Comprendre la crise du covid-19 pour mieux s’en sortir
La crise du covid-19 a bousculé la population mondiale et remis en cause beaucoup d’idées reçues. Avec la crise sanitaire vient nécessairement la réflexion, notamment sur le rapport à la nature, à la mort, au collectif ou encore à la souveraineté populaire.
Le pire face à la crise serait de rester sans voix, stupéfiés par l’évènement, se divertir et détourner le regard du douloureux problème. Ou plutôt, pire encore, répéter de sempiternels lieux-communs ne permettant pas de penser la nouveauté de la situation. Ajouter à l’absence d’analyse, l’illusion de l’avoir déjà menée. Si on ne peut se contenter de généralités philosophiques pour comprendre une crise spécifique, moment d’exception affectant en profondeur l’être social, on ne peut totalement s’en passer ; s’oublier dans les subtilités de ses détails serait échouer à la tâche qui est rendue nécessaire par l’évènement : acquérir une compréhension d’ensemble. Ambition difficile mais nécessaire, à l’heure où c’est bien la totalité des institutions du pays qui vacillent.
Plus que jamais, la crise du coronavirus est une crise générale qui déborde infiniment la problématique strictement sanitaire. On ne peut se contenter d’analyses parcellaires. Nous cherchons humblement à contribuer à l’élaboration d’une vision compréhensive et philosophique de la crise.
L’épidémie est un état de fait et en tant que tel on ne saurait tirer de leçons politiques de son existence, si ce n’est de ce qui a pu conditionner son émergence ; mais l’organisation de la résistance humaine contre (1) la maladie est une toute autre histoire. Toujours contingente, bien que réalisée dans des conditions données. Ce que l’homme a fait, l’homme peut toujours le défaire (2). Son action n’a rien de naturel. C’est d’ailleurs la première leçon, et non des moindres, que nous pourrions tirer de la lutte contre cette épidémie, comme un rappel à l’homme de sa condition. Et il faut l’écrire crûment à l’heure où trop de naïvetés s’étalent à propos d’écologie: sa lutte pour sa survie contre la nature. Il n’existe pas d’harmonie naturelle préétablie. Sans vouloir pour l’instant entrer plus avant dans les discussions concernant l’émergence du virus, il est tout de même fort probable qu’il soit d’origine naturelle, “garanti 100% bio”.
Les sociétés humaines, leur progrès, se sont construites contre la prédation naturelle à laquelle l’homme était naturellement livré. C’est une lutte contre notre dénuement et notre finitude. Le développement de la production sociale, impliquant les progrès de la médecine, ne sont pas des aliénations de la nature généreuse à une pseudo “société industrielle”. Dans leur essence, les devoirs que les hommes s’imposent ne sont rien d’autres que des moyens de lutter contre la pression naturelle. Sitôt que la pression naturelle augmente, la pression des devoirs augmente nécessairement en face pour y répondre : c’est ainsi qu’un ensemble d’obligations sanitaires apparaissent avec notre crise. Faites reculer la pression naturelle, vous ferez reculer la pression sociale sur les individus. La liberté de l’individu ne peut émerger qu’à partir d’un certain niveau de développement économique (3). Il n’est pas plus liberticide que les fameuses sociétés primitives “sans État” de M. Clastres (4), qui ne possèdent pas d’appareil d'État pour la simple raison que l’État est partout pour ainsi dire dans la chair des individus qui n’existent jamais pour eux-mêmes. Aussi, il n’y a de liberté que celle que l’homme gagne face à la nature. C’est ici la source de toute souveraineté. Vous pouvez avoir toutes les souverainetés politiques que vous voulez, y compris sous ses formes les plus populaires, tant que vous n’avez aucune souveraineté économique, elles ne sont que de vains mots.
Le recul de la souveraineté économique de la France fut cruellement mis en lumière dans cette crise, par l’incapacité de produire et d'alimenter la population, les hôpitaux, des biens les plus nécessaires pour lutter contre la maladie. Dans son aliénation à ses fournisseurs étrangers. Inquiétante situation pour notre démocratie, quand nous sommes rendus dépendants pour les biens médicaux de première nécessité, incapables de produire assez massivement et rapidement des objets aussi simples que des masques chirurgicaux.
