American History X : quand le capitalisme mène la guerre civile chez les pauvres
Analyse politico-philosophique du film réalisé par Tony Kaye en 1998, révélateur de l'inconscient historique qui travaille l'Amérique.
Remarque liminaire : Cet article divulgue une bonne partie de l’intrigue du film "American History X". Si vous ne l’avez pas vu au préalable, il vous est fortement recommandé de le faire avant lecture. Précisons également que cet article n’a pas vocation à opérer une véritable critique cinématographique, qui se situerait au-delà du domaine de compétence de ses auteurs, mais bien à exposer l’intérêt philosophique et politique que peut revêtir ce film. Bon visionnage et bonne lecture !
"Le capitalisme portera la guerre civile chez les pauvres."
Cette affirmation prophétique du philosophe marxiste Michel Clouscard pourrait être placée en propos liminaire de l’histoire de la famille Vinnyard, tant elle a résonné pendant notre premier visionnage d’American History X. Ce film, réalisé en 1998 par Tony Kaye, a été, au même titre que Fight Club, celui d’une génération, celle née entre la fin des années 1980, qui a connu les premières séries animées, les jeux-vidéos, la gameboy et les embryons d’Internet. Elle a toutefois souvent du mal à mettre les mots sur ce qui a tant marqué lors du visionnage, ce qui a fait du film l’objet culturel culte et iconique qu’il est devenu. Il suffit de demander à quelqu’un ce qui fait que le film l’a tant marqué pour qu’il se mette à regarder ses chaussures. Controversé, souvent décrié par une partie du public et de la critique pour une esthétisation supposée du nazisme et de la violence liée aux conflits inter-ethniques à travers le personnage joué par Edward Norton, le film a tout du moins marqué ses spectateurs par l’intensité de la violence (physique et psychologique) déployée pendant plus de deux heures et par la profonde radicalité de son message politique. Cet article se donnera pour objectif de faire surgir ce que le film opère comme retour du refoulé : car c’est bien de l’inconscient dont parle ce film, et l’inconscient des inconscients, l’inconscient historique de la lutte des classes et de l’oppression politico-économique. (1)
Bonne compréhension oblige, nous ne pouvons nous dispenser d’une présentation aussi brève que possible de l’intrigue. Le film raconte l’histoire de la famille Vinnyard, issue de la classe moyenne WASP de la banlieue de Los Angeles à la fin des années 80/90, dans un contexte de rivalité entre gangs et de tensions inter-ethniques. Le personnage joué par Edward Norton est l’aîné de la famille, qui fait partie d’un gang suprémaciste blanc, les Disciples of Christ (nous utiliserons l’abréviation DoC), qui commettent un certain nombre d’exactions (agressions, vols en bande organisée) et dénoncent l’afflux massif d’immigrés, corrélé avec les problèmes de chômage et de banditisme. Suite à l’appropriation d’un terrain de basket par les DoC, trois noirs organisent le cambriolage de la maison des Vinnyard en vue de tirer vengeance. Ils sont surpris par Derek, qui en abat un à l’arme à feu et tue l’autre de manière extrêmement brutale. Derek est envoyé en prison, mais suscite toujours l’admiration profonde de son gang, d’une partie de la population ainsi que de son petit frère Danny, qui souhaite suivre sa voie, ce qui lui vaut un blâme de la part d’un de ses professeurs. Ce dernier veut l’exclure lorsqu’il produit une apologie du nazisme en guise de devoir. Le proviseur de l’école, au contraire, est partisan de sauver Danny, de le faire dévier de cette voie par le biais de l’introspection : il lui demande ainsi un nouveau devoir, intitulé American History X, qui devra retracer l’histoire de la famille Vinnyard en parallèle de celle des États-Unis. La métaphore est déjà claire : il s’agit de procéder à une véritable radiographie de l’inconscient américain, "l’inconscient de l’inconscient" dont parle Michel Clouscard. Le jour même, Derek sort de prison, et semble avoir changé du tout au tout, ne souhaitant plus avoir affaire à ses anciens camarades de gang, et redoublant d’efforts pour détourner son petit frère de ces fréquentations.
