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Libéralisme-libertaire

Contre-critique des bêtises de François Bégaudeau sur Michel Clouscard

Les critiques répétitives de F. Bégaudeau à l'encontre de Michel Clouscard et de son concept de libéralisme-libertaire traduisent un manque de consistance théorique, faute d'avoir fourni le travail nécessaire. Mais il n'est d'ailleurs pas très étonnant que Bégaudeau discrédite le concept qui le dévoile.

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Par Bastien C.

Lecture 25 min

Mais pourquoi donc faire une critique de François Bégaudeau, qui est une des dernières personnes publiques à se revendiquer du marxisme ? Cette question légitime est sans doute la première qui viendra à l’esprit de tout lecteur bien intentionné après la lecture du titre de cet article. Commençons donc par rassurer ce lecteur en lui indiquant que nous n’entendons pas exclure M. Bégaudeau de toute discussion. En réalité, c'est tout l’inverse de cela. Nous reconnaissons même les qualités oratoires et littéraires de M. Bégaudeau, ainsi que son courage lorsqu’il impose un discours marxisant dans les papotages mondains des plateaux télé.

Cependant, les critiques répétitives de M. Bégaudeau sur Michel Clouscard, et notamment celle qu’il tente d’opérer dans Notre joie, nous ont laissé penser que notre camarade peine à comprendre l'œuvre de Clouscard dans son ensemble. Manque de travail ou cécité causée par son positionnement social ? Sans doute les deux à la fois, mais il n'est pas étonnant qu'il s'attaque au concept qui le dévoile. Pour ce qui nous concerne, nous sommes tout autant attachés à la précision que M. Bégaudeau. Nous tenions donc à répondre à sa critique afin de ne pas laisser Clouscard être transformé en arbre marxiste cachant la forêt réactionnaire.


fond blanc

Cet article est un complément à la vidéo de Loïc Chaigneau en réponse aux propos de M. Bégaudeau sur Michel Clouscard. Vous pouvez retrouver cette vidéo ci-dessus.

Amalgame de Clouscard et Soral

D’emblée, la main de M. Bégaudeau se heurte au concept de libéralisme-libertaire, concept qui est le fil conducteur de l’analyse clouscardienne de la société post mai 68. Fin observateur, il remarque alors que ce « champ lexical » a été repris par une extrême-droite incarnée dans la figure de Soral. L’exercice de style qui suit est certes brillant, mais nous nous demandons pourquoi signaler que Clouscard s’était nettement démarqué de Soral pour ensuite les lier par le syntagme « libéralisme-libertaire ». Privilège des poètes qui « troublent leurs eaux afin qu’elles semblent profondes » comme nous le rappelait Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Que Soral ait en partie repris le vocabulaire de Clouscard, personne ne le niera. Mais pour qu’accord il y ait, il faudrait que la réalité traduite par ce concept soit la même. Or, là où Soral entend dénoncer une perversion des valeurs traditionnelles et a pour projet politique d’unifier « la gauche du travail et la droite des valeurs », Clouscard exprime la dynamique propre de la société capitaliste. Nous y reviendrons par la suite, mais nous voyons que M. Bégaudeau prend un faux départ.

La conscience de soi d'un individu ne permet pas de juger ses actes objectivement

Il s'ensuit une restitution plutôt fidèle de la thèse de Clouscard sur l’alliance objective du libéral et du libertaire, qui nous laisse espérer que ce n’était qu’un départ raté. Malheureusement, cet espoir est immédiatement déçu dans le paragraphe qui suit. Le montage théorique de Clouscard serait contredit par le factuel. Dans les faits, les libertaires ne seraient pas alliés avec les libéraux mais les auraient toujours consciemment combattu. Clouscard « n’est pas si factuel. Pour être marxiste, il n’en est pas moins philosophe » et « les consciences individuelles sont dérisoires au regard de sa conscience philosophante occupée à ficeler son grand récit ».

Qu’un tel argumentaire soit soutenu par un intellectuel lambda n’a rien de surprenant, mais de la part d’une personne se revendiquant du marxisme, cela nous a laissé pantois. En tant que marxiste, M. Bégaudeau ne peut quand même pas ignorer qu’un individu n’est jamais le mieux placé pour produire un jugement objectif sur lui-même. Marx n’a t-il pas écrit « Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi » ? À la suite des avancées de Marx et de Freud, nous savons que les individus sont pris dans un ensemble de rapports sociaux qui déterminent leur conscience, qu’ils sont mus par un inconscient dont ils n’ont précisément pas conscience. Les hommes font l’histoire mais ils ne sont pas conscients de cette histoire. Tout l’enjeu du marxisme sera d’élever la conscience des hommes à la conscience historique. Et si l’on souhaite analyser la conscience d’un groupe d'individus il faut alors distinguer la conscience de fait et la conscience possible (1). Ce qui nous permet de comprendre le rôle objectif des libertaires de 68 n'est donc pas ce qu'ils disaient faire, mais comment leurs actes s'inscrivaient dans la dynamique du mode de production.

