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Sociologie

Henri Lefebvre et la Critique de la vie quotidienne

Henri Lefebvre, philosophe, sociologue et géographe français, a apporté une contribution fondamentale à l'édification d'une pensée dialectique. Sa critique de la vie quotidienne est, comme son nom l'indique, l'application de cette analyse dialectique aux faits les plus anodins.

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Par Gabriel R.

Lecture 10 min

Né en 1901 dans une famille très catholique du sud-ouest de la France, Henri Lefebvre occupe une place singulière dans le paysage intellectuel français. Mort en 1991, c'est tout le XXe siècle qu'il traverse au moyen de sa pensée et de ses concepts se situant dans le sillage de la pensée marxiste. Au sein du marxisme lui-même, Lefebvre fait figure d'architecte et d'introducteur. Pour saisir l'intérêt de son œuvre, il convient de situer le marxisme lui-même au sein du champ intellectuel et universitaire. Issu du renversement de la philosophie hégélienne et de la critique de l'économie politique bourgeoise opérée par Karl Marx et Friedrich Engels, le matérialisme dialectique et historique, vulgairement renommé « marxisme », se diffuse en Europe occidentale notamment au travers du mouvement ouvrier social-démocrate. En France, Jean Jaurès, Georges Sorel et Jules Guesde font circuler, sous une forme plus ou moins rudimentaire, les thèses principales de Karl Marx. Mais ici comme en Allemagne, non seulement le marxisme est une pure doctrine militante mais il est également fortement imprégné de positivisme (1), et la philosophie de la praxis (2) cède le pas à une vulgate lourdement dogmatique.

Cette grande nuit de la dialectique et de la philosophie marxiste (car le marxisme visait à l'abolir pour la réaliser) s'arrête timidement en 1923 lorsque le jeune hongrois Georg Lukacs publie Histoire et conscience de classe, essai d'épistémologie et d'ontologie marxiste jetant les bases d'une interprétation continue du monde basé sur l'orthodoxie de la méthode dialectique et non pas du contenu. En 1925, Karl Korsch continue à réintroduire le marxisme en philosophie avec Marxisme et philosophie, poursuivant le chantier ouvert par Lukacs quelques années plus tôt. En France, c'est Henri Lefebvre qui assume cette tâche en publiant en 1934 les morceaux choisis de Karl Marx chez Gallimard, aidé de Norbert Gutermann. Il récidive quelques années après avec une traduction inédite de Lénine Les cahiers sur la dialectique de Hegel accompagnée d'une généreuse préface de 100 pages insistant sur le socle épistémologique du marxisme. Après plusieurs publications concernant le marxisme et plus largement le matérialisme dialectique, Henri Lefebvre, adhérant au Parti communiste français, publie en 1947 un livre au titre énigmatique : Critique de la vie quotidienne, sobrement sous-titré : Introduction.

Cet essai de sociologie se propose de rendre compte de la quotidienneté comme structure, comme objet, comme sédimentation des activités. En reprenant le mot de Hegel : « Ce qui nous est familier ne nous est pas pour autant connu », Lefebvre tente de dévoiler ce qui, derrière la banalité d'un certain nombre de gestes, nous révèle la vérité du procès de production capitaliste. Le thème qui structure la critique de la vie quotidienne et l’ensemble de l'œuvre d’Henri Lefebvre est celui de la séparation, souvent nommé aliénation. Dans les Manuscrits de 1844, Marx développe l'idée selon laquelle le sujet contemporain, pris dans les rapports de production capitalistes, s'aliène dans la reproduction sociale de son existence. Car son activité concrète, sa praxis, qui constitue le propre de son humanité, est réduite à l'état de moyen pour une fin qui ne lui appartient pas : l'accumulation du capital. Non seulement l'activité en elle-même, de plus en plus fracturée et compartimentée, devient abrutissante et confine le travailleur au rôle d'appendice de la machine et l'ouvrier perd le contrôle et la représentation de ce qu'il produit, mais il est hors de lui-même quand il produit ; il perd sa vie à la gagner et la quasi totalité de son temps est un temps réifié en tant que moyen pour une existence qui ne débute qu'en dehors des heures de travail. Selon Lefebvre, cette aliénation vue par Marx dans la sphère de la production ne fait que supposer d'autres formes de séparations et d'aliénations qui, dans le cadre de la société capitaliste, envahissent les autres activités, dont la consommation. Pour Lefebvre, la société d'après-guerre, du plan Marshall et de la séduction libérale, charrie un nombre important de nouvelles aliénations que le marxisme doit réinterpréter. Ce qui s'appellera sous sa plume « société bureaucratique (ou technocratique) de consommation dirigée » place au cœur de l'existence la consommation et les loisirs qui, bien loin de former une émancipation, incarnent l'autre face de l'exploitation et de la domination. Le sociologue doit entrevoir le loisir comme intégré au travail ; la totalité travail-loisir se justifie dans la mesure où la seconde partie n'est que le reflet organisé de la première.

