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Phénoménologie

L'intersubjectivité phénoménologique chez Husserl

Au travers de l'étude critique d'un texte de Husserl, nous allons tenter d'entrevoir les bases théoriques qui permettent de penser l'objectivité à partir de l'intersubjectivité.

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Par Loïc Chaigneau

Lecture 25 min

Préambule

Ce texte a plusieurs objectifs par rapport aux travaux que nous poursuivons ici. D'abord la compréhension minimale nécessaire qu'il faut avoir relativement à la phénoménologie développée par Husserl. Ensuite, la saisie des moyens par lesquels une intersubjectivité peut fonder l'objectivité. Enfin, nous donner les moyens de penser à l'aune de cela une critique matérialiste, dialectique et historique de l'egotisme husserlien (1). Le but n'est pas ici la vaine critique maladroite, mais tout au contraire, la compréhension la plus honnête possible d'un texte central pour commencer à comprendre la phénoménologie husserlienne et permettre de définir quelques uns de ses concepts.

→ À lire aussi : Définition de la critique en philosophie


« Si par jugements on n'entend pas seulement les intentions de significations relevant d'énoncés actuels, mais aussi les remplissements éventuels qui leur conviennent pleinement, il est sans doute exact qu'un être ne peut être appréhendé que dans l'acte du jugement ; mais ceci ne veut nullement dire que le concept d'être doive ni même puisse être jamais obtenu « dans la réflexion » sur certains jugements. Réflexion est d'ailleurs un mot assez vague. Dans la théorie de la connaissance il a le sens, tout au moins relativement établi, que Locke lui a donné, celui de perception interne ; c'est donc seulement ce sens que nous pouvons retenir quand nous interprétons la théorie qui croit pouvoir trouver l'origine du concept d'être dans la réflexion sur le jugement. C'est une telle origine que nous nions par conséquent. L'être relationnel qu'exprime la prédication, comme par exemple « est », « sont », etc., est un élément dépendant ; si nous le transformons en concretum complet nous obtenons l'état de choses, le corrélat objectif du jugement complet. Nous pouvons alors dire ce qui suit : comme l'objet sensible se comporte vis-à-vis de la perception sensible, l'état de choses se comporte vis-à-vis de l'acte d'aperception qui le « donne » (plus ou moins adéquatement) ; (nous nous sentons contraints de dire tout simplement : ainsi se comporte l'état de choses vis-à-vis de la perception de l'état de choses). De même donc que le concept d'objet sensible (du réel) ne peut être issu d'une « réflexion » sur la perception, parce qu'alors précisément il en résulterait le concept de perception ou un concept de constituants réels quelconques de perceptions, de même le concept d'état de choses ne peut pas non plus découler de la réflexion sur des jugements, parce que nous ne pourrions obtenir de cette manière que des concepts de jugements ou des constituants réels de jugements.
Il va de soi que, dans le premier cas, ce sont des perceptions, dans le second, des jugements ou encore des intuitions de jugements (des perceptions d'états de choses) qui doivent être vécus pour que, dans chaque cas, l'abstraction ait lieu. L'être-vécu n'est pas l'être-objectif. Or, la « réflexion » veut dire que ce sur quoi nous réfléchissons, le vécu phénoménologique, s'objective pour nous (est perçu intérieurement par nous) et que c'est à partir de ce contenu objectif que nous sont livrées réellement les déterminations à généraliser. Ce n'est pas dans la réflexion sur des jugements, ou plutôt sur des remplissements de jugements, mais dans les remplissements de jugements eux-mêmes que réside véritablement l'origine des concepts d'état de choses et d'être (au sens de la copule) ; ce n'est pas dans ces actes en tant qu'objets, mais dans les objets de ces actes que nous trouvons le fondement de l'abstraction pour la réalisation desdits concepts [...]. »