Entre cette conception et celle des libéraux – qui comprennent les individus sous le modèle de l’homo eoconomicus, c’est-à-dire de l’homme comme monade isolée pleinement consciente de ses intérêts et de ce qu’elle fait – il faut choisir. Là où M. Bégaudeau se borne à un empirisme plat, Clouscard étudie la dynamique du mode production, ce qui est produit par la révolte estudiantine de mai 68 indépendamment de la conscience de ses acteurs.

Relativisme interprétatif et marxisme

Aussi, nous retrouvons une critique de la philosophie s’occupant d’édifier des récits qui sont de l’ordre du possible et non du factuel. « Cela s’entend. Cela se conçoit. Toutes les conceptions sont possibles » nous dit-il (2). La philosophie ne serait que des conflits d’interprétations, de grands récits qui s’opposent. Cette critique n’a rien de neuf. C’est déjà une des thématiques de Nietzsche qui sera reprise par tout le courant postmoderne, et notamment par Lyotard dans son livre La condition postmoderne. Ce dernier dénonce précisément les grands récits hégéliens pour ce qui concerne les étapes successives de la conscience, et marxistes pour la succession implacable des modes de productions.

Depuis Nietzsche au moins - et à contre-sens souvent aussi - l’interprétation a pris le pas sur l’analyse objective. Il ne serait plus possible de proposer un contenu objectif mais seulement des interprétations. De fil en aiguille, toutes les interprétations se vaudraient, comme des opinions quelconques. Plus encore en matière de politique et de vie sociale. Or, rien n’est plus faux et croire que la politique n’est qu’une affaire de point de vue c’est se refuser à transformer le monde.
[Podcast] Depuis Nietzsche, l’interprétation a pris le pas sur l’analyse objective. Il ne serait plus possible de proposer un contenu objectif mais seulement des interprétations qui se vaudraient, comme des opinions quelconques. Plus encore en matière de politique et de vie sociale. Or, rien n’est plus faux et croire que la politique n’est qu’une affaire de point de vue c’est se refuser à transformer le monde.
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Outre que cela est faux – car on ne retrouve ni chez Marx ni chez Hegel une conception aussi mécaniste de l’histoire – ce qui se cache derrière cette critique est le rejet de la totalité car la totalité mènerait au totalitaire, donc à Staline et au goulag. Nous ne connaissons que trop bien ce leitmotiv, qui est le refrain le plus fredonné des cinquante dernières années par les intellectuels antimarxistes. Il est donc étrange de voir M. Bégaudeau souscrire à cette machine de guerre intellectuelle conçue lors de la guerre froide.

Si Marx avait lui aussi critiqué la philosophie, ce n’était pas pour s’en passer mais pour en montrer les limites, afin de la réaliser en pratique. Avec Marx, la philosophie n’est pas une façon d’interpréter le monde relative à chacun, mais une compréhension objective du monde qui a pour finalité de transformer. Il y a donc une objectivité possible des sciences humaines, et plus spécifiquement de l’étude des rapports de productions. Les classes sociales ne sont pas des constructions discursives qui mettent en conflit des groupes d'individus. Ce sont des catégories objectives, car la place que l’on occupe dans le processus de production, notre rapport production-consommation, se prête à la mesure. Quand on est marxiste, on ne peut pas reconnaître que toutes les conceptions soient possibles quand il s’agit d’étudier le réel. La formule que M. Bégaudeau a utilisé contre Clouscard se retourne donc contre lui. Il a beau se revendiquer marxiste, il n'en est pas moins post-moderne.

Le positivisme de M. Bégaudeau

M. Bégaudeau résout ce conflit d’interprétation des philosophes perdus dans les étoiles par le retour au « réel », par les faits empiriques. « Mais les faits, eux, ne volent pas dans le possible, ils sont avérés ou non. Dans les faits, le désir d’achat ne participe en rien du désir valorisé par les anarcho-désirants ». Face aux spéculations philosophiques qui peuvent raconter n'importe quoi tout en étant cohérentes, les faits, eux, nous parleraient directement.