Mais, si l’épidémie nous rappelle la nécessité de lutter contre la nature, pour produire ce dont nous avons besoin, elle nous rappelle aussi dialectiquement celle de lutter pour elle. Nous luttons contre la nature, mais en tant qu’êtres naturels, nous vivons aussi par elle.. Aussi nous ne pouvons pas nous rendre maîtres de quelque chose que nous détruisons ; « on ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant » (5), qu’en connaissant ses lois. Si le virus est sans doute d’origine naturelle, le saccage aveugle de l’environnement a pu précipiter son émergence. La perpétuation de ce saccage renforce les risques que cela se répète encore à l’avenir, nous indique l’OMS (6). Mais à strictement parler, ce qu’on appelle “destruction de la nature” est bien plutôt une restauration de conditions naturelles drastiques contre les sociétés humaines, due à un dérèglement complet de leur activité économique. Si on peut détruire les conditions naturelles permettant la vie humaine, on ne détruira jamais la nature en tant que telle.
L’économie n’est que ceci : la manière dont l’homme organise son “métabolisme” avec la nature ; la manière dont il la transforme, dont elle le transforme, et ainsi dont il se transforme lui-même (7). L’économie n’est pas la comptabilité, ce que feignent de croire les antimarxistes primitifs. Ce n’est pas véritablement la nature qu’on cherche à sauver dans l’écologie, mais le monde. La Covid nous rappelle à la nécessité d’organiser rationnellement notre transformation de la nature, en ne laissant pas le processus économique être guidé aveuglément par la course au profit, mais en le domptant socialement, en inscrivant au cœur de la production sociale l’obligation permanente de reproduire les conditions de production — ce que d’aucuns appellent la “règle verte”. Il est évident que si nous avons besoin régulièrement de bois, il faut s’assurer du renouvellement permanent du parc forestier. Or cette exigence le capitaliste ne la prend pas spontanément en compte, préoccupé seulement du “chiffre” qu’il fera dans la vente. Il n’y a donc pas à opposer industrie et écologie, mais il ne peut y avoir de réussite industrielle pérenne que dans la prise en compte de l’exigence écologique. Protéger la “nature” n’est qu’une manière d’en triompher. L’harmonie n’est pas préétablie, elle est une conquête.
Le travail social donc, lutte contre la nature, lutte pour la survie, est lutte contre la mort. On ne lutte pas consciemment pour la survie sans conscience de la mort. La manière d’organiser structurellement notre transformation de la nature implique un rapport structural à la mort. Mais si l’homme organise son activité contre la mort, pour repousser les limites de la survie, son existence est aussi bien toute entière dirigée pour la mort, en tant qu’elle est la fin inéluctable de son être qui en consacrera le sens. La mort pose tout simplement la question du sens de la vie qui se construit contre elle. Il n’y a donc pas de rapport naturel à la mort, celui-ci impliquant toujours et nécessairement médiation sociale, en tant que la mort existe pour nous. Les rites funéraires marquent toujours la présence humaine. Et c’est bien le spectre de la mort qui surgit de la crise du coronavirus. Si la manière dont on vit la mort est étroitement liée à la structure économique, à la manière dont on lutte contre elle, alors il ne sert à rien de se lancer dans des considérations abstraites sur la mort, qui pourraient être infinies et arbitraires, pour saisir la problématique concrète de la relation que nous entretenons aujourd’hui avec elle, soulevée par la crise du coronavirus.