E. HUSSERLRecherches logiquesRecherche VI, § 44.


Les Recherches logiques s’inscrivent dans une démarche nette contre le psychologisme qui récusait alors l’existence des lois logiques au seul profit de l’empirisme de l’esprit. La VI ème Recherche se propose de développer une théorie de la connaissance par l’analyse phénoménologique du concept de vérité. La question centrale alors est celle du rapport au même dans l’appréhension multiples des objets sensibles. Pour Husserl, la connaissance se présente comme la relation entre un acte de pensée et une intuition remplissante. L’enjeu est alors celui de l’adéquation possible entre ces deux types d’actes. Dans cet extrait plus singulièrement, Husserl questionne la saisie possible de l’être de façon indépendante à la totalité qui le constitue. Il interroge alors ce qui ne peut pas directement être saisi par nos sens, à partir du concept traditionnel de réflexion ou sens interne. Mais de fait, ce qui est visé dans la réflexion n’est d’ores et déjà plus un objet sensible. Aussi, il devient nécessaire de réfuter cette proposition classique de la réflexion comme perception interne. Sinon, le principe d’identité ou de choses mêmes, nécessaire au remplissement, disparait puisque l’objet visé n’est plus le même par l’acte signitif et l’intuition qui doit le remplir.

Dès lors, notre lecture de cet extrait veillera à faire apparaitre au travers de l’argumentation le sens que Husserl donne à cette problématique ainsi que sa particularité dans la conception phénoménologique de la vérité. D’abord, il s’agit de révéler la confusion possible liée au jugement ; puis, de montrer que Husserl redéfinit la réflexion dans son rapport au vécu intentionnel comme constitution de la vérité.

La définition du jugement conduit à une confusion possible (2) : la saisie des êtres peut laisser penser qu’on peut saisir le concept d’être par une « réflexion » sur certains jugements. Il faut examiner comment un tel problème peut se poser. Concevant le jugement comme l’unité synthétique de la visée de ceci et de cela dans une proposition prédicative « ceci est cela », nous pourrions imaginer que la réflexion sur le jugement qui comprend « être cela » pourrait nous apprendre ce qu’est « être quelque chose », ou « être --- ». De fait, un jugement est un rapport qui s’inscrit entre un acte et son objet. Par là, il ne faut pas seulement entendre un acte de signification qui se présente comme nécessaire mais insuffisant en tant que tel. L’acte de signification est ce qui donne sens à ce qui est outre l’aspect purement phonétique de ce qui est et qui comme tel pourrait n’avoir aucun sens. La quatrième Recherche a montré l’établissement des lois d’unification des unités entre elles. Ainsi, dire par exemple que Platon est un philosophe et un philosophe Grec donne un ensemble doué de signification. Ainsi l’association d’un sujet (Platon) et d’un prédicat (est un philosophe) ainsi que la conjonction (et) permet l’unification de deux totalités. Par contre, lors de l’usage de parties ayant un sens comme telles, celles-ci peuvent perdre toute signification si nous les assemblons dans un tout non doué de sens. C’est le cas dans la formulation Platon est un ou, par exemple. Le jugement, donc, est un produit de synthèse entre des actes de signification et des actes d’intuition qui viennent remplir les actes signitifs par la confirmation ou l’infirmation. Ce qui donne lieu à une connaissance est donc la nécessaire jonction des actes de significations et des actes d’intuition qui pose le rapport entre ces actes et l’objet de connaissance. Dès lors, toute connaissance ou compréhension de ce qui est ne peut se faire qu’au travers de ce processus. Mais Husserl rejette toute médiation d’une idée qui pourrait être la reproduction mentale de ce qui est. Aussi, il y a divergence entre ce qui est intentionnellement saisi (le sens) et ce qui y est irréductible puisqu’extérieur (l’objet, la chose, visés). Lorsque nous pouvons dire par exemple : je touche ce livre, il y a une distinction à faire entre ce que la conscience constitue dans cet acte qui est un vécu intentionnel et le vécu physique du fait de toucher ce livre. La matière n’entre pas dans la conscience. De même, la proposition « ce lit est en bois » présuppose bien la présence d’un lit et de bois et que ce qui se donne devant moi est bien porteur du sens catégoriel « lit » et « bois », mais l’être-lit ou l’être-bois ne sont pas constitutifs de la totalité ce qui apparait à ma conscience. Le vécu intentionnel qui vise ce qui est devant moi n’est pas nécessairement englobé par ce que le sens intuitif « lit » ou « bois » offre en tant que singularité. Le vécu intuitif ne semble pas trouver ici le remplissement qui lui est propre. De fait, un même mot grâce à son sens unitaire, englobe une multiplicité bien délimitée idéalement d’intuitions possibles (3). Aussi, nous en revenons à cette confusion possible qui tient au fait qu’en saisissant ce qui est toujours un rapport, nous pouvons penser que par un exercice réflexif il serait possible de saisir non plus le rapport mais l’être. C’est-à-dire le passage du « ceci est cela » à « être ». Or, il n’en n’est rien d’après Husserl.