Outre ce que nous avons rappelé plus haut quand à l'objectivité de la conscience individuelle, il reste à apprendre à M. Bégaudeau une des bases élémentaires en épistémologie (3). Les faits en tant que tels ne sont pas des objets propres à une connaissance. Pour qu’un fait soit une matière d’étude, il faut qu’il devienne un objet théorique. Or, un objet théorique est toujours le fruit d’une activité théorique du chercheur ou d’un groupe d'individus. Par exemple, dans un cadre expérimental, un chercheur produit lui-même l’expérience qu’il va étudier ; il utilise donc des principes physiques et mathématiques qu'il n'a pour le moment pas encore empruntés à son expérience. Autrement dit, c’est par un processus logique qu’il construit les conditions qui lui permettront de tirer une connaissance de l’expérience. De même, lorsqu'on étudie un fait historique, on a en amont utilisé des principes épistémologiques et logiques que l'on a choisi plutôt que d'autres. Cela permet de transformer un fait contingent en un objet historique propre à l’étude (4).

→ À lire aussi : Épistémologie historique : théories, pratiques et conditions objectives

Une nouvelle fois, M. Bégaudeau, avec cette position positiviste, s’inscrit dans un lignage intellectuel qui n’a rien de marxiste. Le fait que les libertaires et les libéraux ne soient pas apparus comme cul et chemise dans les faits ne nous apprend rien quant au rôle historique que les premiers ont joué au profit des seconds. C’est même tout l’inverse. Ils ont d’autant mieux joué leur rôle historique qu’ils n’en avaient pas conscience – mais nous y reviendrons.

La fiction de M. Bégaudeau face à l'analyse de Clouscard

M. Bégaudeau, loin de rendre les armes, se propose maintenant d’opposer « une contre-spéculation » à la « spéculation historique » de Clouscard. Ce ne serait pas le libéralisme-libertaire qui est une ruse de la raison libérale, mais l’inverse. La consommation transgressive n’aurait pas été une marque d’intégration au système mais une salve d’énergie qui a débordé la fonction première de la marchandise. Alors que la marchandise devait intégrer les individus au système, elle leur aurait rendu insupportable la verticalité. Rapidement, cette insurrection face à la verticalité serait devenue une insurrection globale face à l’ordre capitaliste.

Pourquoi pas. Tout cela ferait sans doute une fiction très divertissante. Mais, du point de vue de la rigueur sociologique, on ne peut pas s’amuser à inverser les choses, à proposer autant d’interprétations que l’on veut – c'est-à-dire nier le réel. Si le libéralisme était une ruse de la raison libertaire, cela supposerait que nous ne vivrions pas sous le mode de production capitaliste mais dans une société libertaire. Cette supposition pose que le libéralisme, qui est le bras armé idéologique de ce dernier, ne règnerait pas non plus. Le libéralisme serait alors une ruse qui permet de perpétuer le mode de production libertaire. Nous voyons bien qu'à moins d’être idéaliste, ce qui ne peut pas être le cas d’un marxiste aussi conséquent que M. Bégaudeau, la contre-spéculation s’effondre face au réel. Ou alors il est vrai que nous vivons d’ores et déjà dans une société libertaire, ce qui ne saute pas immédiatement aux yeux.

Par contre, lorsqu'on renoue avec le réel, voici ce à quoi nous ramène la « spéculation » de Clouscard. À partir de la révolution industrielle et jusqu’au début du XXème siècle, le capitalisme est en plein essor et a besoin d’une morale puritaine pour garantir l'accumulation du capital. Cette morale justifie la misère du prolétariat. Cette expansion rapide finit par aboutir à un nouveau stade du capitalisme que Lénine nomme impérialisme. Nous savons que cela aboutira aux deux guerres mondiales qui expriment, surtout la deuxième, la nécessité de passer à un autre stade (cela ne signifie pas pour autant que le capitalisme n’est plus impérialiste, bien au contraire).

Toute l’après-guerre est alors marqué par le développement d’une infrastructure industrielle d’un niveau très avancé, par l’ascension de nouvelles couches sociales telles que les ingénieurs et cadres techniques, qui auront pour fonction d’encadrer la production sous la tutelle de l’État. Mais le capital doit sans cesse conquérir de nouveaux marchés pour contrebalancer la baisse tendancielle du taux de profit. Pire, l’existence de l’URSS et d’une classe ouvrière organisée dans son parti, le PCF, et son syndicat, la CGT, menant une lutte implacable contre le capital, font peser sur lui une menace mortelle. Il lui faut alors développer toute une industrie du loisir pour contrer la baisse du taux de profit. Face à cette nécessité vitale, la bourgeoisie traditionnelle doit céder le pas à une bourgeoisie « cool, branchée », désirant « kiffer » sa vie. Les verrous de la morale traditionnelle doivent être brisés, et ils le seront ! Les nouvelles couches moyennes et les libertaires auront pour fonction d’assimiler le plan Marshall et de diffuser la nouvelle culture dans la société française. Mai 68 apparaît alors comme le saut qualitatif qui permet de balayer définitivement la vieille société.

