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Aliénation

Du déracinement des identitaires au ré-enracinement des communistes

De Barrès à Zemmour, la droite ne parle que d'enracinement et de déracinement. Qu’entendent-ils par là ? Ont-ils les moyens de remédier à cela ?

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Par Gabriel R.

Lecture 12 min

« Jean-Paul Garraud est un homme enraciné : c'est un enfant du pays qui mettra toute sa vie professionnelle et politique à votre service » peut-on lire, de la plume de Marine Le Pen, sur le tract de campagne de la liste « Rassembler l'Occitanie » soutenue par le Rassemblement National aux élections régionales de 2021. Cette liste est également soutenue par les localistes et la fameuse « Droite Populaire », scission nationale-libérale de l'UMP qui prétend incarner une « alternative politique pour une France puissante, confiante et respectée » (1) contre la France d'Emmanuel Macron, « déconnecté du peuple, de sa condition, de ses racines », qui serait « mondialiste, néolibérale [et] déracinée ». Pourtant, quelques lignes plus bas, la charte de la Droite populaire insiste sur un point : « Résolument de droite et attachés à la liberté d’entreprendre, nous sommes convaincus de l’urgence de simplifier et d’alléger le cadre normatif des entreprises françaises et d’apaiser les relations entre l’administration et ces dernières. Nous croyons également à l’urgence de réformer en profondeur la fiscalité française » .

Outre la traditionnelle diatribe de droite contre l'« État omnipotent » et l'attachement au « principe d'équilibre budgétaire », ce parti, comme d'autres dans cette zone de l'échiquier, promeut donc encore une politique néolibérale à l'échelle nationale avec un appareil d'État renforcé. Le fait est qu'à l'instar des patriarches du néolibéralisme que sont Hayek, Reagan ou Thatcher (en théorie ou en pratique), les hommes de cette formation politique affichent un conservatisme social cumulé à un libéralisme économique rendu possible par l'État.

Tentons d'éclaircir le débat. Des personnalités politiques néolibérales, à la manière des premiers néolibéraux — relativement conservateurs —, accusent la France d'Emmanuel Macron d'être néolibérale et déracinée ? Nous décelons dans cette ridicule circonvolution l'impasse dans laquelle nous enfonce la droite identitaire, qui prend de plus en plus l'aspect d'un libéral-identitarisme ou d'un national-libéralisme, quoique la plupart soient désormais arrimés à l'« idéal européen » comme des bureaucrates bruxellois.

Les libéraux-réactionnaires demeurent depuis 200 ans empêtrés dans une contradiction qu'ils peinent à surmonter : conserver les structures sociales tout en encourageant le développement anarchique des forces productives dans le cadre d'un mode de production capitaliste. À la manière d'un Éric Zemmour, volontiers anti-système et critique du « marché » et du déclassement engendré par la mondialisation capitaliste sur les plateaux télé, mais qui, dans les arrières boutiques feutrées des grands restaurants parisiens, rassure le Grand Capital sur ses intentions socio-économiques (2). En bref, il semblerait qu'un grossier programme libéral à base de réduction d'impôt et d'ajustement interne à l'Union Européenne — tout en restant dans le mortifère giron des États-Unis — nous attende dans les tiroirs de celui qui se prétend héritier du dirigisme gaulliste et colbertiste.

Il est vrai qu'à la lumière des dernières décennies, toute la droite ne donna pas dans un premier temps un blanc-seing à la logique de marché. C'est ainsi que la dite « Nouvelle Droite », née dans les années 1970 autour de la figure d'Alain de Benoist et de son Groupe de Recherche et d'Étude sur la Civilisation Européenne (GRECE), s'est donnée pour mission de revitaliser le logiciel idéologique de la droite en sortant de l'ornière du libéralisme.

La querelle du libéralisme bifide, déjà analysée par nombre d'auteurs, se présente comme telle : entre une gauche radicale plus ou moins post-moderne prônant un libéralisme sociétal débridé — jusqu'à la justification de la pédophilie dans le sillage d'un certain mai 68 parisien —, cumulé à un anticapitalisme quelques fois virulent, et une droite conservatrice volontiers inégalitaire et anti-universaliste mais ultra-libérale sur l'économie par anti-communisme congénital (type Carrefour de L'Horloge et son loufoque producteur de mèmes Henry de Lesquen), la Nouvelle droite se propose de régénérer le camp anti-moderne en mettant en avant des penseurs socialistes tels que Sorel (3), Proudhon (4) et même Marx (5).