Husserl veut d’abord redéfinir le terme de « réflexion » en excluant la thèse d’une perception interne (4), qui renvoie ici à l’idée de sens interne développée par Locke, notamment dans son Essai sur l’entendement humain. Pour Locke de fait, la sensation est à la source de nos idées et l’esprit les prend pour objets avant de faire naître d’autres idées qui proviennent alors de la réflexion. Ainsi pour Locke, la table rase, qui correspond à l’âme vierge de toute expérience, acquiert des connaissances à partir de l’expérience interne de l’esprit et externe que sont les objets. Locke cherche donc l’origine de nos idées. Quel rapport alors avec l’origine du concept d’être dans la réflexion sur le jugement ? Locke en parle bien comme ce que produit en nous le sens des objets extérieurs. Ici, le jugement que « ceci est cela » pourrait être une sensation interne produisant la réflexion sur le concept d’être — au sens empiriste de cette production —. Le jugement « ceci est cela » peut-il nous conduire au jugement « ceci est un être » ? A priori, il faut en douter comme l’a très justement relevé Kant dans sa critique de la preuve ontologique, en écrivant :

« Être n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un concept de quoi que ce soit qui puisse s'ajouter au concept d'une chose. Il est uniquement la position d'une chose ou de certaines déterminations en soi. Dans l'usage logique, il n'est que la copule d'un jugement. »
E. Kant, Critique de la Raison pure, 1781, « Dialectique transcendantale », ch III, 4ème section.

Husserl se positionne donc bien à l’encontre de Locke, dans une posture contre le psychologisme en affirmant clairement ici que « c’est une telle origine que nous nions ». Husserl nie que nous sachions ce que c’est que « d’être quelque chose » dans le jugement « ceci est cela » en raison de la nature même du jugement. Il semble que nous ayons une correspondance entre un état de choses (concretum complet) et un acte (l’être relationnel qu’exprime le jugement prédicatif.) L’être relationnel, en tant que copule (5), n’existe dans le jugement « ceci est cela » qu’en tant que liant. Il est ce qui relie, c’est-à-dire la partie d’un tout qui perd tout sens dès lors que nous essayons de l’en extraire. Aucun remplissement ne peut-être propre à la copule en tant que liant. L’état de choses forme un tout qui n’est pas, en même temps et par lui-même, un objet sensible. Il se dit en termes syntaxiques et échappe à la perception sensible car il n’est que rapport, soit de parties entre elles, soit d’une partie au tout. Nous retrouvons en partie ici le problème exposé par Kant dans la logique transcendantale à propos des rapports de la sensibilité et de l’entendement. Il semble cependant que Husserl veuille anhéler davantage encore cette opposition pour lier l’intuition au concept. Car le problème auquel nous nous heurtons est que la réflexion semble tout éclairer sauf son propre rôle (6). La réflexion était chez Locke une « sensation de sensation » — l’idée de « sens interne » que proposait Locke avant de lui donner finalement le nom de réflexion faisait apparaître l’absurdité du concept de sens (externe) interne... Mais la réflexion est tout autre chose. Comme L’objet sensible est donné dans la sensation, la relation de l’état de choses correspondant au jugement « ceci être cela » se donne (plus ou moins adéquatement). Il y a donc le même genre de contrainte qui nous enjoint d’apercevoir ceci et d’apercevoir que « ceci est cela » C’est tout le problème de la relation de l’acte à l’objet qui se pose ici encore. L’acte de perception du lit n’est pas le lit. Lorsque nous visons telle chose, ce qui se révèle ce sont les propriétés propres au vécu de la perception. De fait, en visant « ce lit est rouge », j’ignore ce qu’est l’être-rouge. D’où l’idée préalable que si ces objets ne peuvent être perçus par nos sens ils puissent l’être par la réflexion c’est-à-dire le sens interne. Mais nous avons vu que non puisque, dès lors, ce qui est visé ce n’est plus l’objet sensible mais un acte. L’intuition et la signification se trouvent dépourvues de l’homologie qui doit viser un même objet. L’être, ici l’être-rouge ne se donne que dans un état de choses qui est constitué par une visée intentionnelle, ici « ce lit est rouge ».