Le film se construit sur le déploiement d’un certain nombre de subjectivités qui se trouvent au cœur d’un déclassement généralisé de la classe moyenne américaine, par le biais d’un éventail de personnages liés à la famille Vinnyard et aux tensions inter-ethniques qui embrasent la ville. Ces subjectivités ne sont pas des îlots indépendants, mais sont connectées entre elles et se répondent en permanence pendant toute la durée du film : car l’un des messages les plus forts à retenir de ce long-métrage, c’est que Robinson n’existe pas. (2)
La structure narrative du film fonctionne de manière labyrinthique : à travers le récit de Danny Vinnyard, elle retrace la genèse de l’engagement radical de Derek dans les DoC. La haine du personnage, loin des représentations habituelles du "mal radical" kantien, n’est en rien une construction ex -nihilo : elle s’inscrit de fait pleinement dans un cheminement familial et personnel, qui n’est pas seulement le sien, mais celui d’une génération en crise de sens et en manque de perspectives d’avenir. Le devoir de Danny s’ouvre sur le regret d’un Eden perdu, celui d’une ville de Los Angeles où il faisait bon vivre, avant que l’afflux massif d’immigrés ainsi que la guerre des gangs ne la défigurent profondément.
"Ça n'a pas toujours été ça, Venice Beach ; c’était un quartier génial avant… petit à petit c’est devenu l’enfer… c’est pour ça que Derek a rejoint les Disciples du Christ."
Nous partons du particulier que représente la famille Vinnyard pour aller au général : le déclassement des classes moyennes éclate non seulement à travers le dénuement matériel de la famille (qui déménage au cours du film de son pavillon pour se retrouver dans un logement étroit et manifestement insalubre), mais aussi à travers la recrudescence de la délinquance : le père de Danny et Derek, pompier, décède lors d’une intervention causée par un incendie de nature criminelle. Cet événement tragique est le point de départ de la radicalisation de l’aîné, qui s’émeut face caméra que l’État ne fasse rien pour les blancs et donne tout aux populations d’origine immigrée. Narratif qui ne saurait manquer de faire écho dans notre propre pays… La guerre civile raciale s’introduit dans tous les pores de la société. Le père de Derek, que l’on voit en flashback dans une des dernières scènes du film, explique à ses enfants que les guerres de gangs se répercutent jusque dans son travail, car la majorité de ses interventions concernent des incendies d’origine criminelle, souvent commis par des populations noires ou latino-américaines. Nous voyons également lors de cette scène le jeune Derek, dont les idées correspondent parfaitement à l’air du temps social-démocrate, loin du fanatique national-socialiste qu’il devient par la suite.
Car c’est là, à nos yeux, le premier mérite du film. Là où les autres films traitant des questions liées à la radicalité raciste et suprématiste (comme le film Imperium, dans lequel Daniel Radcliffe joue le rôle d’un agent de police infiltré dans un gang suprématiste, ou plus récemment BlacKkKlansman de Spike Lee, sorti en 2019) se contentent, parfois dans un élan militant anti-trumpiste grossier et à peine subtil, de présenter ce phénomène comme la pure manifestation d’un mal résidant au cœur de l’Amérique WASP (3), ce film prend le parti de nous présenter le point de vue du radicalisé, et de montrer comment une subjectivité, dans un moment historique bien défini, en vient à emprunter des chemins sinueux, destructeurs et mortifères. Ce film a bien pour objectif de faire ressurgir ce que l’Amérique a refoulé, et qui n’est point la manifestation d’un racisme originel, hors-sol et dénué de déterminations politiques, économiques et historiques. Le racisme et le suprématisme racial ne sont alors pas compris comme les manifestations d’un mal radical, mais comme les résultats d’une profonde frustration sociale, qui n’y trouve alors que sa seule réponse dans le ressentiment et dans la haine. La haine raciale apparaît alors comme l’un des "maux du siècle" des sociétés occidentales, dans lesquelles la lutte des classes n’a jamais cessé d’exister, en dépit de la "Fin de l’Histoire" (4) prophétique que les clercs de la démocratie libérale avaient annoncée après la chute du mur de Berlin. Comment ne pas voir, dans notre propre pays, ces milliers de jeunes Français blancs se tourner vers des options racialistes par haine de la sociale-démocratie et de la société libérale en phase terminale ? Le succès de ce que la presse mainstream s’est complue à appeler "fachosphère", dans le mouvement effarouché d’une gazelle en fuite, ne s’explique pas tant par une méchanceté intrinsèque du berrichon oppressif, colonisateur et naturellement tourné vers le Stahlhelm et la Kommandantur, mais plutôt comme symptôme d’une société profondément malade de ses contradictions.