Ce qui distingue les sociétés agraires des sociétés bourgeoises contemporaines, c'est le caractère monolithique et immanent de l'activité. Le travail se fond avec la substantialité cyclique de la vie quotidienne dépendante des aléas de la nature. Au contraire, la vie quotidienne de l'individu contemporain, la quotidienneté, fragmente la conscience du sujet en plusieurs morceaux :

La quotidienneté est l'élément qui enveloppe ces quatre aspects. Elle est leur unité et leur totalité, façonnant l’individu concret social-historique. Le cœur de ce qu’Henri Lefebvre désigne comme quotidienneté, c’est le sédiment, le résidu (3) informe qui reste lorsqu’on extrait d’une journée type ces quatre « moments ». Les courses, les trajets en métro, fumer une cigarette devant la porte, appeler un ami, promener son chien en bas de l’immeuble. Toutes ces activités sont enkystées dans les trois autres temps : travail, consommation (faire du « shopping » ou bien scroller vingt minutes sur les reels Instagram ?) et « repos ». Mais le repos n’est-il pas également aujourd’hui largement constitué d’activité économique que l’on regroupe sous le terme de « divertissement », comme les jeux vidéo par exemple ? La vie quotidienne tente de saisir le ciment qui forme la pâte de l’individu contemporain. Non identifiable à la seule consommation, mais nullement réduite à l’aliénation du travail, Lefebvre étudie ce qui dans le travail prépare et conditionne certains loisirs autant que la consommation prolonge dans le temps hors travail une forme de dépossession. « Qu'est-ce que la vie quotidienne ? Tout ? Ou rien ? Toute la vie, y compris le travail. Les rapports sociaux, les rapports familiaux, réunis sans distinction ? Ou rien que le résidu informe des autres activités, travail, culture, loisir, quand on distingue ce qui a une forme structurée de ce qui n'en a pas ? À quoi je réponds à peu près : le concept de vie quotidienne n'est pas susceptible d'une définition rigoureuse, mais les concepts rigoureusement définissables sont souvent au bout de leurs courses épuisés, finis. Rien de plus clair que le matérialisme et l'ontologie matérialiste, la vie quotidienne se définit par la rencontre des produits et des besoins ; les produits y deviennent des biens ; ils y perdent leurs caractères fétichistes et quantitatifs pour y rencontrer le qualitatif. La critique de la vie quotidienne ne s'identifie pas à la consommation telle que la voient les économistes, elle n'écarte pas la sphère de la production ; c'est en effet dans le travail productif que le travailleur acquiert ou ressent une partie des besoins et aspirations qu'il cherche à satisfaire au dehors. La vie quotidienne comprend ainsi la production et la consommation sans s'identifier avec l'économie politique qui les étudie. Un seul et même homme vit et agit dans ces trois secteurs : l'activité professionnelle, les relations directes, les loisirs et la culture. L'un se répercute en l'autre. Il s’y retrouve, s’y perd, s’y aliène. La critique de la vie quotidienne implique et enveloppe la critique de l'économie politique au sens de Marx et cherche à atteindre l'homme social qui se base sur l'activité économique et la déborde. (4) »