Il faut partir de la structure matérielle de la société dans son rapport à la nature (8). Or le mode de production capitaliste implique un rapport morbide à la vie (9). La vie humaine n’a de valeur qu’en tant qu’elle est le moyen de l’enrichissement du capital. Le travail vivant n’a de sens qu’en tant qu’il valorise le travail mort, et le plus mort de tous ses produits, qui n’a d’utilité que comme moyen d’échange universel : l’argent. Ceux qui échouent à cette tâche — chômeurs, sans-abri, réfugiés etc — ne sont « rien » (10) pour des capitalistes. Le président Macron n’a fait qu’avouer naïvement le point de vue de classe auquel il est soumis. Ces “riens” sont des accidents qui échappent à la substance de ce monde. Le but n’est rien d’autre que l’accumulation névrotique de substance organique morte (11), de travail humain cristallisé en matière inerte.
Le capitalisme est ainsi indifférent au sens de l’existence, posé pourtant évidemment par la puissance de mort de l’épidémie, car ce ne sont plus les hommes qui emploient les moyens de produire un monde désirable, mais les moyens d’existence qui emploient les hommes (12). Tous les sens sont possibles, du moment que vous comprenez que le sens des sens tient dans l’accumulation capitaliste : elle est la clef des sens. Ceux qui ne la possèdent pas en sont réduits à la lutte insensée pour la survie (13). Peu importe ce que vous désirez du moment que vous valorisez indéfiniment le capital. Celui-ci apparaît comme l’âme de ce monde, tandis que l’homme est réifié, réduit au rang de choses employées par les conditions du “marché” (14) du travail. L’individu est “libre”, c’est-à-dire livré radicalement à lui-même afin de survivre dans la jungle, ou réussir… à accumuler assez d’argent pour s’approprier les plaisirs morts de ce monde, sous forme de marchandises impersonnelles. Il n’est plus aucun projet collectif réel qui dépasse l’individu. Alors il reste la vie dans toute sa nudité, radicalement acculturée, réduite au plaisir bestial de triompher de la concurrence, puis la mort toute nue aussi, dont on a interdit un sens véritable, autre que l’arbitraire subjectif. La mort en solitaire. En quoi alors les rites funéraires, les visites hospitalières, pourraient-ils être “essentiels” quand il n’y a nul sens collectif à donner à la mort rendue sordide (15) — autre qu’un sens religieux et illusoire ?
La problématique du sens de l’existence est ainsi renvoyée illusoirement à la croyance personnelle du consommateur isolé, et le mode de production est perçu idéologiquement comme ce qui doit fournir les objets de nos désirs particuliers. Alors que ceux-ci ne peuvent au contraire être déterminés que par le mode d’organisation des relations sociales, n’étant pas des besoins naturels mais toujours des besoins sociaux. L’individu, coupé de la relation sociale qui fonde pourtant sa conscience, voit sa relation au monde s’appauvrir considérablement jusqu’à restaurer un mode de relation instinctif et brutal à l’existence. C’est cela qu’incarne toute la violence de la mass “culture” contemporaine engendrant nécessairement une hypocondrie généralisée du rapport à l’autre, une relation difficultueuse vis-à-vis de la contradiction à laquelle on préfère les innocentes différences (16). Chacun dans sa bulle ; tous confinés en nous-mêmes, credo du libéralisme. Ce qu’il promet n’est autre qu’avilissement généralisé car il est règne généralisé de la séparation : séparation de nos moyens d’existence, séparation de la nature, séparation de l’autre (17). Ne reste que la coquille vide individuelle. Et cette coquille ressent terriblement le vide de son existence sous le mode de l’ennui et de l’angoisse qui renvoient à la gratuité des choix de vie dont l’individu est toujours responsable. La relation sociale, en dehors du lieu de travail, est alors naturellement le moyen divertissant d’y remédier ou de palier l'angoisse, tout en restant fragilisée comme relation d’individus largement enfermés dans leur existence particulière. Ne reste plus, en confinement, que la relation virtuelle, via les réseaux « sociaux », qui n’acquièrent d’importance que proportionnellement à l’approfondissement des séparations, artifice qui ne peut remplacer la relation réelle. Les expériences du confinement ont donc restauré pour beaucoup ces affects négatifs qui menacent l’individu dominé par le capital, auxquels se surajoute la fatigue contrainte du travail salarié.