Nous n’avons pu qu’en tracer une esquisse, mais voici la spéculation que nous propose Clouscard dans des livres tels que Critique du libéralisme-libertaire ou encore Les dégâts de la pratique libérale-libertaire. Cette étude est sans doute moins « funky » que l’image du punk qui se révolte contre le capitalisme, mais elle s’appuie sur des bases dont nous avons montré la solidité. La méthode de Clouscard est d'une grande rigueur dialectique. Son analyse du réel lui permet de comprendre l'unité des contraires (le libéral et le libertaire) dans leur apparente opposition.

Le rapport production-consommation, dialectique du frivole et du sérieux

Après avoir proposé son analyse sur le rôle historique des libertaires, M. Bégaudeau développe ce que Clouscard lui opposerait : l’ambivalence de la consommation est une condition de la survie du capital, l’individu se vend dans l’achat. Cela est vrai, mais il manque l’autre dimension de l’analyse de Clouscard. Il y a une relation dialectique entre la production et la consommation, entre le sérieux et le frivole. La libido du consommateur est répressive à l’égard du producteur. C’est le fondement même du néofascisme que Clouscard expose dans Néo-fascisme et idéologie du désir.

Pour comprendre cela, il faut bien voir que si la pauvreté absolue du prolétariat a effectivement diminué pendant les Trente Glorieuses, sa pauvreté relative a, elle, augmenté. « Ce n’est pas parce que la misère roule en voiture que ce n’est plus la misère » disait Clouscard. Comment cela est-il possible ? Les modalités de l’exploitation ont évolué et permettent un accroissement de l’exploitation. Ces modalités sont : le chômage, l’austérité, la séparation spatiale entre le lieu de travail et le lieu de vie, l’augmentation des cadences, la spéculation immobilière et les taxes sur les biens d'équipement. À cela nous pourrions ajouter que toute l’industrie du loisir repose sur des travailleurs extrêmement précaires. Nous voyons bien que cette nouvelle industrie (qui n’a d’ailleurs pu se développer que grâce au potlatch de la plus-value (5)) repose sur l’exploitation féroce de la classe ouvrière, dont la consommation est très majoritairement cantonnée aux biens d’équipement. Son accès à la consommation ludique, libidinale, marginale reste faible.

Mais l’analyse de Clouscard ne s’arrête pas là. Il montre que dans la relation production-consommation la conscience de soi de la classe ouvrière s'objective dans le processus de production et se nie dans le processus de consommation. Pour être clair : en tant que producteur, j’ai intérêt à alléger au maximum l’exploitation. À l'inverse, en tant que consommateur j’ai intérêt à acheter des marchandises à bas prix. Cela génère une schizophrénie sociale dont nous pouvons aujourd’hui mesurer les conséquences. La résurgence des thématiques identitaires et le retour du mysticisme sont les résultats du libéralisme-libertaire.

Niveau de vie et genre de vie

On pourrait nous rétorquer que les libertaires avaient eux aussi un niveau de vie proche du prolétariat. Les hippies et autres groupes exprimant la « coolitude » vivaient après tout dans des habitats extrêmement modestes et ne goûtaient que peu à la nouvelle consommation. N’est-ce pas aller vite en besogne que de les associer à l’exploitation de la classe ouvrière ? Clouscard avait lui-même répondu à cette objection en distinguant le genre de vie du niveau de vie (6). Le niveau de vie correspond aux possibilités que notre situation matérielle nous permet, tandis que le genre de vie correspond à la vie que nous menons à un instant t.

Ce que nous avons décrit plus haut correspond au genre de vie qu’ils s’étaient donnés mais ne nous dit rien sur leur niveau de vie. Pour en apprendre plus, il faut faire la sociologie de ces marginaux. Or, ils étaient très majoritairement issus des nouvelles couches sociales, voire même de la bourgeoisie. Ainsi, leur niveau de vie réel était bien plus élevé que ce qui pouvait apparaître. C’est même grâce à ces moyens matériels qu’ils pouvaient se donner le genre de vie (élevage de moutons à la campagne, appartement non terminé, etc.) qui leur plaisait.

