L’épistémologie antimarxiste et contre-révolutionnaire du postmodernisme
Le postmodernisme, incarné en France par les figures de MM. Lyotard, Deleuze, Foucault et Derrida, notamment, est un courant de pensée contre-révolutionnaire qui permet le maintien idéologique du capitalisme et nous empêche de comprendre le monde et de penser les transformations sociales.
L’une des premières difficultés à laquelle nous nous heurtons à propos du postmodernisme est liée au fait que les tenants de ce courant refusent parfois eux-mêmes de voir une unité théorique derrière ce concept. C’est pourquoi il apparaît d’emblée nécessaire de montrer que malgré une disparité apparente au sein de ce courant, il existe pourtant bien une unité épistémologique qui le constitue et qu’il est possible de qualifier de postmoderniste. Celui-ci prend racine au sein des œuvres notamment de Lyotard, figure de proue du postmodernisme, mais encore de Deleuze, Foucault, Derrida, etc.
Nous proposons d’établir l’unité théorique du postmodernisme à partir de plusieurs éléments : il s’agit a) d’un antirationalisme, b) d’un antimarxisme forcené tant sur le plan épistémologique que politique, ce qui conduit à récuser toute possibilité de comprendre et plus encore de transformer le monde social. Le postmodernisme est c) un dualisme qui opère d) un réductionnisme discursif en réintroduisant e) une césure entre le sujet et l’objet, après son abolition par Hegel et Marx. Enfin, ce qui découle de cette césure est f) un refus de la totalité au seul profit d’un subjectivisme. Notons d’emblée que le subjectivisme s’oppose à la subjectivité en ce que celle-ci n’existe qu’en tant que particulier à même de se réfléchir dans l’universel. Or, le postmodernisme récuse toute forme d’universalité pour les raisons épistémologiques que nous sommes en train d’évoquer. Ce qui a nécessairement des implications aussi politiques. De ce fait, l’ensemble du courant postmoderniste peut être qualifié de néo-kantien dans le sens conceptuel très particulier que Michel Clouscard lui a donné et qui s’articule autour de quatre éléments : 1°) la dichotomie du Noumène et du Phénomène ; 2°) la dichotomie de l’empirisme (transcendantal) et du formalisme (transcendantal) ; 3°) la donation de sens selon l’antéprédicatif ; 4°) la donation de sens selon le signifiant (1). C’est seulement à partir de cet ensemble que nous entendons développer succinctement ici qu’il nous paraît possible de saisir une unité logique et cohérente du courant postmoderniste malgré sa diversité qui n’est en fait qu’apparente. C’est aussi et seulement à partir de l’établissement de cette unité qu’il nous est possible de comprendre les liens qui unissent une théorie comme celle de l’intersectionnalité et le postmodernisme et plus encore de saisir en quoi les fondements théoriques de telles approches s’inscrivent d’emblée en faux vis-à-vis des théories socialistes, à commencer par le marxisme lui-même. C’est pourquoi nous tenons durant cet exposé à marquer les nettes différences qui peuvent opposer le postmodernisme au matérialisme dialectique et historique exposé d’abord par Marx et Engels et d’autres après eux. Cela paraît nécessaire puisque le marxisme est une théorie qui pose la connaissabilité du monde social et qui ordonne par là les moyens de le transformer. Le postmodernisme, au contraire, nous le verrons, s’en rend incapable. Bien des tenants de ce courant laissent même entendre qu’ils auraient dépassé le marxisme – ce qui, disons-le d’emblée, signifie en fait pour eux se passer tout bonnement du marxisme. Il n’y a de postmarxiste dans les travaux de ceux qui s’en réclament qu’une composante chronologique, qui les fait effectivement intervenir dans l’histoire des idées après Marx. Mais aucune continuité théorique viable et cohérente, ni a fortiori aucun dépassement, ne peuvent pour autant être établis sur le plan épistémologique ou politique, notamment. Le postmarxisme d’auteurs comme Laclau et Mouffe, sous couvert d’une lecture qui occulte partiellement l'œuvre d’Antonio Gramsci, s’inscrit même en farouche opposition avec un marxisme orthodoxe (2) sur le plan de la méthode.