Loisirs et vie quotidienne entretiennent donc des rapports ambigus car ils tendent à enfermer la liberté du sujet dans un diptyque : travailler pour accéder aux loisirs, s'adonner à des loisirs pour fuir le travail. Un « cercle infernal (5) » où chacune des deux activités se trouve aliénée, donc aliénante, car elles ne saisissent pas leur fin en elles-mêmes mais dans la négation de l'autre. La publicité, nouvelle idéologie, occupe une fonction de manipulation et fait du temps libre un lieu d'insatisfaction qui permet de prolonger le temps de l'aliénation, de prendre en charge l'individu. Le travail parcellaire n'est que l'aspect central d'une aliénation plus vaste, totale, qui irrigue toute la structure sociale. En un sens, le caractère monolithique de la vie pré-moderne se trouve réactivé à une échelle bien supérieure par-delà l'apparente séparation des existences particulières. Dans l’immense foisonnement de gadgets et d’objets aux couleurs bariolées rivalisant d’inutilité où chacun peut réaliser une chimérique individualisation (dans l’achat, par exemple d’une paire de baskets « audacieuse » parce que violette), se constitue la terrible uniformisation déshumanisante et stérilisante de la rationalité marchande (6). Le narcissisme des petites différences accouche d’une réalité on ne peut plus normée et unidimensionnelle. Comme le soulignait Cornelius Castoriadis, étrange civilisation « individualiste » où des dizaines de citoyens libres s'assoient chaque soir sur le canapé et allument la télévision comme un seul homme. Ainsi, la vie quotidienne n'est pas inintelligible et derrière la banalité des rapports sociaux et des loisirs se trouve une logique.

Henri Lefebvre en profite pour faire un détour épistémologique et rejeter une sociologie purement empiriste (comme celle de Bourdieu par exemple) qui ne s'élève pas à la captation d'une totalité comprise comme mode de production, articulant dialectiquement une infrastructure économique et des superstructures idéologiques, juridiques et publicitaires masquant l'infrastructure les rendant possibles. En ré-hégélianisant sa méthode dialectique grâce aux récents inédits de Marx publiés en français (Manuscrits de 1844), Lefebvre peut déceler la part d'ombre de la réalité sociale.

Cette analyse actualisée de la conscience mystifiée, de l’aliénation qui nous fait penser d'après ce que nous faisons sans en avoir la compréhension (7), permet à Lefebvre de revenir sur la très mal nommée « théorie du reflet » qui fait de la subjectivité la simple image de l'ensemble social à l'intérieur duquel l'individu se meut. Mais Lefebvre ne régresse pas dans un subjectivisme creux dont fait partie une sociologie bourgeoise procédant par questionnaires et interviews, assimilant par conséquent les individus à la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes. Anticipant sur ce terrain-là les interrogations de Jean-Paul Sartre dans la Critique de la raison dialectique, Lefebvre saisit la subjectivité comme un processus d'intériorisation de la totalité sociale par une singularité. À travers la vie quotidienne, qu’il se refuse d’accabler, se libèrent des espaces de liberté au milieu de la nécessité imposée par les déterminations historiques (8). L'idéologie vient donc se sécréter au cœur de la vie quotidienne et réfracte plus ou moins fidèlement la réalité du processus social. « Les connaissances naissent au niveau des superstructures en rapport avec les idéologies. Or, elles sont efficaces : la science intervient dans la production matérielle. Qu'est-ce qu'une idéologie ? Ce mélange de connaissances, d'interprétation religieuse, philosophique du monde et du savoir, et enfin d'illusions, peut s'appeler "culture". Qu'est-ce qu'une culture ? C'est aussi une praxis. C'est une façon de répartir les ressources de la société et par conséquent d'orienter la production. C'est une façon de produire au sens fort du terme. C'est une source d'action et d'activité idéologiquement motivées. Le rôle actif des idéologies devait donc se réinsérer dans le schéma marxiste pour l'enrichir au lieu de l'appauvrir par réduction au philosophisme et à l’économisme. Dans la notion de "production" se réinvestit le sens fort du terme : production par l'être humain de sa propre vie. De plus, la consommation réapparaît dans le schéma, dépendante de la production, mais avec des médiations spécifiques : l'idéologie, la culture, les institutions et organisations. (9) » L' « idéologie devient mode d'existence (10) », la publicité et l'invasion de notre quotidien par le marché transforment la moindre de nos activités en activité économique potentielle soumise à une idéologisation.