Ce film nous montre bien, a fortiori, que l’homme ne s’est toujours pas arraché à ce moteur brûlant de l’histoire qu’est la lutte des classes. Ne trouvant de recours ni dans l’insertion professionnelle, ni dans des propositions politiques qui se partagent entre une sociale-démocratie libérale molle (les Démocrates) et les néo-conservateurs impérialistes (les Républicains), la jeunesse déclassée se tourne vers des options politiques qui portent une esthétique de la transgression au pinacle de leur action "théorico"-pratique, sans se rendre compte que leurs nouveaux maîtres sont encore ceux qui agitent les ombres au fond de la caverne. Comment ne pas songer, à la vue des posters du IIIème Reich qui parsèment la chambre de Derek, ou aux svastikas et autres symboles païens arborés en tatouage sur son torse, à ce que développe Michel Clouscard au sujet de l’éthique de la transgression au cœur de l’idéologie libérale-libertaire ? Une nouvelle fois, les contraires s’engendrent réciproquement, et la transgression soixante-huitarde devient transgression fascistoïde : du moment que l’on prend soin d’éviter sagement la véritable subversion, celle du mode de production capitaliste par le prolétariat organisé ; sous les pavés, Le Pen.
Le film nous en montre les effets délétères et dévastateurs. L’histoire atteint une acmé dans la violence et dans la pulsion de mort de la radicalité dans la scène où les DoC s’attaquent à une épicerie tenue par des asiatiques, qui y emploient des immigrés latino-américains de fraîche date, prétendument justifiée par une prédation économique qui serait opérée par les immigrés pour voler le travail des Américains blancs. Aucune concession n’est faite dans une scène qui nous expose toute la crudité de la violence suprématiste : la caissière du magasin est quasiment violée, "purifiée" de manière symbolique par l’usage du détergent immaculé dont ses agresseurs la recouvrent. Le tragique de l’histoire nous est offert de manière nue, et la guerre que se livrent entre eux les fractions artificielles du prolétariat, sous l'œil bienveillant du Capital, éclate dans son bouillonnement sanglant et morbide.
Nous parlons une nouvelle fois sous le contrôle de Michel Clouscard, qui, en 2004, pointait pourtant à propos du lepénisme le caractère historique du racisme et de la haine raciale, qui n’est autre, pour le jeune identitaire en perte de repères, que le reflet de sa propre misère sociale : "La paupérisation menaçante, c'est une race : l'Arabe. La richesse interdite, c'est une race : le Juif. « On » est désigné comme race. Les états de pauvre ou de riche sont ramenés à un principe originel, matriciel, général. Le racisme est à double face : il prétend à une supériorité, mais surtout il est la désignation de l'altérité comme une erreur ontologique qui associe la contingence et la malfaisance. L'Autre est de trop. Il n'est qu'une excroissance cancéreuse de la Création. Il n'a rien et il n'est rien : c'est normal, puisqu'il est pure contingence. Il n'est que la forme vide : une race".
Et de poursuivre, associant le faciès de l’Arabe à celui du pauvre dans la psyché racialiste : "Le pauvre, c'est l'immigrant, l'immigrant c'est l'Arabe. Ainsi se constitue une race, un homme vide de toute culture, de tout contenu qui n'est plus qu'une forme : un faciès. Le lepéniste reconnaît la race par le faciès. L'Arabe, dira-t-il, a le faciès de sa race. C'est le signe extérieur qui ne peut être camouflé, le stigmate, la tache indélébile. Le faciès, c'est l'aveu de la race. Et ce pauvre, ce faciès, est un envahisseur, incroyable paradoxe." (5)
Ce que voient Derek et Danny à travers les "bandes de négros" qui envahissent les plages et les immigrés qui veulent le travail de leurs "frères de race", c’est l’image de leur propre déclassement, refoulé par la société américaine et porté sur le terrain de la lutte pour la survie raciale, pour le biotope menacé par les tribus étrangères. On voit comment la haine de l’autre remplit sa fonction, qui est de poser le voile indélébile de l’idéologie et de l’esthétique sur les perversités de l’économie politique et de la prédation opérée sur la condition des classes moyennes. Le fascisme historique déployait déjà ce dépassement de la politique par l’esthétique, à travers les références forcées et foisonnantes à l’univers antique et médiéval. Notre extrême-droite française actuelle, guère composée que d’agrégats de nationalistes à la petite semaine, a très bien compris la nécessité d’entretenir ce rapport esthétisant à la politique, forte de sa compréhension mal digérée mais toutefois fort bien utilisée de la stratégie de conquête de l’hégémonie culturelle théorisée par Gramsci. (6)
→ À lire aussi : Contre Zemmour et les faussaires, se réapproprier la France et son histoire
Passés ces amers constats, le film ne se contente pas de ce portrait au vitriol d’une jeunesse américaine désabusée, radicalisée, et consumée par la violence. Il s’agit, à travers la voix de certains personnages, de proposer des pistes de sortie, qui passent nécessairement par l’obligation de se faire violence : comprendre, se confronter à l’autre et à sa subjectivité. Cet effort a surtout lieu lors du séjour en prison de Derek : il noue petit à petit une relation de complicité avec un co-détenu noir, emprisonné pour avoir volé une télé dans une épicerie et blessé accidentellement un policier, et avec qui il travaille dans la buanderie de la prison.