Cet anti-libéralisme verbeux et discursif se dissout lamentablement au fil des années à mesure que l'extrême-droite progresse et ré-absorbe dans sa course au pouvoir les idées libérales. De fait, en dehors des mondanités germanopratines et des flagorneries intellectualisantes autour de divers penseurs communistes et/ou marxistes, la Nouvelle Droite se repaît bien d'un Zemmour, ou d'un Patrick Buisson, conseiller de Sarkozy — pas particulièrement guévariste sur l'économie —, sans jamais amorcer le moindre débat avec ses interlocuteurs sur le capitalisme.

Les identitaires, qui assurent incarner l'exact opposé du « système », ne font d'ailleurs pas mystère de leurs sympathies (dans les colonnes de la revue néo-droitière Éléments) pour des régimes tels que la Hongrie, Israël ou encore le Japon. Voici en quels termes s'exprime l'un des fondateurs d'Identitare Bewegung Ostreiche (IBO), affilié, tout comme Génération Identitaire — les deux organisations utilisent le même logo, le delta spartiate —, à l'opération Defend Europe : « Des pays comme la Hongrie, le Japon, mais aussi Israël, prouvent qu'une modernité technique et qu'un capitalisme modéré sont possibles, sans haine ethnique ni migrations de remplacement. […] je réfute les récusations hégémoniques des patriotes socialistes et libertaires pour lesquels seul le libre marché ou l'État porte la responsabilité de ces mouvements de population. » (6)

L'assertion est tellement rapide et détachée qu'on en serait presque convaincus. Hongrie, Japon, Israël. Le bougre autrichien qui détaille ici sa pensée, dénommé Martin Sellner, vient littéralement de prendre pour exemple trois modèles de sociétés en crise. La Hongrie, de Viktor Orban, enfer libéral d'où ont fui près d'un million de travailleurs entre 2006 et 2015 (7) — ce qui explique en partie la baisse du chômage. À cela s'ajoute la fuite des cerveaux, la précarité de l'emploi et le stress démographique, faisant de la Hongrie un pays ayant perdu plus d'un million d'habitants depuis les années 1980 (8).

Attardons-nous sur le Japon et Israël, qui cumulent à eux seuls une série interminable de problèmes extrêmement préoccupants. Le premier souffre en vrac : de misère sexuelle, de dépression, de surexploitation, de problèmes de sommeil structurels, d'un vieillissement accru de la population, d'un mal-être au travail extrêmement répandu. Le second pays, Israël, est une plateforme coloniale tertiarisée sous perfusion américaine établie sur l'asservissement et la spoliation directe des populations palestiniennes, qui servent au passage de main d’œuvre bon marché ; ce qui entraîne régulièrement des conflits armés, causant des morts des deux côtés. Comme modèle de société baignant dans le « capitalisme modéré », on passera.

Il est fort étonnant que ces scouts en chemises brunes, aficionados de randonnées-ratonnades dans les Alpes franco-italiennes et de séances de boxe sur fond de drift en pick-up Toyota, visent comme idéal civilisationnel le jeune japonais dépressif reclus dans son 9 m² se masturbant frénétiquement sur des dessins animés. On chercherait en vain une existence plus « déracinée » que celle des citoyens de l'Empire du Soleil Levant, qui se dirigent de plus en plus vers une dystopie techno-libérale où règnent les I.A., les poupées de compagnie et les « « « amis » » » loués sur des sites prévus à cet effet.

À quoi renvoient donc ces concepts d'enracinement et de déracinement que le camp réactionnaire agite depuis près de 200 ans, et que Maurice Barrès a tenté de mettre en scène dans sa trilogie romanesque dite de l'Énergie nationale ? En effet, on ne compte plus les critiques – de droite – de l'ordre établi qui font état d'une « séparation », d'une « déconnexion » entre les hommes et les choses.