Ce constat à propos de l'établissement de la quotidienneté, « le produit de l’ensemble social », nourrit chez Lefebvre une visée politique. En tant que communiste, la révolution sociale ne doit pas confondre état et société civile. De fait, la transformation de la vie quotidienne, la destruction de l'aliénation n'est pas intégralement synonyme de socialisation des moyens de production, et, comme le développera plus tard André Gorz, la rationalité économique immanente au système industriel-bureaucratique survit à la socialisation des moyens de production et d'échanges. Fonder une civilisation sur la quotidienneté de l'existence : travail-loisirs-repos semble périlleux, d'autant plus que l'extension des loisirs et du niveau de vie forge de nouvelles prisons à mesure que la nécessité semble reculer. À rebours d'un romantisme agraire regrettant la chaleur rassurante du mode de vie rural et communautaire (11), et de la glaciale neutralité libérale répandue dans les couches moyennes, se satisfaisant d'une vie passive sans conscience historique, dédiée à l'accumulation d'objets hétéroclites et aux petits événements dont George Perec a magnifiquement dépeint la médiocrité dans Les choses (12), Lefebvre pense à la réalisation progressive d'un homme total qui pousse à l'intérieur de cette réalité-là les aspects émancipateurs pour réaliser le socialisme, qui, sans résoudre la totalité des aliénations, est la condition sine qua non d'une libération concrète. Comme Henri Lefebvre le souligne, la vie quotidienne n’est pas une source univoque d’aliénation et de désincarnation même si les relations tendent à devenir purement utilitaires. Le croisement des subjectivités et des biographies singulières libère des poches de libertés et de possibilités qui rendent la vie vivable, sans quoi nous vivrions déjà dans une dystopie réalisée. Fondamentalement, la critique de la vie quotidienne implique une « réhabilitation de la vie quotidienne ».

Aujourd'hui, internet s'annonce comme une immense accumulation de représentations de la quotidienneté. La saturation informationnelle induite par la publication permanente de contenu a conduit les internautes à produire une nouvelle forme d'expression caractérisée : les mèmes. Pour beaucoup, un mème est avant tout une image ou une vidéo amusante que l'on partage assez innocemment sur les réseaux. Pourtant, de nombreux mèmes ne tombent pas dans cette catégorie. Nombre d'entre eux sont franchement effrayants, déprimants, voir suicidogènes (cf. Slenderman, Doomer, Schyzo-posting, etc.). En vérité, les mèmes sont avant tout le produit d'une lente sédimentation symbolique répandue sur le web à la manière de virus informationnels, tels que les décrirait William Burroughs. Il faut voir dans ces objets d'authentiques œuvres, fruit d'un travail inconscient et répétitif, qui révèlent, par l'intermédiaire de la technique, l'inconscient collectif des nouvelles générations. Ainsi, les mèmes sont au carrefour de la quotidienneté et de la vidéosphère et offrent au philosophe des objets privilégiés pour mener à bien ses analyses.

→ À lire aussi : Introduction à la critique de la vidéosphère

Pour donner corps à ce renouvellement de la critique de la vie quotidienne que nous appelons de nos vœux, nous souhaitons revenir brièvement sur ce que la jeunesse américaine appelle les liminal spaces, ou « espaces liminaux » en français. Cette catégorie de mèmes, aux accents ô combien lefebvriens (cf. La production de l'espace), apparaît sur 4chan autour de 2019 à la suite de la publication par un anonyme d'une courte creepy pasta, ces histoires d'horreur qui se perdent dans les recoins obscurs du web. L'anonyme avait publié l'image d'un corridor jaune recouvert de vielles tapisseries un peu glauques, accompagné de la mention noclippant – terme issu du jeu vidéo qui désigne le fait de sortir des limites du monde créé par les développeurs. N’importe qui peut sortir des limites de la vie réelle et entrer des les back rooms, des terres désolées ou se répandent des odeurs de vieux tapis humides, la folie du mono-jaune, le bruit de fond sans fin des lumières fluorescentes au maximum de bourdonnement, et environ six cents millions de kilomètres carrés de pièces vides segmentées au hasard dans lesquelles on peut se faire piéger. Le terme s'est ensuite progressivement popularisé, notamment sur Tiktok, donnant lieu à une infinité d'interprétations de ce sentiment sorti des tréfonds de la matrice.