Ainsi, nous voyons que l’être ne se donne pas indépendamment d’un état de choses qui se donne à être perçu comme une totalité. Aussi, il y a dédoublement de l’être, ou du moins de notre rapport à l’être. C’est cela qu’il s’agit désormais de venir éclaircir en tant que modalité particulière de la relation que nous entretenons avec le monde.

Femme aux yeux bandésFemme aux yeux bandés (Tima Miroshnichenko / Pexels)

→ À lire aussi : L'identité et ses représentations

Husserl clarifie (7) : pas plus que le concept d’objet (le fait d’être ceci) ne peut-être abstrait de la perception des objets sensibles, de même le concept d’état de choses (le fait que ceci soit cela) ne peut provenir d’une réflexion sur les jugements, car nous y trouverions encore un « être ceci ou cela » et jamais « être un être ». Ces deux rapports au monde doivent être distingués : « ceci » et «ceci est cela ». Mais ils ont en commun de ne pas pouvoir être réduits à leur objet. Et la visée de « ceci » n’est pas plus « ceci » que la visée de « ceci est cela » n’est pas « ceci est cela ». L’être-vécu n’est pas l’être-objectif.

Reprenons: l’être est imperceptible, que ce soit dans une visée externe ou interne c’est-à-dire une réflexion, c’est ce que nous venons de voir. Husserl fait face ici à l’impossibilité à partir de la réflexion comme de l’intuition de saisir l’être tel qu’il est ou tel qu’il se donne. Aussi, nous pouvons sans doute en conclure que l’être-objectif ne se donne pas. De fait, quand nous disons « ce lit est rouge » la manière dont nous saisissons l’être-rouge par réduction phénoménologique est une saisie qui s’opère différemment de la visée significative par laquelle nous le désignons. L’être n’est que vécu par la conscience qui le vise mais il ne se donne pas à elle. Il s’inscrit donc dans une totalité unifiée et qui unifie l’état de choses dans un concretum complet. L’être n’est jamais donné mais seulement vécu par l’opération synthétique qu’est le remplissement, lorsque sont joints les actes de signification et les actes d’intuitions. Toute connaissance de l’être est donc produit du vécu et non réalité de l’être en tant que tel. Ce schéma réflexif est sempiternel et ne donne accès finalement qu’à des concepts de jugements ou des constituants réels de jugements. En effet, puisqu’à vouloir déterminer la vérité de l’être à partir d’un état de choses tel que « ce lit est rouge », cela revient à énoncer « qu’il est vrai que ce lit est rouge » et de nouveau le même problème, a priori insoluble dans l’opération de remplissement, se présente encore. La définition classique de la vérité comme adéquation entre ce qui est et le jugement qui en est donné s’invalide de facto. L’être apparait comme double, à la fois comme être-vécu et constitué comme tel et comme être-objectif. L’être-objectif subit toujours une réduction, voire une mise à distance par rapport à l’être-vécu. La réalité objective est différenciée de la réalité intentionnelle, c’est-à-dire de ce qu’elle est pour la conscience qui est nécessairement conscience de quelque chose. Pour autant, le monde de la conscience n’est pas illusoire, mais autre. Ce monde est celui de la signification consciente, monde du sens.