Le prolétaire, lui, n’a pas ce loisir. Il ne fait pas ce qui lui plait mais ce qu'il peut. Son genre de vie se confond avec son niveau de vie. Ce même prolétaire qui était désigné comme traître à la cause révolutionnaire (on se demande bien laquelle) lorsqu’il avait l’audace de s’acheter une télévision couleur après avoir subi l’exploitation pendant des dizaines d’années. La formule « métro, boulot, dodo » ne fait que désigner le prolétaire comme étant enfermée dans une quotidienneté qui le rend inapte à la révolution. Elle exprime toute la morgue de classe de ces révolutionnaires en carton. Ceux qui subissent l'extorsion de la plus-value sont pointés du doigt comme des réacs, comme des beaufs finalement trop stupides pour faire la révolution. Le discours qui prétendait pouvoir se passer des préoccupations bassement matérialistes était le privilège de ceux qui avaient eu accès à un niveau de vie élevé.

Consommation transgressive n'est pas synonyme de liberté

Dans la dernière partie de son texte, M. Bégaudeau s’attaque à la critique du culturel que propose Clouscard. Il « flaire » que la critique clouscardienne du jean, du rock, de la culture punk, etc., « ne soit pas amendable car elle est affective » (7). Nous n’avons sans doute pas le flair de M. Bégaudeau, mais nous avons l’oreille. Ce dernier avait déclaré, dans une interview chez Thinkerview (8), que reconnaître la critique de Clouscard reviendrait à nier toute son existence. C’est effectivement une perspective qui pourrait en effrayer plus d’un, alors essayons de tempérer cette inquiétude. Personne ne juge la jouissance suprême que vous éprouvez pendant vingt secondes d’une chanson des Clash. Clouscard lui-même ne juge pas sur un plan moral cette jouissance. Il ne nie pas non plus la « dinguerie » que le système n’aurait pas en lui. Comment blâmer quelqu’un d’aimer les choses qu’il est conditionné à aimer ? Nous vivons tous selon les us et coutumes de notre époque.

Ce que Clouscard critique, ce sont avant tout les postures et les discours qui accompagnent cette culture. C’est précisément le discours que porte M. Bégaudeau sur la jouissance qui serait « en plus » de la consommation marchande du rock, et qui aurait une portée révolutionnaire. En faisant cela, il base la révolution sur une sensation purement subjective, alors qu’elle ne peut être construite qu’à partir d’une activité rationnelle (ce qui n’exclut absolument pas l’ordre des affects (9)). Plus largement, il faut bien voir que c’est toujours ce genre discours qui accompagne la consommation « transgressive ». Il apparaît ainsi comme une inversion du réel. Alors que cette consommation est la marque d’intégration à la nouvelle société, elle est présentée comme un moteur révolutionnaire et comme étant libératrice.

Prenons l’exemple que retient M. Bégaudeau : le jean. Ce vêtement, qui est la mise en forme du corps comme marchandise, est présenté comme libérateur. M. Bégaudeau ne dit d’ailleurs pas autre chose en voyant le jean comme un moyen pour les femmes d’occuper l’espace public comme elles veulent. Que le jean ait été un gain de confort, qu’il ait offert plus de liberté de mouvement que les tenues traditionnelles, nous l’accordons volontiers. Mais cela ne nous apprend rien sur la signification de son usage massif.

Avec le jean, on est passé de la tenue modèle au corps modèle. Ce corps est celui mis en valeur par le cinéma hollywoodien, c'est celui de la femme svelte, galbée. Ainsi, la norme à désirer pour les hommes est ce corps, la norme à atteindre pour les femmes est ce corps. Le moyen d'atteindre ce corps, de le mettre en valeur dans l'échange marchand, est le jean. Bien loin de libérer les femmes, il les asservit au modèle du corps-objet, les classe entre celles qui le portent et celles qui ne le portent pas. Celles qui le portent sont elles-mêmes réparties entre celles qui le peuvent et celles qui ne le devraient pas. L'expression de la féminité est alors réduite à une seule forme du corps, et cette expression n'est plus que marchandisation du corps. De fait, les femmes issues des couches populaires sont exclues de la féminité par ce nouveau corps-modèle. Entretenir un corps d'une telle perfection plastique demande des moyens matériels et un temps qu'elles n'ont pas.