Les espaces liminaux sont des lieux où l'on ne fait que passer. La succession d'espaces liminaux vides pris sur des photos des années 2000 et condensés dans une courte vidéo engendre une étrange sensation de malaise, de néant et de nostalgie. Non seulement elle suscite un ensemble de bruits et d'odeurs comme une image de cantine scolaire déserte peut nous rappeler le brouhaha du réfectoire crasseux aux peintures ringardes du self de notre collège, mais le vide suscite en retour un effet de néant et de mélancolie qui fait, en creux, ressortir une quotidienneté désenchantée, plastifiée, où toute l'enfance ne se résume qu’à ce que Baudrillard nommait « le système des objets ». Ballon, Nintendo DS, toboggan, figurine, bracelets, etc.

C'est l'une des ramifications du mouvement aesthetic et vaporwave, mais là où celui-ci est la nostalgie d'un futur qui n'a pas eu lieu (1980-90), l'esthétique du liminal space renvoie à la douceâtre et troublante insouciance de la Fin de l'histoire (1989-2008) et des derniers soubresauts de la consommation de masse héritée de l'ère post-68. Ces « Trente inglorieuses », comme les appelle Jacques Rancière, renvoient pourtant – au regard des épreuves que traverse la jeunesse depuis les cinq dernières années (dépression économique, pandémie, guerre) – à une époque prospère et insouciante. La dérangeante expérience esthétique que nous vivons quand nous sommes exposés aux espaces liminaux n’est-elle pas l’écoeurante nausée que provoquerait l’ingestion d’un plat trop gras ? N'est-ce point le haut-le-cœur d'une déception que nous renvoie cette modernité économique ? Aucun de ces toboggans, jeux vidéo, objets, activités ne donnent une quelconque réponse à notre crise de sens. Cette consommation grégaire de jeux, d'attractions, de dessins animés nous apportait du plaisir mais pas de bonheur, pas de sens ; ce n'était qu'une distraction, qu’un moyen de passer le temps. Moyen d'autres moyens, nous fûmes réifiés et nous sommes nostalgiques de notre réification primaire où nous étions inconscients de cette même réification. De l'Ohio au département français du Languedoc, du Languedoc aux banlieues de Colognes, Munich, Birmingham, Lisbonne, Atlanta, ce sont les mêmes rêves de plastique, de polymères et de caoutchouc qui nous ont bercés ; tout ça nous est passé au travers mais ne nous a pas nourris. D'où le goût de mort qui se dévoile sur nos palais à la vue de ces lieux trop parfaits mis en scène dans les espaces liminaux où tout n'est que moyen sans fin. Quand l'espace liminal frappe notre rétine, le sujet né autour de l'an 2000 cherche sa plénitude originelle, son extase mystique. Mais cette extase, c'est l'extase de la chute, du moyen éternel : « La fin est sous-entendue, on ne la regarde jamais en face, on la passe sous silence ; le but et la dignité d’une vie humaine, c’est de se consumer dans l’agencement de moyens », de la consommation enveloppante, du centre commercial où se réfléchissent mille et un contes sans morale, où tout n'est que le début où le nouveau achève le nouveau ; on veut y retourner dans l'inquiétante étrangeté et s’abolir, se dissoudre, se liquider, se confondre jusqu'à ne faire qu'un avec la verdoyante prairie du fond d'écran Windows XP et fouler pour l'éternité le couloir carrelé de blanc de la galerie marchande. Une femme achète un kilo de sucre : ce fait exige une analyse, disait Henri Lefebvre. Un homme poste un mème : ce fait exige également une analyse : « La connaissance atteint ce qui se cache en lui pour comprendre ce simple fait, il ne suffit pas de le décrire ; la recherche découvre un enchevêtrement de raisons et de causes, d’essences et de ”sphères” : la vie de cette femme, sa biographie, son métier, sa famille, sa classe, son budget, ses habitudes alimentaires, l'usage qu'elle fait de l'argent, ses opinions et ses idées l'état du marché, etc. Finalement, je saisis la société capitaliste dans son ensemble, la nation dans son histoire. Ce que j'atteins, qui devient de plus en plus profond, est cependant enveloppé dès le petit fait initial. L'humble événement de la vie quotidienne m'apparaît alors sous un double aspect : petit fait individuel et accidentel, fait social infiniment complexe et plus riche que les essences multiples qu'il contient et enveloppe. Le phénomène social se définit par l'unité de ces deux aspects. Il reste encore à expliquer pourquoi la complexité infinie de ce fait est voilée et d'où vient son apparente humilité, cette apparence qui est aussi une part de sa réalité. (13) »

Que les marxistes se détournent un peu d’homo philosophicus et qu’ils se jettent dans le siècle. Faisons de n’importe quel mème, effet de mode ou objet futile le prétexte d’un développement socio-historique rendant compte d’une certaine situation.