Dès lors, « réflexion » signifie que ceci s’objective pour nous (8). C’est à partir d’un contenu objectif en nous et non à partir d’un contenu subjectif (objectif hors de nous) que nous sont donnés les concepts (déterminations à généraliser, idées). La conscience ne prend pas ses lois du dehors, mais en elle-même. La conscience est ce par quoi toute chose est constituée. Husserl a donc mis en évidence la confusion originelle sur la jugement : l’origine des jugements ne peut pas être la réflexion sur les jugements mais dans les jugements eux-mêmes, au sein desquels on peut trouver le concept « d’être-ceci » ou l’être du fait que « ceci est cela ». Il repère une substantialisation d’actes (en tant qu’objets) qui fait perdre l’intention : l’acte effectif qui vise un objet dans un acte qui ne peut pas être réduit à un objet. Pour reprendre une formulation plus tardive, le mystère de l’être ne peut pas être éclairci dans les choses qui sont. C’est seulement dans la relation effective qu’il peut être approché avec toutes les occurrences de choses qui sont ceci ou cela. L’être, pour sûr, n’est pas un prédicat. Mais la prédication n’est pas une relation sans rapport aucun avec le monde tel qu’il est — au contraire, il gît dans la relation même avec le tout du monde —. Dès lors, juger que « ceci est cela » ou que « ceci n’est pas cela » c’est être contraint non pas par un objet (ou un acte en tant qu’objet) mais par l’objet de cet acte. Une proposition est donc toujours donnée non comme telle mais avec l’écart qu’elle introduit entre le vécu et l’objectif. La connaissance est ce moment particulier de la pensée où l’individu est investi directement dans le monde. La question qui se pose alors est celle de savoir comment se constitue ce qui pour nous fait sens, s’objective comme tel. La chose ne se donne pas toute entière, c’est ce que montrait, déjà chez Husserl, l’exemple du cube. La règle du perçu est la constitution. La chose, elle, nous échappe et en cela le perçu n’est pas le vécu qui lui se donne tout entier. Il n’y a d’absolu qu’inhérent à la conscience. La chose se donne sous des modalités différentes selon qu’elle est imaginée, représentée ou perçue. C’est pourquoi Husserl distingue l’acte catégorial de l’acte perceptif. L’élargissement de l’intuition à la suite de Kant, comme dépassement et extension, s’inscrit alors dans une discontinuité avec le seul sensible. Pour Husserl, le catégorial est conçu comme ce à partir de quoi se constituent les lois qui régissent la pensée.

Nous sommes ici au coeur de la critique du psychologisme. Le jugement n’est pas la relation que je fais entre ceci et cela, mais la relation que je dois/peux peut-être faire adéquatement entre ceci et cela ; ou plus encore, ma relation au fait que ceci soit cela. Aussi, ce texte présente un intérêt décisif pour la phénoménologie de la vérité, nous l’avons vu. En renouant avec la théorie de la connaissance sous son double rapport de l’analyse et de la synthèse déjà pensé par Platon, mais en la prolongeant, de même qu’il prolonge la logique transcendantale kantienne par l’intermédiaire ensuite d’objets catégoriaux dont il est fait état dans la suite des Recherches logiques.

Aussi, seul peut-être le Dieu de Berkley ou de Leibniz, qui embrasse la totalité des jugements possibles et actuels, pourrait effectuer le jugement qui exprime cette relation d’un sujet avec son objet dans son jugement prédicatif. Mais en revanche, certainement pas un sujet particulier qui prétendrait atteindre le concept d’être dans un jugement prédicatif isolé au sein du monde.

Individu seul devant un coucher de soleilIndividu seul devant un coucher de soleil (Jordan Steranka / Unsplash)

→ À lire aussi : L'Antéprédicatif de Husserl à Clouscard

À rebours, c'est une conception qui fait de l'activité pratique le fondement ontologique de l'homme dont nous nous réclamons. Ce n'est pas le lieu ici pour la déployer pleinement, mais simplement nous mettons à disposition un extrait de Penser la transformation du moment présent, sur le rapport Hegel-Marx aux éditions Materia Scritta :

« Ce n’est pas qu’il [l’homme] opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ».

Homo faber est une conception nouvelle de l’homme comme producteur de lui-même. L’homme s’inscrit dans une produ-activité c’est-à-dire une activité consciente qui donne une direction et un sens à la transformation qui a lieu dans le monde. Par le travail, l’homme transforme le monde en lui donnant une forme qui dépend de lui (en exerçant une force volontaire sur la nature), mais il se transforme aussi (ne serait-ce que par l’acquisition d’un savoir-faire si nous nous en tenons à l’échelle individuelle). Les hommes ne peuvent donc plus être tenus à l’extérieur du monde mais en deviennent les éléments centraux et décisifs. Les hommes participent de la nature en ayant conscience qu’ils y participent ; ils ne se contentent pas d’exister mais savent qu’ils existent et ce savoir est le fruit d’une autoproduction d’eux-mêmes. En ce sens la révolution théorique de Marx consiste à ne plus séparer les hommes de la nature tout en montrant que leur nature ne se soumet pas au seul déterminisme naturel : les hommes s’inscrivent dans un rapport social qu’ils constituent par leurs pratiques. Ce qui prend le sens d’une praxis s’inscrit alors comme une activité objective (gegenständliche Tätigkeit). Ce terme vient conjuguer le seul apanage pratique sans objectivité des matérialismes qui précèdent et l’objectivité hors du monde de l’idéalisme.