Michel Clouscard donne un sens conceptuel plus large au néokantisme que ce à quoi il renvoie d’ordinaire dans l’histoire de la philosophie. Pour bien le comprendre, il nous faut repartir de Hegel et de sa critique du scepticisme. En effet, Hegel oppose au dualisme kantien un monisme dialectique, c’est-à-dire une compréhension du monde comme totalité unifiée dans la contradiction. Pour faire simple : là où une position dualiste classique s’acharnerait à reconnaître tantôt le verso et tantôt le recto d’une seule et même pièce de monnaie, le monisme dialectique conçoit qu’il ne peut y avoir de recto et de verso de cette même pièce sans qu’il y ait d’abord l’existence de cette pièce avec son recto et son verso. C’est la raison pour laquelle Hegel accorde une importance décisive à l’apparence, entre autres sur le plan esthétique, en montrant que ce qui apparaît signifie déjà quelque chose par rapport à ce qui est. Le plus souvent même ce qui apparaît nous renseigne davantage sur ce qui est qu’une quelconque quête d’une essence pure ou absolue qui ne peut se dévoiler et se développer qu’au travers de la totalité qu’elle forme avec l’apparence. Là où la philosophie kantienne (qui représente tout de même un progrès certain dans l’histoire des idées) pose quant à elle en dernière instance l’inconnaissabilité du réel (de « la chose en soi ») en opérant une révolution copernicienne qui refuse de partir de l’objet pour partir du sujet de la connaissance sur lequel l’objet doit se calquer. Mais, en faisant cela, Kant maintient la dichotomie entre le sujet d’un côté et l’objet de l’autre. Hegel, au contraire, ne part ni seulement du sujet, ni seulement de l’objet, mais postule d’emblée l’unité du sujet de la connaissance et de l’objet. C’est pourquoi Hegel montre bien que derrière la crainte de l’erreur, vertu dont se parent les sceptiques, il se trouve en fait une crainte de la vérité (3). De fait, en posant une frontière entre ce qui est connaissable et ce qui ne l’est pas, nous nous octroyions bien déjà le droit de reconnaître qu’il existe quelque chose, noumène ou chose en soi comme on veut, tout en prétendant que nous n’y avions pas accès. Or, pour délimiter deux choses il nous faut bien déjà cerner l’existence de chacune d’elles : nous ne pouvons pas dire que le dessous de la table est inaccessible sans que déjà nous constations qu’il y a bien un dessous de la table qui, s’il n’est pas encore connu, reste du moins connaissable. Hegel refuse de partir du doute et y préfère plutôt la certitude qui n’est pas la vérité ou le savoir absolu mais un point de départ phénoménologique, c’est-à-dire un point de départ qui peut rendre compte logiquement du phénomène : c’est toute l’entreprise de la Phénoménologie de l’Esprit. Marx, en continuateur de Hegel (et ce n’est pas pour rien si des philosophes comme Althusser récusent en partie cette continuité), déploie un geste philosophique du même acabit, un geste phénoménologique déjà en substance dans la sixième thèse sur Feuerbach de 1845 lorsqu’il écrit que « l'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux. » Pour Marx, ce qui prime alors, ce n’est pas le sujet ou l’objet, mais c’est la compréhension dialectique qui lie entre eux les sujets au monde tel qu’il existe à la fois indépendamment d’eux et en même temps par eux ; c’est l’idée de praxis. En d’autres termes et pour reprendre une citation célèbre, c’est la vie réelle, dans des conditions historiques particulières, qui détermine la conscience des individus (4). Marx nous permet alors de penser objectivement notre rapport au monde en inscrivant le rapport social, c’est-à-dire la relation et la totalité, au cœur des processus sociaux. Si la réalité sociale est le produit des individus vivants réels, celle-ci existe bel et bien de manière indépendante à ce que ces individus en pensent ou en disent ; c’est en ce sens que l’approche de Marx est matérialiste et qu’elle se veut scientifique. « La praxis est la mesure de toute chose (5) », comme l’écrit Clouscard, en ce sens que le procès de production et avec lui le procès de reproduction du capitalisme, qui se traduit par l’exploitation, est objectivable, mesurable et même quantifiable. Il ne s’agit là que de rappels afin de bien comprendre ce que nous qualifions d’antirationalisme et d’antimarxisme à propos du postmodernisme.
