou l’âme. Puisque de fait, même ce qui relève du pur imaginaire, c’est-à-dire les fantasmagories, relève aussi du processus de vie réelle. Pourtant, cette région pourrait apparaître comme l’élément propre à la conscience telle une topique où le langage s’autonomise et prend son indépendance vis à vis du signifié. Mais Marx et Engels rejettent là encore cette hypothèse. Mêmes ces fantasmagories résultent nécessairement (ce qui ne peut donc pas être autrement) de l’activité humaine dans le monde. Pour s’en rendre compte il suffit a priori de le constater empiriquement (l.22-24). Néanmoins l’empirisme semble revêtir ici un caractère rationaliste propre à l’observateur qui ne peut s’empêcher de débusquer, au-delà des apparences, ce qui produit réellement ces fantasmagories. Ainsi seulement se révèle le liant qui uni les régions les plus reculées de la conscience à la vie réelle. De fait, même ce qui se produit dans les représentations, de plus lointain du monde tel qu’il est, en est toujours partiellement issu : celui qui se représente tel ou tel fantasme puise dans l’ensemble de sa propre expérience empirique corporelle pour tenter de développer une sensation et une idée plus précise de ce sur quoi il fantasme. De même encore, quelque personnage de fiction qui se présente à nous, demeure toujours une extrapolation du monde sensible — qu’on songe notamment aux personnages mythologiques. Ceux-là même qui, loin de descendre du Ciel vers la terre, se trouvent finalement provenir de la terre avant de pouvoir monter au Ciel ou du moins à la conscience. Ici, l’influence de Feuerbach est très présente dans la critique de l’illusion et de l’inversion.

Le renversement opéré par Marx et Engels s’inscrit toujours dans le même mouvement de continuité et de discontinuité dans leur rapport à l’hégélianisme. Ainsi, alors qu’ils rompent avec une certaine pratique de la philosophie, ils inaugurent une méthode, celle du matérialisme dialectique et historique qui s’ancre dans une philosophie pratique. Ainsi ils inaugurent les possibilités d’une compréhension objective du développement social tel qu’il se constitue et se transforme.

Georg Wilhelm Friedrich HegelGeorg Wilhelm Friedrich Hegel (Hugo Bürkner / Wikipédia)

Néanmoins ils n’en ont pas fini avec l’idéologie dont il leur est encore nécessaire de discréditer le contenu afin de montrer qu’elle est une production abstraite absolument dépendante du processus historique.

La définition de l’idéologie se précise (l.24-26) afin de saisir qu’elle englobe l’ensemble de ce qui représente la superstructure : morale, religion, métaphysique mais aussi tout le reste, c’est-à-dire la politique, la philosophie mais surtout aussi l’économie dont Marx critique vivement la prétention à l’autonomie comme science. Ce qui paraît immuable et nécessairement universel, comme la morale par exemple, perd son caractère inchangeable. Mais la fracture s’opère définitivement dès lors que les auteurs insistent sur l’apparence d’autonomie que peut revêtir l’idéologie. De fait, cette prétendue autonomie qui conférerait donc des traits universels à une certaine pratique morale par exemple, se révèle comme n’étant qu’une morale subjective — morale kantienne. Ce qui détermine en réalité le contenu propre à ces extensions de l’idéologie c’est encore une fois la vie et les hommes qui agissent. Ainsi le monothéisme peut par exemple davantage émerger dans des lieux géographiques où il n’y a rien à espérer de la terre. De facto, s’il y a un lieu de joie, il doit se trouver hors de la faim et de la soif, bref, de la nécessité naturelle. Ainsi la forme du religieux est conditionnée par le processus historique qui la rend en fait possible. Il n’y a de raison pure que dans les représentations des consciences qui sont à même de s’extraire du rapport au travail : Kant pense, son valet le nourrit. Mais cette séparation n’est que le fruit de la division du travail. Par cela, l’épistémologie et l’ontologie proposées par la bourgeoisie sont mises à mal, en ce sens que Marx et Engels récusent le dualisme kantien qui rend inaccessible la chose en soi et postule une raison pure distincte de la pratique. A cela ils opposent un monisme matérialiste et dialectique. Dès lors, plutôt que de conditionner l’action par rapport à une conscience bien faite ou bien conduite, c’est l’action qui détermine la conscience. Il n’y a pas d’autonomie de l’idéologie à comprendre comme la sphère théorique. Ainsi, à la manière dont Engels s’exclame que « l’histoire ne fait rien ! » parce que ce sont les hommes qui font l’histoire, il ne peut y avoir une quelconque histoire de la religion ou de la morale pour et par elles-mêmes sans qu’elles soient dépendantes d’un monde particulier et déterminé ; soit alors par les actions des hommes. En filigrane de ce discours les auteurs démasquent ce qui apparaît ici comme une imposture, à savoir la division disciplinaire des activités théoriques. Face à la division partout, Marx et Engels réaffirment le caractère totalisant, tel un ensemble organique du mode de production, qui en tant qu’expression matérielle de l’activité concrète des hommes produit la sphère théorique. Aussi, chercher par exemple à faire de l’économie une forme autonome de compréhension d’un processus absolument circulatoire est aussi vain que le serait une médecine qui s’intéresserait à la circulation sanguine sans prendre la mesure de ce qui la compose. Le travail apparaît alors comme le propre de l’homme plus encore que sa conscience. De fait, la conscience vient se subordonner à l’activité pratique. En fait, le travail, comme rapport concret au monde est « ce qui distingue de prime abord l’homme de l’animal ». C’est parce que l’homme travaille et qu’il est nécessairement en relation à l’autre et à la chose qu’alors les formes idéologiques sont produites. C’est tout un programme de libération qui se dessine ici.