→ À lire aussi : épistémologie historique : théories, pratiques et conditions objectives

Poursuite de l'introduction à cette critique de la phénoménologie

Conservation/dépassement de la phénoménologie, aussi critiqué/intégré chez Tran Duc Thao :

« Entre l’écueil d’un matérialisme vulgaire qui réduit la conscience à un simple mécanisme abstrait et celui d’un irrationalisme de la pure intériorité (Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard, Bergson…), Tran Duc Thao reconnaît le mérite singulier de l’entreprise phénoménologique de Husserl qui en soumettant le vécu à une description méthodique d’une rare précision entendait esquisser la possibilité d’une étude scientifique de l’existence humaine. Néanmoins, Tran Duc Thao dénoncera la limitation de l’analyse phénoménologique à un vécu arbitrairement détaché de toute praxis humaine, purement «  antéprédicatif  », car les échanges entre l’homme et son milieu étant médiatisés par l’activité productrice humaine, le fondement de l’intentionnalité ne peut être décrit que par rapport à cette praxis et non coupée d’elle. Tran Duc Thao montre clairement qu’en dernière instance ce refus de thématiser l’activité concrète humaine comme devenir-sujet de la réalité objective n’est rien d’autre que l’expression de la répugnance naturelle des classes dominantes à reconnaître dans le travail – qu’elles exploitent –, la source véritable des significations auxquelles elles prétendent.
Le marxisme s’est donc imposé à Tran Duc Thao comme la seule solution concevable des apories posées par la phénoménologie. »

Tran Duc Thao (1917-1993), philosophe marxiste vietnamien de renommée mondiale. Phénoménologie et matérialisme dialectique paru en 1951 est son ouvrage le plus célèbre.


(1) Cf. Chaigneau, Première partie, “Pourquoi je suis communiste ? Essai sur l'objectivité”, 2019
(2) « Si par jugements on n'entend pas seulement les intentions de significations relevant d'énoncés actuels, mais aussi les remplissements éventuels qui leur conviennent pleinement, il est sans doute exact qu'un être ne peut être appréhendé que dans l'acte du jugement ; mais ceci ne veut nullement dire que le concept d'être doive ni même puisse être jamais obtenu « dans la réflexion » sur certains jugements. Réflexion est d'ailleurs un mot assez vague. » (Extrait précité)
(3) Recherche logique VI, §7.
(4) « Dans la théorie de la connaissance il a le sens, tout au moins relativement établi, que Locke lui a donné, celui de perception interne ; c'est donc seulement ce sens que nous pouvons retenir quand nous interprétons la théorie qui croit pouvoir trouver l'origine du concept d'être dans la réflexion sur le jugement. »
(5) Copule : nom donné au verbe « être » quand il est le signe de la relation entre sujet et prédicat. (Larousse)
(6) Cf. Merleau-Ponty, “Le visible et l'invisible”.
(7) « De même donc que le concept d'objet sensible (du réel) ne peut être issu d'une « réflexion » sur la perception, parce qu'alors précisément il en résulterait le concept de perception ou un concept de constituants réels quelconques de perceptions, de même le concept d'état de choses ne peut pas non plus découler de la réflexion sur des jugements, parce que nous ne pourrions obtenir de cette manière que des concepts de jugements ou des constituants réels de jugements. Il va de soi que, dans le premier cas, ce sont des perceptions, dans le second, des jugements ou encore des intuitions de jugements (des perceptions d'états de choses) qui doivent être vécus pour que, dans chaque cas, l'abstraction ait lieu. L'être-vécu n'est pas l'être-objectif. »
(8) « Or, la « réflexion » veut dire que ce sur quoi nous réfléchissons, le vécu phénoménologique, s'objective pour nous (est perçu intérieurement par nous) et que c'est à partir de ce contenu objectif que nous sont livrées réellement les déterminations à généraliser. Ce n'est pas dans la réflexion sur des jugements, ou plutôt sur des remplissements de jugements, mais dans les remplissements de jugements eux-mêmes que réside véritablement l'origine des concepts d'état de choses et d'être (au sens de la copule) ; ce n'est pas dans ces actes en tant qu'objets, mais dans les objets de ces actes que nous trouvons le fondement de l'abstraction pour la réalisation desdits concepts [...]. »
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