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Pourtant, face à cette dissolution des rapports sociaux (18) qu’engendre le libéralisme, la Covid nous a rappelé à l’essence naturellement sociale de la problématique sanitaire. La santé est toujours et nécessairement un problème collectif, et elle ne peut dépendre absolument de choix individuels. La lutte contre l’épidémie exige que l’on fixe le sens collectif de notre relation à la santé, afin de pouvoir organiser cette lutte en conscience, en ordonnant les priorités. Or c’est bien dans l’illusion que la mort et la santé n’étaient que des problèmes individuels que nous avons été bercés jusqu’à présent. Comment tracer des perspectives stratégiques nationales contre la pandémie quand on a abandonné toute conception sociale de la problématique sanitaire ? Comment se guider en son absence face aux contradictions que la crise soulève entre l’exigence de soin pour les victimes du virus, l’exigence psychologique pour celles et ceux qui pâtissent de l’écrasement de la vie sociale, l’exigence économique face au recul de la consommation populaire, l’exigence démocratique quand les plans se succèdent verticalement sans participation populaire et sans même que le parlement soit consulté comme il le devrait ? Évidemment, cela n’est pas possible, et comme dans tous les autres domaines de la vie politique française, nous souffrons de l’absence de toute vision stratégique, puisque celle-ci ne peut s’adosser qu'à une conception qui dépasse le strict individualisme. Le néo-libéralisme a fait son œuvre.
Et la crise est l’instant sur lequel viennent s’écraser les grandes hypocrisies (19). Il s’agit désormais au contraire de se sacrifier pour la santé de l’autre : sacrifice de liberté, sacrifice de notre bonheur individuel, voire sacrifice même de notre existence. La santé ne peut plus être une marchandise en vue de la seule consommation individuelle, comme on était pourtant en voie de la transformer. Le sens de l’institution médicale comme bien collectif de lutte contre la mortalité a été restauré dans les faits. Le voile est tombé sur son état de délabrement passablement avancé. Dans ce domaine plus encore que dans les autres, la contradiction entre l’utilité de l’institution sanitaire en proportion inverse de sa rentabilité capitaliste a été mise au jour de manière éclatante. La santé ne peut pas être une marchandise à échanger sous peine de se nier elle-même. Et c’est bien là le sens de toute crise capitaliste, que la nature devenue nécessairement sociale de la production — médicale en l'occurrence — entre en contradiction avec la forme marchande sous laquelle elle est censée être à disposition (20). Pour réaliser ce tour de force consistant à transformer l’hôpital comme service public en entreprise ayant un impératif de rentabilité (21), il a fallu en pervertir intimement le fonctionnement, le soumettre à un management et des “économies” d’échelles, qui sont en contradiction même avec la mission de l’institution. La conséquence inéluctable était à terme que la santé ne soit accessible qu’à ceux qui puissent en payer le prix (22). Les “riens” du capital n’ont droit à rien lorsque toute activité économique est sous sa domination. Jusqu’à présent, ils n’avaient simplement plus le droit à un système sanitaire de qualité et évitaient au maximum le passage chez le médecin.
Les conséquences désastreuses des “réformes” successives étaient faciles à assumer lorsque ceux qui en payaient le prix le faisaient dans un isolement imperceptible ; lorsque les souffrances engendrées ne pouvaient passer la rampe de la médiatisation. Mais le coronavirus comme problème sanitaire collectif exceptionnel impliquait une prise en compte sociale de la manière dont l’hôpital devait y faire face. Problème qui nécessairement devait être traité médiatiquement — les médias n’étant rien d’autres que les instruments de distribution de l’information sociale. À ce titre, il faut ranger les réseaux sociaux sous la catégorie médiatique. Le média n’est jamais un organe neutre, mais il dépend toujours du corps social dont il fait partie. Les réseaux sociaux ne sont pas des organes neutres. Comme marchandises, ils sont soumis aux impératifs de rentabilité capitaliste. Un média qui marche, c’est un média consulté. La meilleure manière d’être consulté, c’est la plupart du temps d'alimenter “le buzz”. Dans le jeu des concurrences médiatiques, se lance par conséquent une surenchère sensationnaliste sur les sujets d’information, et plus que jamais à l’heure du coronavirus. Cela a dans notre contexte, deux effets qui nous intéressent : une mise sous pression du gouvernement, sommé par les faits relayés, de mettre en avant son engagement pour la santé publique contre l’image délétère renvoyé par l’état de l’institution hospitalière, et deuxièmement la propagation d’un rapport largement irrationnel à la crise vécue, sentimentalisme alimenté par les compteurs du nombre de décès quotidiens, sans que ces chiffres ne soient jamais mis en rapport avec d’autres indicateurs comme la population globale et les comorbidités avec lesquels seuls ils peuvent faire sens pour l’individu.