À rebours donc de cette conception du monde, le postmodernisme se présente comme un retour au dualisme et conçoit le monde comme morcelé, comme étant le fruit de processus de subjectivations qui n’ont que faire des conditions matérielles d’existence. Si dans la philosophie kantienne il y a une forme de conscience heureuse qui réconcilie le phénomène et le noumène au travers d’une pratique morale ou esthétique, le postmodernisme creuse définitivement l’écart qui pourrait les séparer. C’est ce qu’analyse très justement Georg Lukács dans La Destruction de la Raison en montrant comment une place peut être faite au seul noumène comme expression irréconciliable et volontairement irrationnelle du réel par opposition à la raison : le désir devient alors producteur (Marcuse, Deleuze, Lordon), la volonté est puissance, etc. Cela sous-entend de séparer de nouveau le sujet et l’objet. La réalité objective devient alors inaccessible au sujet tout en reconnaissant aux objets une existence qui leur est propre et qui est indépendante des sujets. La seule réalité qui devient accessible au sujet est alors celle qu’il met en forme par son discours sur le monde ou celle que d’autres sujets ont mis en forme par le discours. Nous voyons ici déjà les prémisses de luttes politiques qui s’attardent moins sur les conditions matérielles que sur la manière de (bien) nommer les choses : de dire Madame la ministre plutôt que le ministre, sans s’attarder sur les origines sociales et les intérêts politiques défendus par la personne en question, par exemple. Le discours se présente alors comme la seule médiation possible entre le sujet et l’objet et la seule réalité accessible. C’est ce en quoi consiste le réductionnisme discursif du postmodernisme. Et cela a des conséquences pratiques : si la réalité ne nous est accessible qu’en partie, par l’intermédiaire du discours, il apparaît alors que notre seul pouvoir de transformation porte sur ces discours et non plus sur le réel en tant que tel (6).
Il n’y a rien d’étonnant alors à ce que les œuvres majeures des penseurs de la dite French Theory s’articulent à partir de problématiques généalogiques et discursives qui ne sont pas des problématiques historiques au sens ordinaire du terme. Il en va bien sûr ainsi de L’Histoire de la sexualité de Michel Foucault qui porte sur l’évolution des discours à propos de la sexualité dans l’histoire, sur l’apparition de nouveaux discours et non directement sur une étude historique de la sexualité elle-même et de ses conditions d'émergence. Il y a une mise à distance de l’objet dans une quête de cet invisible du trop visible, cet éloignement de ce qui est trop voisin, cette familiarité inconnue (7). De même, en 1988, Jacques Derrida proposait une définition brève, qu’il n’hésitera pas cependant à réemployer à propos de la déconstruction, il dit alors : si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : plus d’une langue (8). À ce jeu-là, plus d’une interprétation est possible, mais nous ne prétendons pas à la vaine interprétation subjectiviste mais bien à l’analyse à partir de l’approche propre à Derrida, dont nous pouvons en déduire certes la pluralité des discours (« langue » désignant ici le discours et « plus » dans le sens de davantage) mais aussi le fait de mettre un terme à ces discours ou le fait de les accepter comme allant de soi (« plus » revêtant alors le sens d’une privation). En somme, l’objectif de la déconstruction pour Derrida est la décomposition du langage, non comme un souhait, mais comme une nécessité pour saisir ce à quoi un discours peut renvoyer au-delà de ce qu’il dit immédiatement. La donation de sens se fait alors d’après l’antéprédicatif parce qu’il y a un refus de reconnaître comme une activité proprement humaine le fait d’attribuer à un sujet un prédicat, c’est-à-dire quelque chose qui le qualifie. L’histoire n’est plus à l’origine du sens. Il y a quelque chose à chercher qui serait anhistorique et par là comme une donnée présente avant ou ailleurs de l’histoire. L’histoire est annulée puisque son sens lui aussi est à chercher dans l’origine et non plus dans le devenir.