À ce propos, nous nous permettrons de faire observer que cette libération apparaît comme bien dérisoire pour une femme africaine devant faire 40 kilomètres tous les jours pour aller chercher de l’eau. Nous osons même dire qu’elle rêve bien plus d’avoir l’eau courante au village et une voiture pour se déplacer. Ici, le discours de M. Bégaudeau ne fait qu’invisibiliser les causes réelles de la libération progressive des femmes. Il ne répond pas non plus à l’analyse sociologique de Clouscard sur ce qu’induit le jean dans les relations sociales.

Quant au rock, M. Bégaudeau fait un énorme contresens sur la critique de Clouscard, qu’il voit comme un homme attaché à la tradition. C’est en réalité tout l’inverse que Clouscard reproche au rock. Il ne critique pas son avant-gardisme mais le fait que la musique ait été mise dans un carcan. Cela s’étend jusqu’à la structure même de la musique, dont la métrique se réduit à une binarité qui n’est pas compensée par un enrichissement mélodique (10). La récupération du jazz, musique du prolétariat noir américain d’une grande profondeur musicale, par le rock, est une soumission de la musique à l’ordre capitaliste. Il permet alors un dressage anthropologique qui annihile toute volonté réellement révolutionnaire. Les corps deviennent passifs, soumis à la binarité, animés par une simple mécanique. Là où les musiques populaires et les musiques savantes (ou les deux à la fois pour ce qui concerne le jazz) étaient l’expression d’un travail et demandait un effort pour en jouir pleinement, le rock, à force de marketing, est consommé de la même façon dans le monde entier. Ainsi, les corps sont fin prêts à consommer sans produire.

Une nouvelle fois, l’analyse de Clouscard est basée sur des choses mesurables, là où M. Bégaudeau ne fait que nous parler de ses goûts subjectifs. Nous pourrions résumer toute cette partie par la formule spinoziste suivante : l’idée que François a de Michel exprime plus l’état du corps de François que celui du corps de Michel. À ses dépens, M. Bégaudeau est une illustration quasi parfaite de ceux que Clouscard désigne comme libéraux-libertaires.

La défense de la subjectivité par Clouscard

Mais venons-en au plus grave dans ce qu’écrit M. Bégaudeau. Clouscard est maintenant accusé d’être nostalgique du capitalisme patriarcal d’avant-guerre, et le cœur de son communisme serait le refus de l’individu (11).

Il faut pourtant n’avoir jamais lu Clouscard pour lui reprocher de refuser l’individualité. Rappelons qu’une grande partie de son œuvre montre justement que l’individualité et ses expressions philosophiques, telles que le cogito de Descartes et le sujet transcendantal de Kant, sont des acquis historiques. Ce sont des résultats de millénaires de praxis (12). Dans l’Ancien Régime et la Grèce antique, les hommes sont attachés à une nature – ou une substance pour le dire en termes philosophiques – qui leur donne une unité granitique. On est citoyen libre ou esclave par nature, on est noble ou serf par le sang. Ce n’est que cette nature qui permet à l'individu d’être reconnu, et ce n’est que par cette nature que le sens de son existence est donné. Les traits de caractère des personnes sont eux-mêmes perçus comme des natures qui les définissent. C’est par exemple le cas de l’avare de Molière qui, dépossédé de son bien, est dépossédé de lui-même.

Ainsi, si les individus ont bien une profonde unité, c'est au détriment de la particularité. Les expressions multiples de la subjectivité sont encore écrasées par une seule détermination qui donne son unité à l'individu. La modernité technologique, scientifique et politique que porte la bourgeoisie brisera cette unité et fera la part belle à la particularité, ce qui est, répétons-le, un acquis. Nous avons enfin le droit d'être pleinement nous-mêmes, de dire « je ». Le « moi est haïssable » de Pascal est remplacé par le « quand je vous parle de moi je vous parle de vous » de Hugo. La sensibilité romantique sera l'expression esthétique de cette accession à la subjectivité.

Mais, pour maintenir son hégémonie, le capital a tout intérêt à supprimer entièrement ce qui relève de l’universel. Chacun doit être un Robinson sur son île, enfermé dans sa bulle. Imaginez quel danger l’union de tous les prolétaires, qu’il soient hommes, femmes, noirs, blancs, homo, hétéro, etc., représenterait pour la bourgeoisie... Il est bien plus sûr pour elle de scinder la population horizontalement pour éviter la bataille verticale qu’est la lutte des classes.

Paradoxe suprême : l’enfermement de chacun dans sa particularité aboutit à une totale indifférenciation. Privés de toute référence culturelle commune, de structures sociales dans lesquelles s'inscrire, les individus sont des coquilles vides que le marché viendra remplir. La subjectivité est alors entièrement réformée par les besoins du marché. Ainsi, nous voyons que le capitalisme nie totalement l’individualité.