C’est alors que le gouvernement se voit dangereusement attribué un rôle de médecin auprès de la population. Le médecin a bien évidemment pour devoir de soigner coûte que coûte le patient particulier auquel il a affaire, et pour cela de proposer des traitements qui sont autant de contraintes permettant au malade de s’en sortir. Et cela est juste. Or l’ordre du politique ne peut malheureusement pas être celui du médecin, ils ne visent pas la même fin. Si le médecin a pour fin l’intérêt du patient particulier, l’État devrait avoir pour fin l’intérêt général (23). Le premier soigne le corps de l’individu, l’autre exerce son autorité sur le corps social . Et du point de vue du corps social (24), il faut partir de cette évidence, choquante pour la morale commune, qu’une épidémie de cette nature cause nécessairement des pertes. Le problème ne peut pas être de sauver tout le monde — à l’impossible nul n’est tenu — mais de sauver le plus grand nombre de vies possible. En ce domaine et à se prendre pour médecin, le mieux peut vite devenir l’ennemi du bien. Lorsque Emmanuel Macron dans son discours télévisé du 24 novembre 2020 se veut rassurant en affirmant que chaque vie humaine compte, que le nombre de lits disponibles n’est pas le plus important car il s’agit d’éviter que les gens aillent à l’hôpital, il est sans doute plus raisonnable de s’inquiéter de ce qui semble être l’enfermement dans une vision individualiste de la santé.
Face à l’exigence de mesures sanitaires, il ne peut pas être question d’autre chose pour le politique, aussi tragique que cela soit (25), qu’opter pour la meilleure stratégie afin d’épargner au maximum le corps social, pour minimiser le nombre de victimes. À refuser cette réalité, on peut être conduit à une surenchère sanitaire, par l’imposition renouvelée de “traitement de cheval” comme le confinement, qui pourrait produire à terme des effets exactement inverses à ceux qui étaient recherchés, à un redoublement de pertes dû aux effets “collatéraux” du “traitement”. En médecine comme en politique, la proportion doit régner. Cette tentation pour la surenchère est accentuée par la pression exercée par l’appareil médiatique sur le gouvernement. La question n’est donc pas seulement de savoir si les médias sont financièrement à la solde de la politique gouvernementale, mais peut-être plus encore de savoir si le gouvernement n’est pas à la botte du fonctionnement “naturel” du système médiatique. Il faut masquer ses responsabilités dans la désaffection du système de santé, et ses lourdes fautes dans la gestion de la crise qui n’avait pas été prise à sa juste mesure et préparée, par le sur-jeu des mesures sanitaires.
Qui plus est, cela est encore accentué par l’indifférence, choquante pour quiconque y prête quelque peu attention, envers la dimension sanitaire de la qualité de vie individuelle. Mais cette indifférence est toute naturelle pour un gouvernement libéral, le libéralisme consistant justement au renvoi du problème de la qualité de vie à la sphère strictement individuelle auquel est corrélé le “don de sens” de l’individu à sa propre vie — y correspond le marché du développement personnel, tout l’attirail de l’ésotérisme, spiritualités, mysticisme, et même… une bonne partie de la philosophie contemporaine, (26) etc. La santé ne peut pas être seulement une opération empirique consistant à compter la quantité de vies sauvées et de morts, amputée d’une de ses dimensions fondamentales, à savoir la prise en compte de la qualité de vie de l’individu. On peut vivre mort-vivant. Mort de l’intérieur. Vivre dans un désespoir absolu, dans une mélancolie insurmontable, dans une dépression infinie.