Les conservateurs et réactionnaires de toute espèce jettent un châle mystique sur des processus parfaitement objectivables et explicables que sont l'enracinement et le déracinement. Ceux-là même qui souhaitent se ré-enraciner plaident alors pour une régénération ethnique et une reconstitution d'un corps social pieux. Accusant les marxistes, parfois à raison, de ne voir que l'économie, ils en oublient les premières pages du seul Manifeste du parti communiste, qui parlent déjà de la bourgeoisie noyant « les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste », déchirant « le voile de sentimentalité touchante qui recouvrait les rapports familiaux et les a réduits à de simples rapports d'argent. » (9)

La modernité capitaliste, en produisant l'individu, a dissout les vieilles appartenances. Cela a engendré, dans le cours chaotique de son développement historique, une mobilité subie qui prive les individus ainsi déplacés de repères culturels. Ce surgissement de l'individu recompose le monde qui l'entoure. Ce dernier perd sa substantialité. « Le trait le plus essentiel de la modernité est justement de détester la modernité » (10) écrit Dominique Pagani. Bref, l'Homme progresse dans la liberté, mais dans le même mouvement il est seul, isolé au milieu d'un monde « désenchanté » (11).

La modernité capitaliste se présente comme une forme idéale de totalisation de la vie humaine (12), un nouvel arraisonnement du monde rendant possible la réalisation de l'individu sans pour autant permettre à tous les individus de porter concrètement le poids de leur individualité. La modernité capitaliste, de par sa nature libérale, subsiste parce qu'elle exploite, réifie et aliène une partie de l'humanité au profit des seules classes exploiteuses, qui elles seulement peuvent faire l’expérience de la liberté, quoique de façon imparfaite, dans la mesure où cette liberté est privée de la praxis et donc de la singularité humaine.

De fait, Marx faisait remarquer dans les Grundrisse qu'il était « aussi ridicule de vouloir revenir à cette plénitude originelle que d'en rester à cette totale vacuité » (13). Cette totale vacuité dont parle Marx, que Simone Weil décrira un demi-siècle plus tard comme un véritable déracinement, c'est-à-dire l'incapacité à participer « réellement » et « activement » à « l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir » (14), s'explique si l'on considère le capitalisme, non pas comme un vague système économique, mais comme un mode de production qui donne à la réalité sociale sa structuration déterminante. Il aliène le producteur et le réifie, lui ainsi que son environnement, jusqu'à transformer la culture — sa culture — en marchandise interchangeable. Étranger à la praxis et par conséquent à lui-même, dépossédé de ses attaches et cela indépendamment de sa volonté — l'accès aux ressources et au libre développement de sa personne étant soumis à des disciplines de rentabilité —, l'Homme, dans le cadre du mode de production capitaliste, ne saurait conserver ses racines.

Se ré-enraciner ne répond donc pas d'une logique essentialiste, qui postule la régénération de la race ou une fusion abstraite et mystifiante avec la « terre », les « morts » ou la « nature », mais d'une logique communiste, qui rend l'Homme intégralement souverain. Souverain sur ses terres et dans sa cité (souveraineté nationale et populaire) mais aussi souverain sur le travail, dans le cadre de la propriété sociale des moyens de production.


Notes :

(1) « Notre Charte », La Droite Populaire.
(2) « Présidentielle : mais que pense Zemmour en économie ? » , Capital, 3 août 2021.
(3) Nouvelle École, n°57, 2007.
(4) Nouvelle École, n°67, 2018.
(5) « Dossier : Karl Marx, le retour ? », Éléments n°172, juin 2018.
(6) « Entretien avec Martin Sellner », Éléments n°180, octobre-novembre 2019, page 80.
(7) Matthieu Boisdron, « La Hongrie, une démocratie européenne à l'ère libérale », Fondation Jean Jaurès, 17 juin 2020.
(8) ibid
(9) Karl Marx et Friedrich Engels, « Manifeste du parti communiste », Paris, Librio, 2017, page 32.
(10) Alexis Manago, « Pagani sans détours », Paris, Delga, 2019, page 149.
(11) Marcel Gauchet, « Le désenchantement du monde », Folio, 2005, 480 pages.
(12) Bolivar Echeverria, « Les illusions de la modernité », Paris, Delga, 2020, page 155.
(13) Karl Marx, « Grundrisse », Paris, Éditions Sociales, 2011, page 121.
(14) Simone Weil, « L'enracinement », Paris, Folio, 1949, page 61.

Sources images :

GDJ : tree-5818945960720

Anonyme : Simone Weil

Jean-François Millet : L'Angélus

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