La hausse du tarif du Navigo, une affaire de discrimination sociale
Depuis le 1er janvier 2023, Île-de-France Mobilités a augmenté le prix de l'abonnement mensuel au passe Navigo. Usagers, chômeurs et PME ont subi une ponction supplémentaire pour épargner les grandes entreprises.
La récente augmentation des tarifs Navigo a suscité de la surprise et de la colère chez les très nombreux usagers des transports franciliens. Le passe Navigo mensuel est passé de 75,20 € à 84,10 € par mois. Cette hausse de 8,90 € représente un coût supplémentaire de 106,80 € par an. Pour un abonné à l’année en plein tarif, le 12ème mois « offert » inclus, la facture s’élève au total à 925,10 €.
La décision a été prise par Île-de-France Mobilités (IDFM), l’établissement public chargé d’organiser et subventionner l’exploitation et de financer l’achat des trains. C’est cet établissement qui reçoit l’argent des forfaits des abonnements auxquels souscrivent les usagers.
Naturellement, les missions de cet établissement nécessitent de très importantes ressources. Le coût de fonctionnement du système de transports franciliens s’élève à plus de 10,5 milliards d’euros par an. Or, un constat unanime s’impose : la situation financière de l’établissement est très dégradée. Dès 2023, IDFM a un manque à gagner de 950 millions d’euros pour financer le fonctionnement des transports publics. Il accuse d’un endettement à hauteur de 7 milliards d’euros. En employant toute son épargne brute, c’est-à-dire l’excédent des recettes de fonctionnement par rapport aux dépenses de fonctionnement, IDFM passerait 14,57 années à se désendetter. Le sénateur communiste Pascal Savoldelli a d’ailleurs relevé en séance publique que lorsqu’une commune atteint une capacité de désendettement de 12 ans, la chambre régionale des comptes lui trace une trajectoire de redressement. Pour lui comme pour beaucoup d’autres, IDFM est dans une situation de « quasi-faillite ».
Pour maintenir à flot IDFM, il est donc nécessaire de trouver de nouvelles ressources, et l’augmentation du tarif du Navigo à 84,10 € représenterait, pour l’année 2023, 280 M € supplémentaires. Ce choix n’est pourtant ni nécessaire ni justifié.
IDFM, comme tout établissement public ou collectivité, a un panier de ressources. IDFM a trois sources de financement : les collectivités territoriales (12%), le versement mobilités (50%) et enfin les recettes tarifaires, payées par les usagers eux-mêmes (38%). Les collectivités territoriales ont consenti à une augmentation de 7,5% de leur contribution, soit 100 millions d’euros de ressources nouvelles. L'État, de son côté, n’a pas accepté d’accorder des subventions pour compenser les pertes des exercices 2020 et 2021, préférant lui concéder une avance de 2 milliards d’euros que l’établissement devra rembourser et une « subvention d’équilibre » de 200 M d’euros, un « coup de pouce normal » selon le ministre des Transports.
Il aurait sans doute été aussi « normal » de se tourner vers les entreprises pour obtenir ces ressources supplémentaires. La première solution aurait été d’augmenter le taux du versement mobilité. Ce versement est un impôt local : il appartient au Parlement de fixer un taux maximum (taux plafond) et aux collectivités locales de fixer le taux qui sera effectivement en vigueur dans leur territoire. La présidente de la Région elle-même, Valérie Pécresse, a demandé l’augmentation de ce versement, tout comme de nombreux sénateurs de gauche et aussi de droite.
Plusieurs propositions allaient dans le sens d’une « augmentation ciblée », visant « les entreprises les mieux dotées et bénéficiant le plus des transports » selon des critères géographiques, comme l’a exposé le sénateur communiste Pierre Laurent, situées dans des villes dotées de grands quartiers d’affaires et de sièges de grandes entreprises. Même la simple augmentation du versement mobilité est ciblée puisque cet impôt ne concerne que les entreprises de plus de 11 salariés. Les amendements allant dans ce sens « visaient en fait à défendre les TPE et les PME » selon la sénatrice LR de l’Essonne Laure Darcos. En effet, elles ne sont pas touchées par le VM mais le sont par l’augmentation du prix du Navigo puisqu’elles doivent financer la moitié du passe de leurs salariés. Pour un chef d’une petite entreprise, c’est une double, et même une triple pleine : il doit prendre en charge les passes de ses employés, le versement mobilité… et son propre passe !
Toutes ces solutions ont été balayées d’un revers de la main par le ministre des Transports : « cela abîmerait l’emploi, la croissance et la compétitivité ». Les mots magiques sont sortis. L’idée est simple. C’est toujours la même. Il faut ménager les entreprises – mot vague qui regroupe la petite PME du coin avec le géant financier – en allégeant leur charge fiscale. Cela permettrait de « favoriser » l’emploi. En prenant au mot cette dernière formule, on se rend aisément compte que l’on s’en remet à la faveur des patrons, espérant qu’ils daignent user leur surplus pour relancer l’emploi. Cette démarche mène à des prestations pitoyables comme celles de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, qui passe son temps à quémander en public des coups de pouce au patronat. Est-ce que cela marche ? Le fiasco du CICE sous la présidence Hollande montre que ces dépenses fiscales ne sont que des chèques en blanc.
Quoi qu’il en soit, l’augmentation du tarif est un choix politique, assumé ou non. L’exécutif de la Région Île-de-France et le gouvernement se renvoient la responsabilité de cette hausse. Valérie Pécresse, présidente de la Région et d’IDFM, blâme l’État pour son manque de soutien financier. Le gouvernement, lui, affecte un air plein de générosité et de mansuétude, à la fois grand prince et grand pingre. Chacun joue son rôle et cette grande farce masque le fait que cette décision n'est pas la conclusion logique d’une situation financière réellement problématique, mais celle d’une doctrine économique, d’un ensemble d’idées vétustes de cerveaux bornés. Comme toujours, ceux d’en-bas, ceux qui se lèvent tôt le matin, payent l’addition.
La note est déjà salée pour les travailleurs, qui doivent supporter la hausse générale des prix à la consommation. La décision d’IDFM d’augmenter le tarif des transports est justifiée par l’inflation mais elle contribue à la nourrir et à concentrer la hausse sur les prix des choses de tous les jours. Elle contribue à compresser le revenu disponible des travailleurs en augmentant ce que l’INSEE appelle l’achat non-arbitrable : ce sont les dépenses pré-engagées dans le cadre de contrats ou d’abonnements que l’on peut difficilement renégocier à court terme – a fortiori quand les tarifs sont fixés unilatéralement. Ces dépenses pré-engagées recouvrent en particulier les dépenses indispensables à la vie du foyer (loyer, chauffage, électricité, internet, assurance…). Selon une étude de France Stratégie, le poids des dépenses pré-engagées des ménages dans leur ensemble est passé de 27% à 32% entre 2001 et 2017. L’évolution est particulièrement nette chez les foyers pauvres, passant de 31% à 41%. Leur poids est devenu écrasant à cause de la récente flambée des prix de l’énergie. Dans le cas du Navigo, les chômeurs sont les plus durement touchés par la hausse puisqu’ils n’ont pas d’employeur pour leur payer la moitié du prix de l’abonnement. Le tarif du passe Navigo est donc, au fond, une affaire de discrimination sociale.