Cette mortification de la vie a des causes sociales (27). Renvoyer les pathologies psychologiques à la responsabilité individuelle est d’une violence inouïe. Le simple fait qu’il ne puisse exister de conscience sans rapport à l’autre (28) — et de volonté, de force psychique, sans conscience — devrait suffire à une personne raisonnable pour prendre en compte la dimension nécessairement sociale de la souffrance psychique individuelle. Or, les premiers chiffres que nous avons des conséquences des confinements sur la santé psychique des individus sont proprement alarmants (29). À terme cette indifférence au sujet de la qualité de vie impactée par les mesures sanitaires risque fort de se transformer en hécatombe quantitative. Certes cette hécatombe n’est pas nécessairement immédiate, elle n’est pas aussi spectaculaire que celle causée directement par l’épidémie, mais elle n’en est pas moins réelle. On ne se tire pas d’une dépression en claquant des doigts. Trop souvent, on ne s’en tire malheureusement jamais et au mieux apprend-on à vivre à ses côtés.
Cet aveuglement — volontaire ? — au problème sanitaire de la qualité de vie a été cruellement mis en lumière par la distinction ubuesque entre ce qui était de l’ordre de l’essentiel et de l’inessentiel. L’intérêt d’une telle mesure pour lutter contre la transmission du virus est déjà plus que douteux en tant que tel. Mais le plus inquiétant est que tout ce qui remplit la sphère de l’inessentiel est culturel, au sens le plus large qui soit, à savoir tout ce qui renvoie à la nature sociale de l’existence humaine, ce que Lucien Sève appelle « l’excentration sociale de l’essence humaine » (30). Ne restait pour essentiel, que le biologiquement vital, naturalisation typiquement libéral des besoins. Or, s’il est bien une leçon que nous délivre l’anthropologie, c’est que chez l’homme, dans le code social qu’il s’impose à lui-même, l’exigence de l’autre est peut-être parfois bien plus essentielle que l’exigence du corps, à tel point que l’une puisse arriver à nier l’autre dans le sacrifice héroïque de soi. Cela se retrouve moins dramatiquement dans les faits les plus quotidiens : il est d’usage à table d’attendre que tout le monde soit servi avant de commencer à manger, de donner la priorité à l’autre, etc (31). La reconnaissance de l’autre rachète bien des “sacrifices”, dans la mesure où elle n’est pas extérieure à nous, mais renvoie au contraire à notre essence “excentrée” (32). Lucien Sève pour éclairer cela prend l’exemple de la vie militante, éclairant pour quiconque en fit l’expérience :
" C’est ainsi que l’ensemble des efforts en quoi consiste la vie d’un militant demeurerait incompréhensible si l’on n’y voyait qu’un ensemble de sacrifices, en méconnaissant le fait qu’elle répond par maints côté à un besoin personnel, et souvent des plus profonds. [...] Le besoin personnel de militer n’est donc pas plus l’assouvissement d’un simple besoin interne que le sacrifice de soi à une simple exigence sociale externe, il est jusqu’à un certain point le dépassement de l’opposition entre besoin et exigence sociale externe, sur la base, non d’un renoncement au premier, mais de la prise de conscience de l’excentration essentielle de sa base. " (33)
La relation sociale n’est pas simplement un “bonus”, quelque chose qui se surajoute à ce que nous sommes, mais elle nous fonde dans notre identité. Privée de la relation sociale, la population s’est rendu compte de son importance. Les rencontres et les discussions se sont révélées essentielles, au grand dam de nos dirigeants qui fantasment le numérique pour remplacer les véritables lieux d’échange. Les étudiants font particulièrement les frais de ces décisions, privés de leur vie sociale et amicale, mais également de lieux dans lesquels il était possible d’échanger à propos des enseignements reçus. Quant aux cours à distance, ils sont tout bonnement un multiplicateur incroyable d’échecs universitaires. Ainsi donc, un nombre de décrochages grandissants, bien qu’encore difficilement quantifiables, ainsi qu’une forte augmentation des souffrances psychologiques chez cette population (34) déjà fortement exposée en temps “normal” (35).