Cependant, Clouscard ne se contente pas de révéler cette contradiction du capitalisme. Nous l’avons déjà dit, il montre que la subjectivité est un résultat historique. Dans son Traité de l’amour fou, Clouscard montre comment la subjectivité se développe à partir de certaines conditions historiques déterminées. C'est la relative pacification des royaumes féodaux qui permet de laisser un espace à la subjectivité, de passer de l'endogamie polygamique à l'exogamie monogamique. Pour le dire simplement : quand on ne fait plus la guerre on fait l'amour. La monogamie permet le développement d'une nouvelle subjectivité car le choix du partenaire et la fidélité augmenteront l'intensité des sentiments. La modernité permet l'accomplissement de ce long processus (13).

Comment reprocher à Clouscard un refus de l'individualité après ce que nous avons exposé ? Ce dernier ira même jusqu'à considérer que l’une des principales causes de l’échec du marxisme tient à ne pas avoir suffisamment considéré la subjectivité, qui est pourtant au fondement du Contrat Social de Rousseau (14). La critique de Clouscard est donc bien plus une défense de l’individu, qui ne pourra être pleinement individu que par le dépassement du capitalisme.

Clouscard nostalgique du capitalisme patriarcal ?

Il faut aussi n’avoir jamais lu Clouscard pour lui reprocher d’être nostalgique du capitalisme à papa (15). Permettons-nous d’insister une nouvelle fois sur le point suivant. Clouscard analyse le passage d’une société à une autre. Il exprime la logique de ce passage et décortique les nouvelles pratiques culturelles pour en révéler le non-dit. Il s’agit de « ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais de comprendre ». Sur quoi repose ce procès d’intention fait à Clouscard ? Le flair de M. Bégaudeau. Cela est sans doute utile aux chiens, mais, pour comprendre un auteur, la lecture est généralement plus recommandée. Si M. Bégaudeau avait lu Clouscard, il saurait que le projet politique de Clouscard, proposé dans Refondation Progressiste, s’articule sur le développement d’un socialisme autogestionnaire. Il sait très bien que le retour en arrière n'est pas possible. L'histoire ne repasse pas les plats. Ce retour n'est pas non plus souhaitable car nous ne ferions que reproduire un capitalisme reposant sur la misère ouvrière, dont les contradictions nous ont conduit à deux guerres mondiales.

L’enjeu n’est donc pas de restaurer une société passée, de retrouver une substance passée nous faisant renouer avec l'unité de l'Être (16). Le regard de Clouscard est résolument dirigé vers ce qui est et vers ce qui sera par notre action collective. Que nous propose M. Bégaudeau face à cela ? Rien. Ou plutôt des actions individuelles. Faire sa part, changer sa consommation. Se changer soi pour changer le monde. En bref, il valide le discours dominant faisant reposer sur chaque Robinson le poids du monde.

→ À lire aussi : Michel Clouscard, penser l'histoire et son actualité
Michel ClouscardMichel Clouscard (Inconnu / Libertas)

Conclusion

Concluons cet article par une double invitation. Avec la première, nous invitons M. Bégaudeau à appliquer la juste exigence qu’il avait formulée : ne pas parler d’un auteur que l’on n’a pas sérieusement travaillé. M. Bégaudeau est suffisamment cultivé et intelligent pour comprendre les contresens qu’il fait à répétition sur Clouscard s’il se donne la peine de le travailler sérieusement. S'il est sincère dans sa démarche anti-capitaliste, questionner ses déterminations est un minimum.

Par la deuxième, nous l’invitons à discuter avec ceux qui ont réellement travaillé Clouscard. Nous pensons par exemple à Dominique Pagani et à Loïc Chaigneau. M. Bégaudeau nous a prouvé son absence de sectarisme en acceptant de discuter avec des identitaires. Partant de là, pourquoi ne pas discuter avec son propre camp ? C’est le dialogue, quitte à ce qu’il soit critique, associé à un travail rigoureux, qui fait progresser. Plutôt que de parler tout seul pour déboulonner des idoles qui n’en sont pas, parlez avec nous. Le seul risque sera de voir remonter à la surface le refoulé social. Chose difficile à affronter, nous ne le nions pas, mais, en ces temps de crise, c’est un moindre mal.


Notes et références :

(1) La distinction entre conscience possible et conscience de fait est apportée par Goldmann (inspiré par Lukács). La conscience de fait est la conscience « actuelle » d'un sujet individuel ou collectif. La conscience possible est le maximum de conscience de soi que le positionnement dans les rapports de production autorise à un moment du mode de production. Cette distinction permet d'articuler des stratégies politiques en fonction de ce que la conscience possible permet de faire.