En termes de linguistique, le postmodernisme opère un vol du référent. Il y a une autonomie du signifiant à la manière d’une « autonomie relative de la superstructure (9) », qui est poussée à son paroxysme. L’ontologie dualiste qui produit un réductionnisme discursif a bien sûr un impact direct sur les modalités de la connaissance, c’est-à-dire sur l’épistémologie : qu’importe le procès de production et les déterminations matérielles objectives, ce qui importe c’est le discours qui est tenu sur le réel et les luttes entre discours. Cela répond à une stratégie mondaine a priori apolitique mais qui pourtant pérennise l’idéologie ultralibérale de la classe dominante, comme le montre encore Clouscard dans L’Être et le Code :
« Précisons cette fonction idéologique du système des signes. Elle est à la fois libérale (pour les mêmes de la classe dominante) et répressive (pour les autres classes). La manipulation des signes est le pouvoir de classe concret, immédiat, sensible. Et cette mainmise sur la logique des signes autorise la reconnaissance intime des membres d’une même classe. Alors, à partir des signifiants, tout un jeu de signifiés est possible. L’inter-subjectivité en tant que complicité de classe s’exprime sans se dire et sans se savoir. Tout un procès de reconnaissance déploie des signifiés ineffables, qui se dénoncent en s’affirmant, ou s’affirment en se dénonçant, selon l’impalpable écoulement du vécu. La fonction idéologique du signe est aussi d’être répressive, mais à l’égard des autres classes. L’ordre du signifiant va superposer ses significations à l’ordre de la production. Alors que celle-ci est la réalité même, sans expressions superfétatoires, comme référent de tout discours culturel, le système de signes va revenir sur un domaine qui n’est pas le sien, en sens inverse de la dynamique productive, pour constituer une inter-subjectivité venue d’ailleurs (de l'institutionnel), une hiérarchisation fonctionnelle qui n’appartient en rien au monde du travail mais qui écrase celui-ci par l’autorité politique et répressive immanente du signe. » (10)
C’est là tout l’enjeu d’une donation de sens selon le signifiant, c’est-à-dire à partir de la représentation où signifié et référent en viennent à être confondus au détriment nécessairement du référent, c’est-à-dire de la réalité objective (11). La donation de sens selon l’antéprédicatif se présente comme un refus de l’histoire dans ce qu’elle a de plus objectivable tandis que la donation de sens selon le signifiant opère sur ce refus de l’histoire le montage d’un code idéologique qui prend le pas sur la réalité sociale.
Le postmodernisme se construit sur une opposition farouche au totalitarisme. De cette opposition naît en même temps un discrédit à l’égard de tout système philosophique qui chercherait une compréhension du monde dans sa totalité. Une réduction qui n’a pas en soi véritablement de sens, mais qui est mise en œuvre par l’intermédiaire d’un sophisme par association qui consiste à assimiler totalité philosophique et/ou historique et totalitarisme politique.
Pour bien comprendre l’enjeu qui traverse le refus postmoderniste de la totalité perçue comme l’antichambre du totalitarisme, il nous faut là encore mettre en évidence la fonction idéologique d’une telle notion. Dans Les origines du totalitarisme paru au début des années cinquante en trois tomes, Hannah Arendt place l’antisémitisme au cœur du totalitarisme. Or, d’emblée, cette composante, bien qu’effectivement incontestable quant au contenu du nazisme, d’abord n’en n’explique pas tout voire pas grand-chose, mais surtout n’explique rien aux formes fascistes, certes racistes mais pas exclusivement, de Mussolini, de Franco ou d’un Pinochet. Mais ce qui nous intéresse davantage c’est la manière avec laquelle Arendt s’emploie dans le deuxième tome de son ouvrage à organiser une histoire des idées et à réduire l’avènement des dits totalitarismes à l’aspiration de « la foule » ou « des masses » – c’est-à-dire en niant catégoriquement toute analyse de classes efficiente et en niant par là même l’enracinement du fascisme comme consubstantiel au capitalisme en crise. Dans le même temps, ce sont les rapports de forces qui sont niés et notamment bien sûr les rapports de classes. Il s’agit alors de mettre au point un mythe, celui comme l’indique Michael Parenti, des jumeaux totalitaires, qui n’ont pourtant de commun que ce qu’on s’efforce d’y mettre par volonté de tordre la réalité (12). De cette stratégie conceptuelle et politique naît dans le même temps et par le refus de la totalité un refus de considérer quoi que ce soit comme universel. Dans un article paru en 2004, Domenico Losurdo rappelait à juste titre alors que :