On a pourtant souvent dit que cette crise mettait en lumière à quel point la vie individuelle avait acquis aujourd’hui une valeur qu’elle ne possédait pas auparavant. Permettons-nous de mettre en doute cette affirmation, malgré ce qu’elle peut avoir de réconfortant. Il n’est que de regarder le nombre de victimes annuelles de la misère en France pour en douter (36). Risquons-nous maintenant à une hypothèse osée (37) répondant à notre doute. Ce n’est peut-être pas tant la vie qui a acquis de la valeur, que la mort qui est devenue intolérable. Lorsqu’elle enlève à l’individu la seule chose qui lui reste, sa vie strictement biologique coupée de l’autre qui peut lui donner sens. La mort qui peut frapper tout individu, sans qu’on puisse reporter sur lui la responsabilité de l'événement fortuit. La mort qui peut toucher tout le monde, peu importe sa classe sociale, et malgré sa faible probabilité pour les bien-portants. Cette mort générant une hypocondrie à une large échelle, surtout chez ceux qui sont socialement privilégiés. La facilité avec laquelle on a privé sur le long cours l’individu de sa liberté de mouvement, d’une bonne partie de ses relations sociales avec les confinements, au nom de la vie, devrait peut-être donner des raisons de nous inquiéter, quand ceci aurait été tout bonnement inimaginable quelques cinquante années plus tôt. Ces mesures sanitaires ne cachent-elles pas un secret mépris pour la vie dans sa dimension qualitative ? Penser qu’une minorité dût nécessairement succomber pour que l’immense majorité puisse vivre décemment, voilà qui est devenu impensable et indicible aujourd’hui : le dire est déjà s’exposer au tabou. Devoir être sacrifié pour l’autre, lorsque ce n’est pas le fait d’un choix individuel, d’un métier, voilà ce qui est devenu intolérable, comme une atteinte affreuse à la liberté de vivre sans être ramené à l’essence sociale de notre existence. Mais c’est pourtant bien la question qui se pose politiquement aujourd’hui, comme nous l’avons établie plus haut : certains vont nécessairement périr des causes de l’épidémie. À la refuser de manière idéaliste en ne prenant pas en compte la réalité, telle qu’elle est, dans la diversité de ses problématiques, les conséquences pourraient s’alourdir. Ce dédain pour la vie sociale ne pourrait-il pas au contraire être rattaché au mépris de la vie même dans le mouvement de suicide collectif de nos sociétés obnubilées par l’accumulation individuelle de capital détruisant progressivement l’homme et la nature ? La légèreté avec laquelle le gouvernement semble envisager la possibilité d’un troisième confinement laisse pour le moins perplexe.
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Ce n’est ainsi rien moins que la relation entre sécurité et liberté qui est mise en question par cette épidémie, et on ne peut l’éviter en réalisant une pirouette intellectuelle en comprenant le droit uniquement sous sa dimension sociale (38). La problématique de cette relation se cristallise dans la tension entourant l’exigence de souveraineté. Comment distinguer lorsque la sécurité est prétexte à une réduction des libertés ou quand elle en garantit l’exercice ? En ce domaine, la popularisation du slogan du Front National, « la première des libertés est la sécurité » est inquiétante. On peut avoir un semblant de sécurité même dans une cage, sans pour autant y être libre. Ou « en attendant que notre tour vînt d’y être dévoré » ajouterait ironiquement Rousseau (39). Car il ne peut y avoir de sécurité véritable que lorsque ces mesures de sécurité sont le fait du peuple souverain lui-même. Quelle garantie de sécurité peut-on avoir d’un pouvoir qui n’est redevable de rien ? Macron peut toujours crier qu’on vienne le chercher, en l’absence de mouvement populaire massif, cela est impossible constitutionnellement. Rousseau critiquait fort justement Hobbes lorsqu’il concevait le contrat social comme transfert de sa liberté naturelle à un tiers souverain pour la préservation de nos vies. Donner le droit à un pouvoir de disposer absolument de nous pour notre sécurité est absurde : qui garantit qu’il ne nous passe par le fil de l’épée ? La sécurité peut au contraire seulement être garantie par la liberté ; elle ne peut être que l’expression de la volonté populaire elle-même, qui se pose à elle-même les contraintes qui vont dans son intérêt.