(2) François Bégaudeau, « Notre joie », Fayard, page 292.

(3) L'épistémologie est l'étude des sciences, des théories de la connaissance, de leurs principes théoriques. Elle s'intéresse aussi à leur évolution tout en s'intéressant à ce qui ne change pas dans ce changement. Les principes peuvent évoluer mais il y a des invariants dans la méthode. C'est tout cela qui est l'objet de l'épistémologie.

(4) À ce propos, il peut être intéressant de lire « Comment on écrit l'histoire ? » de Paul Veyne. C'est un essai d'épistémologie où l'auteur montre comment se constitue un objet historique.

(5) Le potlatch de la plus-value est un concept forgé par Clouscard dans « Le capitalisme de la séduction ». Il s'agit d'un surplus de plus-value qui ne part pas directement dans l'accumulation du capital. Ce surplus est investi dans les nouveaux métiers du management et de l'animation, dans la nouvelle industrie du loisir. Il est « une dépense somptuaire qui permet d'établir la hiérarchie sociale selon la consommation. L'étude de ce potlatch (de la plus-value) permettra donc de compléter la définition des classes sociales et de contribuer à apporter au marxisme le complément nécessaire aux classifications déjà connues, celles du procès de production. »

(6) Pour aller plus loin, lire « Néo-fascisme et idéologie du désir ».

(7) François Bégaudeau, « Notre joie », Fayard, page 294.

(8) Vous retrouverez l'extrait en question dans cette vidéo.

(9) Voir le développement sur le communisme du sublime dans « Pourquoi je suis communiste ? » de Loïc Chaigneau.

(10) Pour approfondir l'analyse musicologique et sociologique du rock, nous vous renvoyons vers l'article sur la musique rédigé par Aurélien Bähler, et le court métrage « La fausse note », réalisé par Aliocha, où Dominique Pagani propose une analyse du rock et de son rapport au jazz.

(11) « La mauvaise disposition de Clouscard vis-à-vis de l'individu en tant qu'individu est peut-être le noyau affectif de son communisme », François Bégaudeau, « Notre joie », Fayard, page 299.

(12) La praxis ici est à ne pas confondre avec le sens que lui donnait Aristote. Il s'agit pour Clouscard du travail humain, de la transformation de l'environnement par ce travail qui transforme les hommes.

(13) Dans « Critique du libéralisme-libertaire », Clouscard étudie la nouvelle subjectivité bourgeoise dans ses moment successifs, que sont par exemple le romantisme, le romanesque, l'existentialisme.

(14) « Le refus de la subjectivité a été l'une des raisons même de l'échec du marxisme-léninisme, un contre-sens total sur les enjeux. Et maintenant que le mal est fait, on est contraint (polémique) d'aller chercher chez l'adversaire ce qui aurait dû être l'un des fondements de la refondation du matérialisme dialectique et historique. Comment ne pas avoir compris que la subjectivité était l'ennemie numéro 1 de l'individualisme et de l'appropriation. On a confondu la subjectivité — de valeur universelle, ce qui est commun à tous, fondement de la volonté générale — et l'individualisme — de valeur capitaliste. » Michel Clouscard, « Les chemins de la praxis », Paris, Delga, 2015, page 31.

(15) « J'en viens à sentir, dans son analyse du remplacement du capitalisme par un autre, une préférence pour le capitalisme d'avant-guerre. Je ne vais plus tarder à penser qu'elle s'inscrit dans une nostalgie du patriarcat », François Bégaudeau, « Notre joie », Fayard, page 296.

(16) « Il faut écarter toute nostalgie théologique et toutes ses dérives épistémologiques. Notre destin n'a pas été perdu. Il n'a jamais eu lieu. Il n'y a pas eu de destin. Le sens n'a pas été, quelque part, donné, fixé. Puis oublié. En tous les cas perverti par l'histoire. Il faut récuser toute quête et restauration d'une substance perdue. Dans le domaine de la connaissance comme dans celui de la politique. La nostalgie de la substance fonde toute idéologie réactionnaire. Il n'y a pas de marque indélébile, plaie secrète de l’Éternel Graal, irrécusable témoignage d'une pureté ou innocence perdue. Notre destin est à faire. Tout commence, tout a commencé, par les rapports de production. » Michel Clouscard, « Le capitalisme de la séduction », Paris, Delga, 2009, page 299.
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