« Le tort fondamental de la catégorie de totalitarisme est de transformer une définition empirique, relative à certaines caractéristiques déterminées, en une déduction logique de caractère général. Il n’y a pas de difficulté à constater les analogies entre l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie ; à partir de celles-ci, il est possible de construire une catégorie générale (le totalitarisme) et de souligner la présence dans les deux pays du phénomène ainsi défini ; mais transformer cette catégorie en clé explicative des processus politiques qui ont eu lieu dans les deux pays constitue un saut effrayant. » (13)
Sans dire d’Arendt qu’elle est un auteur postmoderniste, ce qui n’est pas tenable, il nous faut constater tout du moins qu’elle enracine son propos dans une abstraction discursive qui se tient déjà très à distance de la réalité objective. Toutefois, cette notion peut devenir un outil arrangeant à bien des égards pour, d’une part, discréditer le communisme comme alternative réelle au capitalisme, et d’autre part, masquer la singularité propre au nazisme et empêcher les moyens de penser cette singularité en la noyant dans un ensemble plus large. Cet amalgame tend finalement à faire disparaître jusqu’à la nécessité de penser le nazisme tout en promouvant un anticommunisme si fortement développé aujourd’hui. Mais pour les postmodernistes dont le seul horizon est la théorie du discours, nous passons d’un idéalisme quant aux causes objectives d’un phénomène historique (comme c’est encore le cas chez Arendt) à l’usage d’une notion inscrite dans le seul rapport au discours. À cet égard, la lecture de Jean-François Lyotard et sa condamnation des « grands récits » est éclairante.
Jean-Michel Salanskis, mathématicien, philosophe et élève de Jean-François Lyotard, résume très bien la morale normative lyotardienne en paraphrasant l’impératif catégorique kantien ainsi : « Ne ferme jamais, par ta façon de phraser et d’induire le phraser, l’ouverture du "arrive-t-il ?" ». L’anti-totalitarisme de Lyotard et des postmodernistes se fonde donc d’abord dans le refus d’une phraséologie totalisante voire, pour eux, totalitaire, puisque toute réalité est réduite à celle du discours. Or, ce que cette synthèse signifie c’est qu’un discours anti-totalitaire doit laisser l’opportunité permanente d’une ouverture sur le questionnement à venir – qui se traduit ici par ce « arrive-t-il ? ». C’est que le régime totalitaire se présente alors – aussi bizarre que cela puisse paraître au lecteur non averti – comme un régime de discours. Le discours holiste, c’est-à-dire celui qui pose qu’on ne peut bien juger une chose qu’à partir de la totalité (14) et dans les rapports que cette chose entretient avec son environnement, tend alors nécessairement à être totalitaire parce qu’il cherche à rendre compte de toute chose. Nous pouvons avoir en tête ici ce que les postmodernistes prennent comme leitmotiv, qui pourrait se formuler de différentes façons mais qui revient chaque fois au même enjeu à savoir que ce sont moins les réponses aux problèmes qui les intéressent que la manière dont ces problèmes sont posés. C’est en partie un trait caractéristique propre à la philosophie, seulement philosopher revient toujours d’ordinaire à s’engager, à dépasser le moment nécessaire mais insuffisant du doute, tandis qu’ici nous faisons face à une position sceptique relativiste qui consiste à chaque fois à poser la question comme un horizon indépassable et le réel comme inconnaissable et inobjectivable.
Lyotard et les postmodernistes annoncent la fin des « grands récits », soit le refus le plus total de penser à la fois la réalité dans ses rapports comme totalité mais aussi de penser tout sens et même toute philosophie de l’histoire. Il n’est plus question de voir dans l’histoire une fin, mais seulement déjà de mettre fin à l’histoire. Tout ce qui reste historicisable alors – puisque l’approche postmoderniste reste historiciste dans sa teneur généalogique (15) – c’est encore une fois les discours. Dans son Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique de 1784, Kant entendait montrer la fin que nous pouvions prêter à la raison comme instrument collectif à même de développer la praxis humaine. Quant à Hegel, il n’a eu de cesse de montrer les acquis, par l’entremise de la contradiction, du Concept dans l’histoire. Ce sont ces deux approches qui sont ici contestées et plus encore l’approche marxiste comprise comme la poursuite et l’approfondissement de ces deux dits « grands récits » sur l’histoire. Là-encore nous pensons que c’est une erreur et une lecture d’abord très mécaniste de Marx où la téléologie et le sens de l’histoire ne sont pas donnés une fois pour toute pour acquis dans un développement sans accrocs mais qui sont en fait seulement la réalisation possible d’une entreprise humaine collective, soit une téléologie non causale (16) (17), une finalité immanente plutôt qu’un but sûr, telle une visée, un mouvement réel, une fin à donner à l’histoire en tant que finalité anthropologique et non un terme (18).
