Marx était-il marxiste ?
Des antimarxistes forcenés aux anticommunistes de gauche, jusqu’aux promoteurs de ladite société ouverte, aucun ne manque de rappeler que Marx lui-même ne se disait pas marxiste. Il s’agit là pourtant d’une mystification qui mérite que nous nous interrogions sur le sens de cette déclaration.
C’est Engels qui rapporte que Marx aurait déclaré — au moins à deux reprises, dans deux lettres différentes en août 1890 adressées d’abord à Conrad Schmidt, puis à son gendre Paul Lafargue — : « tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste » (1). En 1882 (2), alors qu’il est en voyage en France, Marx écrit encore à Engels pour lui signaler que les marxistes comme les antimarxistes lui avaient tous deux gâché son séjour en France.
À première vue, cela apparaît nécessairement comme un rejet par Marx de sa propre théorie. C’est en tout cas une preuve a priori suffisante pour bien des littérateurs antimarxistes — bien qu'à des degrés différents — afin qu’ils se dissuadent d’abord eux-mêmes, mais aussi leur auditoire, de lire Marx et de lui apporter la moindre critique sur le plan théorique.
Pourtant, et même si le sophisme est plaisant, à considérer même qu’un auteur rejette lui-même sa propre théorie, il peut être louable de concevoir qu’il s’est lui-même trompé à son propos pour de multiples raisons et que ses travaux, malgré cela, peuvent rester un sujet d’étude pertinent. Mais dans le cas de Marx, nous ne nous trouvons absolument pas devant un rejet par l’auteur de sa propre conception matérialiste de l’histoire — bien au contraire —, mais tout au plus devant le rejet d’une mécompréhension de cette conception rendue systématique. Marx n’était pas marxiste, pas plus que Newton n’était newtoniste ou Galilée galiléiste. Marx n’était pas marxiste, parce que cela n’a pas de sens dans la démarche scientifique dans laquelle il a inscrit l’entièreté de son œuvre, à commencer bien sûr par le Capital.
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En réalité, Marx s’insurge d’abord contre les premières formes d’un marxisme à la lettre comme le qualifie Lukács dans Histoire et conscience de classe en 1923. C’est-à-dire que ce qui est rejeté c’est le fait de considérer l’œuvre de Marx comme un système fini et donc lui-même anhistorique, ce qui par définition n’est pas marxiste ni même hégélien. Quand Marx dit « je ne suis pas marxiste », ce qu’il faut bien sûr entendre et comprendre c’est que pour lui, si être marxiste c’est épouser les écrits de Marx à la manière d’une systématique, alors il ne peut pas lui-même se considérer comme marxiste.
En effet, Marx propose et s’appuie sur une méthode de compréhension du monde social, dont l’aspect philosophique s’enracine dans le matérialisme dialectique et l’aspect scientifique dans le matérialisme historique — philosophie et science étant nécessairement complémentaires. C’est pourquoi Engels aura raison de qualifier le premier, le marxisme comme matérialisme dialectique et historique (MDH).
Nous n’entrerons pas ici dans le détail de cette méthode d’analyse puisque nous le faisons à bien des égards par ailleurs et de manière tout à fait construite. Toutefois, signalons tout de même qu’il s’agit là pour Marx surtout — et Engels la plupart du temps — de développer une conception du monde nouvelle, qui rompt tout à la fois avec le réalisme naïf ou matérialisme vulgaire d’un côté et avec l’idéalisme, au moins tout aussi naïf, de l’autre. La méthode que Marx détermine dans les Grundrisse (3) et déjà même de manière plus succincte — à la manière d’un manifeste — dans les Thèses sur Feuerbach et qu’il expose tout au long du Capital, repose sur une conception scientifique de l’histoire et du monde social. Là encore, nous avons déjà malmené les semblants d’argumentation qui enferment Marx dans l’historicisme et ce n’est pas là notre propos.
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L’essentiel à retenir est qu’il faut opposer à l’orthodoxie marxiste de la Lettre, une orthodoxie marxiste de la Méthode, pour reprendre de nouveau la distinction de Lukács. C’est-à-dire qu’il ne faut jamais considérer le corpus marxiste comme une fin en soi, mais toujours comme les moyens de penser le présent et sa transformation à partir d’une méthode qui se présente comme le « noyau rationnel » de la démarche scientifique de Marx ; c’est-à-dire la méthode dialectique et historique. C’est la raison pour laquelle, tout marxisme bien compris doit avoir vocation à être appliqué, d’abord comme moyen de compréhension du monde et ensuite comme outil œuvrant à la transformation collective de ce monde.
En ce sens, le matérialisme dialectique et historique comprend en son sein même les moyens de sa propre transformation, à l’aune des transformations opérées dans le monde à commencer par les bouleversements scientifiques. Il est ce qui permet « l’analyse concrète de la situation concrète », pour reprendre les termes de Lénine dont l’approche philosophique a elle aussi été trop décriée et surtout ignorée sous couvert d’une justification strictement politique.
Enfin, il nous faut citer la réponse à cette question du marxisme que fait Engels lui-même à C. Schmidt ce 5 août 1890 :
« […] notre conception de l'histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et non un levier servant à des constructions à la manière des hégéliens. Il faut réétudier toute l'histoire, il faut soumettre à une investigation détaillée les conditions d'existence des diverses formations sociales avant d'essayer d'en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc. qui leur correspondent. Sur ce point, on a fait jusqu’ici peu de chose, parce que peu de gens s'y sont attelés sérieusement. Sur ce point, nous avons besoin d'une aide de masse, le domaine est infiniment vaste, et celui qui veut travailler sérieusement peut faire beaucoup et s'y distinguer. Mais, au lieu de cela, les phrases vides sur le matérialisme historique (on peut précisément tout transformer en phrase) ne servent pour un trop grand nombre de jeunes allemands qu'à faire le plus rapidement possible de leurs propres connaissances historiques relativement maigres – l’histoire économique n'est-elle pas encore dans les langes ? – une construction systématique artificielle et à se croire ensuite des esprits tout à fait puissants… »