L'Histoire comme processus de libération chez Hegel
Un des fondements du marxisme ou matérialisme dialectique et historique (MDH) est la conception hégélienne de l'histoire qui donne les bases pour une étude scientifique et rationnelle des phénomènes humains.
L'article qui suit est extrait du livre de Loïc Chaigneau Penser la transformation du moment présent, sur le rapport Hegel-Marx aux éditions Materia Scritta.
« Les pensées vraies et la pénétration scientifique peuvent seulement se gagner par le travail du concept. (…) Nous devons être persuadés que la nature du vrai est de percer quand son temps est venu, et qu’il se manifeste seulement quand ce temps est venu ; c’est pourquoi il ne se manifeste pas trop tôt et ne trouve pas un public sans maturité pour le recevoir. »
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean Hyppolite, P. 61
Pour Hegel, l’histoire s’inscrit dans l’auto-mouvement du concept lui-même. Le concept est ce qui rend possible la totalisation par l’esprit des différents moments de l’histoire. Chaque moment est alors une partie de la composition de la vérité, du tout. Le concept porte en lui-même les moments de l’histoire avec leurs positivités et les contradictions qu’ils contiennent : il porte le mouvement du vrai et du faux comme accomplissement de la vérité du tout. Il n'y a plus dès lors d’opposition entre la raison et le réel, entre ce qui est pensé et les moments positifs de l’histoire. La raison n’est pas un instrument formaliste de la connaissance mais le reflet du mouvement réel de l’histoire universelle. L’histoire est réalisation de l’idée comme logique, comme nature par ce qui se réfléchit hors de soi et comme esprit par ce qui opère un retour à soi.
C’est pourquoi, l’histoire comme représentation du concept est d’abord un mouvement qui intègre la transformation comme essence. Cette transformation est une articulation dialectique qui ne cesse de se faire et de se défaire, dans un rapport qui outrepasse la logique classique de la cause et de l’effet. L’un et l’autre n’existent qu’ensembles. Aussi, l’histoire s’inscrit comme un long processus où les représentations désassemblées prennent forme dans le principe d’unification du concept. Ce processus ne vise pas à parvenir à la liberté, pas plus qu’il n’est le point terminal d’une vérité donnée, mais il est un processus de libération. L’histoire doit alors être pensée chez Hegel comme inscrite dans le mouvement propre au concept et non comme une catégorie qui viendrait la fixer et la définir comme une énième notion.
Le mouvement de l’histoire est circulaire et n’existe que par l’épaisseur historique qui donne son sens au présent.
L’histoire comme mémoire nous traverse au même titre que le temps par l’expérience pure et subjective que nous en faisons. Mais parfois, le temps semble nous échapper (sommeil, coma), et c’est la représentation intellectuelle qui vient ressaisir le tout dans lequel nous pensons nous inscrire. Pour Hegel justement, le long travail du concept est de rendre possible la conception de l’histoire en y soustrayant les représentations communes du temps. La ligne droite qui voit l’irréversible unique comme le temps qui passe entre les trois phases à partir desquelles nous catégorisons le temps (passé, présent, futur) et où il semble sans retour à la catégorisation du temps comme cercle unique de l’éternel retour, la tentative de saisie de l’histoire hégélienne vise à s’affranchir de ces deux modes de représentations du temps. Le temps est ressaisi là-encore dans sa structure propre qui est un devenir permanent à penser non pas comme quelque chose qui disparaît sans laisser de trace ou comme quelque chose qui se répète à l’identique mais comme la représentation d’un mouvement dont le négatif est le devenir historique. Le devenir est ce qui pose le mouvement comme premier.
La philosophie hégélienne se présente alors comme une tentative d’abolition des catégories ordinaires qui permettent de représenter le temps pour formuler et concevoir l’histoire dans une temporalité qui n’est plus ni naturelle ni mécanique mais spirituelle. Le développement de l’histoire n’est pas alors l’effet d’une quelconque cause extérieure qui viendrait bouleverser l’équilibre d’un système clos mais l’œuvre d’une dynamique interne qui nie l’appréciation ordinaire de la temporalité naturelle. Le temps lui-même est l’unique réalisation du présent à intégrer comme unité dans ses différents moments qui composent le tout et non à mettre en opposition avec ce qui passerait sans n’avoir plus aucune épaisseur qui le constituerait. Au contraire, plutôt que de disjoindre ces moments en les séparant, la tâche de la philosophie est d’abolir ces disjonctions pour concevoir leur unité au travers de l’histoire comme réalisation de cette unité en mouvement.
Hegel tranche alors avec la représentation de l’histoire comme chaotique et hasardeuse ainsi que nous l’avons vu, mais aussi avec une conception de l’histoire qui s’apparenterait à une ligne droite unidirectionnelle et indéterminée. La représentation qu’il en donne et qui se veut épouser le mouvement du concept est celle du cercle :
« Chacune des parties de la philosophie est un tout philosophique, un cercle se fermant en lui-même, mais l’Idée philosophique y est dans une déterminité ou un élément particulier. Le cercle singulier parce qu’il est en lui-même totalité rompt aussi la borne de son élément et fonde une sphère ultérieure ; le tout se présente par suite comme un cercle des cercles, dont chacun est un moment nécessaire (…) »
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Bernard Bourgeois, § 15 P 102
La figure du cercle des cercles est un retour à soi qui n’est jamais retour du même, mais un retour à soi qui s’est extériorisé et enrichi. Le mouvement du concept qui se présente comme cercle des cercles est telle une spirale qui enregistre le processus en œuvre dans l’histoire. En cela, Hegel rompt aussi avec le formalisme pour porter l’attention philosophique sur le contenu. C’est à ce titre que Jean-Marie Vaysse écrit dans Hegel, temps et histoire : « Lorsque je dis que César est allé en Gaule je ne nie pas son séjour en Gaule, mais je le dépasse, de sorte que le « est allé en Gaule » est toujours présent dans le César se battant contre Pompée ou se rendant aux Ides de Mars. » (1)
La représentation par le cercle est l’image de la réconciliation du fini et de l’infini. C’est ce qui s’atteint soi-même après être allé hors de soi. Le cercle est représentation de l’infini réel qui comprend en lui les moments du fini, du présent, qui n’a lieu que comme résultat du passé. L’enjeu est ici la saisie du développement pour parvenir à ce résultat. La philosophie dans sa démarche spéculative rassemble ce qui a été séparé. Dès lors, le fait de concevoir l’histoire signifie l’intégration du passé non plus comme ce qui n’est plus mais ce qui est intériorisé, notamment par l’esprit. Le point de vue de l’entendement qui fixe, sépare, catégorise les moments et qui précède Hegel dans l’histoire de la philosophie est mis de côté au profit d’une temporalité dialectique qui fait sens dans l’histoire. La figure qui permet sans doute le mieux de se représenter cette circularité du temps est en fait probablement la fractale.
L’histoire apparaît alors comme la résolution de l’Idée absolue en une totalité qui se constitue à partir de l’idée théorique et de l’idée pratique. Dans l’histoire, l’idée le devient pour elle-même, par la réconciliation de la raison et du réel, ainsi l’histoire universelle s’inscrit comme un processus toujours en devenir. Peu à peu nous voyons se former ici la structure d’une faisabilité de l’histoire qui prend sens au-delà des apparences et des représentations communes. La transformation est au cœur du processus interne qui lie l’histoire dans sa totalité. (...) À suivre.
Loïc Chaigneau, Penser la transformation du moment présent, sur le rapport Hegel-Marx, éditions Materia Scritta, 2021.
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