En refusant tout sens à l’histoire, les postmodernistes se déchargent de toute ambition pratique, ce qui conduit à la destruction de la raison et de la philosophie dans ce qui la constituait jusque-là dans son double rapport théorique et pratique. Ainsi, voilà comment nous serions rapidement tenus de répondre aux grands problèmes de la philosophie très bien synthétisés par Kant (19) sous forme de brèves questions (20) : « Que puis-je connaître ? » : pour les postmodernistes, rien qui ne soit pas de l’ordre de la médiation entre le sujet et l’objet, c'est-à dire rien qui ne relève pas du discours, et dans le discours moins le discours lui-même, moins la réponse, que ce qui rend possible, tant dans sa démarche que sa généalogie, ce discours. Ce qui n’est pas vain, mais très partiel. Ainsi il y a un refus complet de toute connaissance objective qui conduit nécessairement, par déclinaison, à une forme d’interprétation subjectiviste et irrationnelle. « Que dois-je faire ? » : rien qui développe une démarche de transformation collective et universelle mais seulement adopter une posture de lutte qui en reste à l’opposition et notamment l’opposition permanente au « totalitarisme » réduit à une notion fourre-tout.
Dans un article de 2010 paru dans la revue Actuel Marx, Chantal Mouffe explique que ce qu’on accepte à un moment donné comme étant l’ordre « naturel », avec le « sens commun » (Gramsci) qui lui est associé, est le produit de pratiques hégémoniques sédimentées : ce n’est jamais l’expression d’une objectivité plus profonde qui lui fait voir le jour (21). Par là, non seulement elle détourne la pensée de Gramsci, mais elle réaffirme le réductionnisme discursif du postmodernisme. Ce que l’auteure signifie par là c’est l’impossibilité de trouver dans la réalité politique une objectivité qui se situerait en un niveau plus profond que celui des discours et projets (pour reprendre un des termes qu’elle peut régulièrement employer) antagonistes qui se tiennent dans la sphère politique. Cela consiste d’emblée à rejeter tout ancrage de ces discours et notamment tout ancrage d’ordre matériel et économique et donc de classe. Les théories postmarxistes de Mouffe et Laclau sont très explicites au sein de plusieurs ouvrages majeurs depuis les années quatre-vingts et ceux-là ont une influence décisive sur les groupes prétendus progressistes. Nous pensons notamment à Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985 jusqu’à Pour un populisme de gauche disponible depuis 2018. Les plus aguerris politiquement ne manqueront pas d’y reconnaître une rhétorique devenue celle de nombreux mouvements de gauche en France et en Europe ces dernières années.
La stratégie politique de ces postmarxistes revendiqués, appuyée par une théorie politique, s’articule d’abord et là-encore sur un refus total de la méthode historique et dialectique exposée par Marx et Engels. Pour le postmarxisme, la sphère politique organiserait à elle seule la vie sociale et économique sans que cette dernière n’ait d’influence directe sur le politique. Par mécompréhension de l’histoire comme processus possible telle que la pense Marx, ils rejettent la conception et la philosophie de l’histoire développée par son auteur. Plutôt que d’en faire l’analyse, ils développent une interprétation de l’histoire où celle-ci se présente comme totalement aléatoire. En ce sens, ils s’accordent sur une vision idéaliste et réactionnaire de l’histoire : celle-ci n’aurait aucun sens. Or, dire de l’histoire qu’elle n’a pas de sens en terme de direction, c’est-à-dire comme un mécanisme qui suivrait une trajectoire nécessaire, cela est non seulement tenable mais souhaitable. En revanche, l’histoire connaît un sens et même plutôt fait signe puisque l’histoire contient en elle-même une signification qu’il revient au(x) sujet(s) de saisir. C’est ainsi, répétons-le, qu’il faut comprendre le sens de l’histoire non pas comme une nécessité mais bien comme une finalité qu’il est possible de se donner collectivement. Mais si pour Laclau et Mouffe l’histoire demeure le lieu du possible, celle-ci se passe de toute détermination réelle pour n’être qu’une oscillation aléatoire qui varie au gré des discours. Pourtant, toute l’histoire dans son ensemble et plus encore la modernité illustre qu’il n’en est rien. Les postmarxistes nous invitent alors à ignorer les conditions matérielles et à ignorer toute objectivité plus profonde qui serait la connaissance de ce qui apparaît comme le support de nos idées.