"Je connais ton genre de mec, le méchant petit branleur blanc qui se la joue… je t’explique : ici, tu longes les murs, car c’est toi le nègre, pas moi…"
Une nouvelle fois, le travail apparaît comme le socle de sociabilité et de réconciliation privilégié des classes moyennes déclassées, au-delà des barrières ethniques et culturelles. Les puissants du haut s’unissent dans le crime (par l’extorsion de la plus-value pour les uns, par le trafic de drogue pour les autres), et les travailleurs prennent conscience de leurs intérêts communs dans le partage du labeur, dans les rires qui s’y échangent, dans les destins communs qui s’y rassemblent. Dans le film, la violence vient lorsque la discussion n’est plus possible, et cette discussion est toujours le moment du salut. Dans le même temps, Derek sera confronté au coeur même des contradictions de la société libérale : les néo-nazis y font allègrement commerce avec les détenus noirs et latino-américains : Business is business, au grand dam du protagoniste, dont le zèle dans la recherche de pureté raciale finit par lui attirer une violence monstrueuse de la part des membres de l’Aryan Brotherhood.
C’est à l’occasion d’une visite en prison, après le viol de Derek par le chef des néo-nazis, que le proviseur révèle avoir eu le même parcours que les frères Vinnyard : haine morbide contre la société, nihilisme absolu, volonté de destruction qui atteint son paroxysme dans la pulsion de mort sont autant de sentiments que la société a donné en partage à un jeune blanc identitaire et à un proviseur afro-américain.
"– C’est le moment d’ouvrir les yeux…
– Tu me parles de tout ce qui me travaille depuis le lycée, mais comment fais-tu pour savoir ce que je ressens…
– Non, c’est moi que je connais. Il y a une époque où j'en voulais à la terre entière, où j’avais la haine pour toutes les vexations, les humiliations menées à mon peuple et les souffrances que j’endurais continuellement… j’en voulais à tout le monde."
C’est cet épisode qui permet définitivement à Derek d’accéder à cette compréhension intersubjective : les problèmes que rencontrent les jeunes banlieusards blancs, oppressés par le système économique et par la délinquance, sont des problèmes universels. Une nouvelle fois, comme le soulignait Merleau-Ponty dans l’Éloge de la Philosophie à propos de Socrate, on est dans l’erreur tant que l’on ne fait pas l’effort de se confronter à l’altérité (7) : le dialogue est ce qui permet d’éviter la guerre civile, d’apaiser les tensions sans exacerber stérilement les contradictions. On voit donc comment ce film procède au déploiement de subjectivités particulières, qui se répondent au fur et à mesure de l’intrigue, au fur et à mesure des générations qui se succèdent (du père au fils, de l’aîné à son cadet, du proviseur à son élève), et ce jeu de dialogues interposés permet la résolution du conflit. Malgré la note pessimiste qui conclut le film avec l’exposition d’un cycle perpétuel de violence engendré par la misère sociale, le film nous montre que le dépassement de cette violence n’est pas impossible si les individus prennent conscience de leurs déterminations à travers un dialogue nécessaire et salvateur avec les autres.
L’intérêt du film de Tony Kaye réside selon nous dans cette capacité à saisir la construction d’une psyché fascisante, à partir d’un déclassement vécu au plus profond de sa chair par une classe moyenne en perte totale de repères, aussi bien sur les plans économique et politique que sur le plan du sens. Le racisme, la haine raciale, avec son éventail de signes esthétiques séducteurs, de promesses vides de pureté raciale et de retour à un Eden perdu, est devenu pour une partie des dernières générations le parfait défouloir pour pallier aux offensives d’une société libérale dont on peine à comprendre les mécanismes et qui pousse les individus à l’atomisation et à l’amnésie : celle de leur conscience de classe et des intérêts communs, supplantés par le signifiant vide que constitue la race.
La question que pose l’histoire des États-Unis résonne avec force dans notre propre pays, en proie plus que jamais à un climat de guerre civile et de division permanente, dans un moment où l’esthétique a pris le pas sur le politique et la recherche du bien commun. En somme, la question que nous pose l’histoire de la famille Vinnyard et de ces habitants d’une banlieue californienne déclassée, c’est la manière dont une nation se réalise.
Et les brins d’herbe atomisés, suspendus en direction du ciel comme autant de particules microscopiques (8), ne seront pas suffisants pour la réaliser.
François Goupil et Lionel Goncalves
Notes :