(1) Positiviste dans la mesure où le marxisme se sclérosa dans une conception de l’histoire où tout est régi par le phénomène de la cause et de l’effet, d’où un certain déterminisme économique.
(2) Terme employé par Gramsci, il désigne depuis lors un marxisme hégélien strictement orthodoxe sur le plan de la méthode. Georg Lukacs, Lucien Goldmann, Michel Clouscard et Henri Lefebvre s’inscrivent dans ce marxisme-là.
(3) Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1969, p. 66.
(4) Henri Lefebvre, La somme et le reste, Paris, Economica/Anthropos, 2009, pp. 596-597.
(5) Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 2009, p. 49.
(6) « Les biens compensatoires sont donc convoités pour leur inutilité autant – ou même plus – que pour leur valeur d’usage car c’est l’élément inutile (gadget, superflu, ornement) qui symbolise l’évasion de l’acheteur de l’univers collectif vers une niche de souveraineté privée », dans André Gorz, La métamorphose du travail : critique de la raison économique, Paris, Folio, 2019, p. 81.
(7) « Les hommes sont ce qu’ils font et pensent d’après ce qu’ils sont. Cependant ils ignorent ce qu’ils font et ce qu’ils sont. Leur propre œuvre, leur propre réalité leur échappent. », Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 2009, p. 187.
(8) Jean-Paul Sartre, Question de méthode, Paris, Tel-Gallimard, 1986, pp. 9-36 et 80-150.
(9) Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, pp. 65-66.
(10) Michel Clouscard, Le frivole et le sérieux, Paris, Éditions Delga, p. 143.
(11) Le désenchantement du monde est un processus historique inscrit au cœur de la modernité européenne décrit par Max Weber et, sans utiliser cette expression, par Marx. Sous l'effet des progrès de la science et de l'esprit rationnel, les croyances, religions, mystiques, racines, rites, mythes, légendes reculent et se confinent dans une sphère de plus en plus délimitée. Derrière les phénomènes naturels il n'y a plus de magie mais des interactions physico-chimiques. De même, derrières les phénomènes humains il n'y a point d'ordre naturel mais des rapports de force sociaux, politiques, économiques, idéologiques, bref, historiques. Mais la prise de conscience de cette réalité génère également une nostalgie pour la « plénitude originelle », pour l'harmonie pré-moderne, qui forme la base de la mentalité romantique. Voir Karl Marx, Grundrisse, Paris, Éditions Sociales, 2011, p. 121.
(12) « L’économique, parfois, les dévorait tout entiers. Ils ne cessaient pas d'y penser. Leur vie affective même, dans une large mesure, en dépendait étroitement. Tout donnait à penser que quand ils étaient un peu riches, quand ils avaient un peu d'avance, leur bonheur commun était indestructible ; nulle contrainte ne semblait limiter leur amour. Leur goût, leur fantaisie, leur invention, leur appétit se confondait dans une liberté identique. Mais ces moments étaient privilégiés ; il leur fallait plus souvent lutter : au premier signe de déficit il n'était pas rare qu'ils se dressaient l'un contre l'autre. Ils s'affrontaient pour un rien, pour 100 francs gaspillés, pour une paire de bas, pour une vaisselle pas faite. Alors pendant de longues heures, pendant des journées entières ils ne se parlaient plus. Ils mangeaient l'un en face de l'autre, rapidement, chacun pour soi, sans se regarder. Ils s'asseyaient chacun dans un coin du divan se tournant à moitié le dos. L'un ou l'autre faisait d'interminables réussites. » George Perec, Les choses, Paris, J’ai lu, 1973, p. 86.
(13) Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 2009, pp. 65-66.
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