Cette approche postmoderniste s’enracine plus encore dans leur stratégie qui vise à négliger totalement le procès de production comme référent pour accorder le primat au signifiant. Cette fois, ce primat se traduit par une sphère politique autonome au sein de laquelle des acteurs forment tantôt des groupes et tantôt d’autres groupes en fonction des affinités qui les lient. Ces affinités et ces liens sont alors uniquement le fruit de signifiants qui les font se retrouver et se regrouper. Le postmarxisme se présente alors très clairement comme un formalisme, un formalisme abstrait. L’un des concepts fondamentaux de Laclau est notamment celui de « signifiants vides », c’est-à-dire des termes suffisamment vagues qui sont employés pour fédérer. C’est pourquoi d’après eux la démocratie libérale (si chère au néolibéralisme) se présente comme l’horizon indépassable (et par là, le capitalisme) afin qu’une lutte entre projets antagonistes puisse avoir lieu. C’est pourquoi ils en appellent à une « démocratie radicale », qui n’a de radical là-aussi que le nom (seule chose qui compte pour eux, cela dit). Cette insistance sur la démocratie radicale s’enracine d’abord et là encore dans un refus du totalitarisme. C’est une énième fois la même rengaine, le même air et les mêmes fondamentaux qui sont repris. Parmi ces signifiants vides figure notamment celui de « peuple ». Certains ne manquaient pas d’ailleurs d’annoncer l’ère du peuple, il y a quelques années, et pour cause. C’est dans cette même logique que s’inscrit la « révolution citoyenne ». En effet, « peuple » et « citoyen » apparaissent exactement comme des signifiants vides (22) qui peuvent à la fois désigner une chose et son contraire, et d’ailleurs : le propriétaire lucratif, tenant du Capital mais bel et bien citoyen, et la caissière exploitée, elle aussi, citoyenne. Ce qui apparaît derrière ces concepts qui n’en sont en fait pas, c’est une destruction complète du concept de classe et surtout de la conscience de classe. Il n’y a plus de classe dirigeante, exploitante et dirigeante parce qu’exploitante, plus de prolétariat, aucune métamorphose des classes sociales, puisqu’il ne reste que des citoyens, qu’un peuple, qu’on peine, et c’est volontaire, à définir tant il ne signifie rien de manière aussi abstraite. Ce sont les intérêts de classe, quoique pourtant bien réels et dont les récents évènements politiques de ces dernières années ont montré la force, qui sont ici rejetés. La caissière de l’hypermarché exploitée en période de confinement aurait les mêmes intérêts en une révolution citoyenne, que celui qui l’exploite. Cette stratégie du signifiant vide est un non sens et pire encore cela conduit à une pratique qui vise en fait la pleine conservation de l’ordre établi (23). À ce compte là, et c’est ce qu’il nous faut encore montrer, le postmarxisme apparaît comme contradictoire avec les luttes dont il se présente pourtant comme le garant, et notamment celles prétendument défendues aussi par les théoriciens de l’intersectionnalité. Par exemple et à rebours de la tradition féministe marxiste et universaliste, le postmarxisme ne reconnaît aucun développement politique issu du développement social et économique. Or c’est seulement en enjoignant une direction progressiste au développement technique, technologique, scientifique du siècle passé qu’il a été possible de produire les conditions favorables d’émancipation des femmes. Il n’y a que le féminisme bourgeois qui peut nier le travail des femmes qui a toujours existé dans l’histoire avec une division sociale du travail liée d’abord à la classe sociale.