Or quel contrôle le peuple a-t-il aujourd’hui des mesures qui tombent littéralement du ciel, dans une verticalité absolue, sans même que ses “représentants” soient consultés ? Si Rousseau critiquait, quelque peu utopiquement, l’idée que le peuple puisse être représenté, nous en sommes à batailler pour que ses représentants ne soient pas eux-mêmes démis de la souveraineté confiée par les électeurs. Le choix a en effet été de mettre complètement de côté les représentants du peuple, au profit de Conseils de défense à répétition, rendant l’information inaccessible, le débat autour de la gestion de cette épidémie impossible, le contrôle démocratique nul et non avenu. Infantilisés, réduits à remplir pour eux-mêmes leurs propres attestations de manière tout à fait absurde, les citoyens se sont vu imposer les règles par la pure contrainte. Cette manière de régir le pays alimente énormément la défiance de la population, fragilise plus profondément le consentement à l’autorité sur laquelle seule tient l’État. De la fissure provoquée par le mouvement des gilets jaunes, le président Macron se dirige assurément vers la fracture. Déterminé à faire taire l’opposition démocratique, il accroît le niveau de violence autorisé pour la police, qui se transforme progressivement en pure force de répression sociale. Le scepticisme envers les vaccins, les médicaments indiqués par la majorité des médecins et les institutions nationales de santé, ne sont rien d’autres que les symptômes de l’absence de toute maîtrise sur leur vie de la part de nos concitoyens, le sentiment intime de l’aliénation absolue à un monde que nous ne contrôlons plus, et l’expression de leur peur, leur refus spontané de cette réalité, la volonté, à partir même de la pratique individuelle, d’en redevenir souverain. La crise sanitaire dans laquelle nous sommes tous plongés depuis presque un an aura révélé définitivement la longue descente vers un autoritarisme politique, dirigés que nous sommes par des technocrates complètement inconscients des réalités, privilégiant une mise sous tutelle des libertés publiques plutôt que l’investissement dans les services publics de santé nécessaires pour supporter une telle épidémie. L’Etat a failli dans tous ses rôles, que cela soit dans la planification, la gestion, la protection des personnes vulnérables, mais a surtout été incapable de préserver les libertés publiques.
Le remède est dans le poison. La crise donne les moyens de sa solution. Redonner les commandes au peuple, mettre à bas la constitution de la 5ème République, de manière à ce qu’il choisisse librement des règles sanitaires qu’il désire s’imposer, qu’il fixe lui-même la mesure entre sa sécurité et sa liberté, que sa protection soit l’expression de sa souveraineté. Cela implique de reprendre largement le contrôle de sa propre activité économique, reprendre notamment le contrôle sur l’économie de la santé, la production médicale, pharmaceutique, etc., extraire toujours plus largement les secteurs de la production sociale de la propriété lucrative, de la marchandisation, de l’échange monétaire. Restreindre sans cesse le règne de l’argent sur les échanges entre les hommes. Reprendre en main la sphère médiatique, le contrôle de l’information que le peuple a sur sa propre existence, ce qui implique une transformation profonde de leur mode même de fonctionnement, y compris des réseaux sociaux. Bref, reconquérir la maîtrise de nos moyens d’existence, voilà ce qui est à l’ordre du jour ! Liberté qui est la clef de toute sécurité.