Travail humainTravail humain (Chevanon Photography / Pexels)

→ À lire aussi : L'Histoire comme processus de libération chez Hegel

(l.29-33) Marx et Engels synthétisent en une phrase ce qui vient jusqu’ici d’être développé :

« Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »

La vie est donc le support de la conscience. Cette vie, c’est le travail des hommes, leurs actions sur et dans le monde, le développement social. C’est elle seule, en tant que processus totalisant, qui traverse à la fois la phylogénétique de l’espèce et produit l’ontogénétique des individus concrets et existants en un moment donné de l’histoire et des déterminations qui l’accompagnent, qui ancre les hommes au monde. C’est de cette vie alors que découle nécessairement la conscience. Là encore il y a une continuité qui est marqué avec Hegel dont les premiers écrits à Iéna font état d’une lutte entre ce qui est en vie et ce qui est mort, en tant que prémisses d’une dialectique possible. Mais la discontinuité se produit en ce sens que pour Hegel la vie n’est encore que l’expression de l’Idée. Or ici, c’est d’elle qu’il nous faut partir pour saisir ce que sont les idées et les représentations des hommes. C’est là une différenciation de taille puisqu’elle opère un renversement complet dans la manière d’appréhender les hommes et l’histoire. De fait, si la tradition philosophique idéaliste conçoit « le corps comme le tombeau de l’âme » (8), c’est au contraire ici le corps non-séparé de l’âme qui explique les activités de l’esprit. Il ne s’agit plus alors d’une Raison créatrice et guide des hommes au sein desquels celle-ci habite sous la forme de la conscience mais bien de consciences humaines déterminées par des hommes agissants concrètement. Ainsi, on rompt ici avec les thèses encore d’actualité dans des formes possibles de développement personnel notamment, qui annihilent le développement collectif au profit d’un dit « travail sur soi » qui permettrait de changer le monde à la seule force de la conscience. En cela, Marx et Engels se distinguent encore de Feuerbach. Pour eux c’est le monde matériel qu’il faut transformer pour qu’alors l’idéologie puisse elle aussi devenir autre chose. La seule critique des représentations, notamment de la religion ne peut suffire à elle seule. Au contraire même cette critique peut s’avérer dévastatrice à bien des égards, puisque si la religion est l’opium du peuple, elle est encore à ce stade ce qui permet justement au peuple de tenir, malgré leur situation objective intenable.

En somme, c’est une double invitation qui est signalée ici. D’abord en tant que reconnaissance du multiple dans l’Un, ce qui revient à montrer que le monde se constitue, non pas d’un démiurge même rationnel, mais d’individus agissants qui produisent leur conscience et ne sont pas le fruit de la conscience du monde. Puis, celle de la nécessité de produire une philosophie de la praxis qui se développe, non pas de manière autonome et spéculative, mais comme expression consciente des phénomènes inconscients (9) ; c’est-à-dire comme ce qui révèle le non-dit du procès de production et l’exploitation économique qui en découle ainsi que la domination politique.

Aussi, Marx et Engels mettent un terme à une pratique de la philosophie comme sphère autonome du théorique et lieu de la spéculation. Mais dans le même temps, ils affirment la nécessité d’une philosophie pratique. Néanmoins, ils semblent ici se heurter à la difficulté de pouvoir produire une philosophie ou une forme théorique quelconque qui ne soit pas de nouveau une forme idéologique au sens qui a été définit plus tôt. C’est une contradiction qui semble pouvoir apparaître mais qui se dépasse elle-même, en ce sens que le matérialisme dialectique et historique reconnaît — contrairement aux philosophies qui l’ont précédé — sa dépendance vis à vis du monde tel qu’il est et des hommes tels qu’ils deviennent.

Ainsi, le marxisme se veut l’expression d’une théorie qui se met à l’école d’une pratique concrète et notamment de la classe révolutionnaire. De même, l’activité philosophique ne peut plus se résoudre à n’être qu’une interprétation du monde mais devient un outil à même de le transformer.

Loïc Chaigneau, explication à visée didactique, 2018. Tous droits réservés.


Le libéralisme et le néolibéralisme ne sont pas à confondre. Il ne faut pas non plus les confondre avec le capitalisme. Le libéralisme et le néolibéralisme sont des formes idéologiques qui ont permis le maintien du capitalisme. En revanche, le néolibéralisme s’inscrit en rupture avec le libéralisme pour pérenniser la domination de la classe dirigeante contre le communisme et le socialisme. Il s’agît ici d’éclaircir tout cela en montrant aussi la force de l’idéologie libérale, individualiste et égoïste.
À voir également cette vidéo qui analyse en détail l'idéologie néolibérale.
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(1) Du texte donné.
(2) Karl Marx, “Contribution à la critique de l'économie politique”, 1859, trad. M.Husson et G.Badia, Éditions sociales, 1972, p. 150-151
(3) Cf. Hegel, “Phénoménologie de l’Esprit”, domination et servitude.
(4) Karl Marx, “Contribution à la critique de l’économie politique”, Avant propos, in Karl Marx, Philosophie, folio « essais », p. 488-489.
(5) Cf. Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, IV, 1888.
(6) Cf. Lukács, “Histoire et conscience de classe”, 1923.
(7) Cf. Karl Marx, “Contribution à la critique de l’économie politique”, Avant propos, in Karl Marx, Philosophie, folio « essais », p. 488-489
(8) Cf. Platon, “Phédon”.
(9) Cf. Trotsky, “Ma vie”.
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