Mais la négation des classes sociales, c’est-à-dire d’un concept qui précède pourtant Marx lui-même, est poussée à l’extrême. Chez Laclau et Mouffe l’idée même de classe est absente. Alors qu’elle peut très clairement être identifiée et mesurée dans une conception matérialiste dialectique et historique, par le positionnement dans le procès de production, la propriété des moyens de production mais aussi par le rapport entre la production et la consommation, tout cela disparaît dans le postmarxisme. Pour Mouffe et Laclau, la classe ouvrière notamment n’existe pas parce qu’elle apparaîtrait complètement fragmentée et non homogène (24). Or, pas plus que la classe dirigeante n’est absolument homogène, entre les tenants d’un capital financier et ceux d’un capital industriel par exemple (Marx et Engels analysent très bien cela dans L’idéologie allemande encore une fois et davantage encore pour Marx dans La lutte des classes en France), la classe ouvrière connaît, puisqu’elle s’inscrit dans l’histoire, des métamorphoses qui nécessitent là encore d’être analysées à l’aune des outils mis à notre disposition par le marxisme plutôt que d’être niées. Du fait de la non homogénéité permanente de la classe ouvrière, les auteurs en viennent à conclure qu’alors il n’existe aucune réalité de classe mais seulement des groupes qui se forment et se déforment au gré des affinités qui se tissent par l’intermédiaire des signifiants auxquels ils s’identifient. Or, jamais les classes sociales n’ont été constituées d’individus disparates qui forment ces classes mais elles sont d’abord le fruit d’un rapport social particulier, elles ne sont pas figées, jamais, mais surtout transitoires, toujours. Le prolétariat existe d’abord comme producteur et dans le moment capitaliste, comme producteur de la plus-value ; prolétariat et bourgeoisie existent donc consubstantiellement, dans leurs rapports. A contrario, à partir du constat de sa non homogénéité, il faut dire avec Clouscard que la classe ouvrière ne diminue pas, mais qu’elle augmente. Le travail intellectuel ne réduit pas le travail manuel, il le renouvelle et le développe (25).
Mais là où le bât blesse peut-être davantage du point de vue justement du signifiant, c’est dans la revendication conceptuelle et l’usage qu’entendent faire Laclau et Mouffe depuis 1985 du terme d’hégémonie. Ce terme, déjà présent dans la tradition marxiste chez Plékhanov et Lénine, prend un sens déjà similaire qui prépare la formalisation conceptuelle qu’en fait Antonio Gramsci. Mais une fois n’est pas coutume, loin de poursuivre les travaux de Gramsci (qui poursuivait lui habilement et en application du marxisme orthodoxe les travaux de ceux qui l’avaient précédé), les auteurs de Hégémonie et stratégie socialiste pourfendent, détricotent, « déconstruisent » comme ils le disent eux-mêmes l’apport de Gramsci en lui retirant tout son noyau d’abord matérialiste, mais encore dialectique et historique. Ce concept central dans la pensée de nos deux auteurs se révèle en même temps le plus antimarxiste et par là le plus révélateur de leur nette opposition factuelle avec le matérialisme dialectique et historique. Poursuivant l’idée d’Althusser pour qui l’idéologie trouve une fonction spécifique et quasi autonome, Laclau et Mouffe vont jusqu’à poser l’indétermination de la sphère sociale et économique sur le politique. Il y a pour eux comme une autonomie complète de ce que le marxisme qualifie de superstructure. Mais une superstructure qui ne reposerait alors sur aucune base. Or, pour Gramsci, l’hégémonie n’est qu’une composante de la domination de classe (26), une partie et non sa totalité. Tandis que pour Mouffe et Laclau, ce qui n’était qu’une partie, indéterminée par elle seule chez Gramsci et toujours dépendante des conditions matérielles, devient ici la seule totalité envisageable.
Nous assistons à un profond réductionnisme épistémologique, un réductionnisme qui, voulant éviter un réductionnisme de classe qui n’existe que dans l’interprétation du marxisme par les postmarxistes, en vient finalement à un réductionnisme discursif, idéaliste et conservateur. En effet, placer l’horizon politique dans la seule sphère du discours c’est encore une fois tenir pour acquis les conditions matérielles, sociales et économiques au sein desquelles nous pouvons seulement penser le politique. Le postmarxisme est donc une production du capitalisme qui permet son maintien idéologique en justifiant la négation du procès de production et de consommation. Face au « totalitarisme », seule la démocratie libérale (mais prétendument radicalisée) apparaît comme le jeu d’une alternance à défaut de toute alternative réelle et révolutionnaire.
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