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La séduction pornographique — Entretien avec Romain Roszak

Peut-on condamner la « culture du viol » sans vouloir liquider le mode de production capitaliste qui l'engendre et la soutient ? Que penser d'un féminisme qui refuse d'assumer une position anticapitaliste ? Ces questions s'adressent aux soi-disant « progressistes » et les invitent à la cohérence.

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Par Loïc Chaigneau

Lecture 20 min

Loïc Chaigneau publie ici un entretien avec le philosophe Romain Roszak au sujet de son livre « La séduction pornographique », paru le 19 mars 2021 aux Éditions L'échappée.

Avant propos
Le livre de Romain Roszak, qu'il place sous l'égide de Michel Clouscard, m'est apparu comme un excellent ouvrage de philosophie pour au moins deux raisons. D'abord parce qu'il y a un travail de fond, de recherche, de conceptualisation, de définition, qui tranche avec l'essai d'opinion et nous permet de renouer avec une pratique philosophique qui reste toutefois accessible à un grand nombre de lecteurs. Ensuite, c'est un livre qui vient interroger une très large majorité des préjugés que nous pouvons rencontrer à l'heure actuelle à propos de la pornographie. À ce titre, c'est une synthèse extraordinaire qui fait découvrir au lecteur non seulement différents points de vue philosophiques, mais qui interroge aussi la notion de pornographie par l'intermédiaire des productions, artistiques notamment, dans l'histoire. C'est ainsi que j'ai découvert avec étonnement, par exemple, Le coucher de la mariée. Il ne s'agit donc pas seulement d'un énième livre traitant de la pornographie comme nous pourrions au premier abord le penser et c'est toutes ces particularités que j'aimerais que nous abordions.


Loïc Chaigneau : Dans ton livre, tu parles notamment de la pornographie comme « nouveau totem occidental ». Pourrais-tu revenir sur cette expression ? Par la même occasion, te semble-t-il évident de parler de la ou d'une pornographie ou faut-il voir derrière ce concept quelque chose de multiple, qui traduirait autant de représentations différentes ?

Romain Roszak : Le totem, je ne sais pas - mais un totem, c'est certain. L'usage que j'en fais n'est pas strict : la pornographie ne définit aucun système de parenté à proprement parler, contrairement aux totems des sociétés analysées par Freud. En revanche, elle est dotée d'une forte charge symbolique, qui l'isole du reste des marchandises. D'abord, elle est une forme d'entité mythique, ancestrale et bienveillante pour un certain groupe humain, à géométrie variable d'ailleurs : la France, si l'on veut (« une certaine idée » de la France, du moins), voire l'Occident (défini négativement : l'hémisphère libéré du poids des tabous corporels, aussi bien que des aspirations collectivistes et laborieuses). La pornographie telle qu'on la comprend aujourd'hui a une histoire relativement récente : un siècle, à peu de choses près. Mais ses sectateurs veulent toujours l'inscrire dans un temps plus long, qui remonterait au moins aux fresques de Pompéi, aux premières littératures érotiques. Ce caractère immémorial assure à la pornographie son caractère sacré : si l'on y touche, on touche au groupe humain à qui elle renvoie par allusion - parce qu'on touche à son identité, à ses valeurs fondamentales. Elle fait donc l'objet de crispations irrationnelles, qui relèvent plus, à mon sens, de la pensée magique que d'une réflexion transparente à elle-même et structurée. En France, la pornographie ne fait pas débat - sauf à droite, à la rigueur, et chez les groupes de croyants, mais leurs contributions souvent très pauvres ne suffisent pas à mettre en péril le consensus libéral sur la question. Les rares interventions critiques structurées (Sheila Jeffreys, Gail Dines, Dany-Robert Dufour, Anselm Jappe) sont très peu recensées, et donnent lieu à des commentaires agressivement ironiques. Enfin, il me semble que l'allusion à la pornographie, loin d'être encore une affaire taboue, fonctionne pour toutes ces raisons comme un signe de ralliement entre membres du groupe. Les « gens de gauche », autoproclamés « progressistes », reconnaissent les leurs à leur décontraction, leur éternelle jeunesse quand il est question de sexualité, leur refus par principe de toute mise en cause de ce qu'ils perçoivent comme leur sphère privée. Pour toutes ces raisons, donc, totem. Et c'est aussi une manière, pour moi, de m'amuser un peu. Michel Clouscard se plaisait à appliquer aux sociétés occidentales les catégories anthropologiques grâce auxquelles les sciences humaines étudiaient les peuples dits sauvages ; non pas pour rabattre, comme Lévi-Strauss, nos structures psychiques sur celles de ces peuples, mais plutôt pour signaler combien la civilisation capitaliste reste opaque, et sa conscience mystifiée. Allez dire au premier venu que sa vie politique et psychique est organisée autour d'un totem, et que ce n'est pas juste une façon de parler : vous ne serez sans doute pas très bien reçu.

En ce qui concerne la question d'une « essence » de la pornographie, d'une définition qui parviendrait à circonscrire ses productions les plus diverses, il faut d'abord faire une mise au point. Les porn studies, qui se développent depuis une trentaine d'années, réfutent toute définition de la pornographie parce qu'elle est toujours simpliste et normative. Il faut dire que la manière dont les philosophes théorisaient le problème jusqu'ici commençait à sembler bien pauvre : la distinction d'un érotisme léger, suggestif, et d'une pornographie crue, lourde et vulgaire, trahissait à la fois, chez Roland Barthes et Jean Baudrillard, une relative ignorance de leur sujet, et une position très intellectuelle et aristocratique. Il faut dire, aussi, que la distinction très délicate et apparemment arbitraire de l'érotisme et de la pornographie vient se doubler d'une nouvelle distinction : celle de la pornographie mainstream, supposément prisonnière de figures et de situations périmées, et de la post-pornographie, qui fait profession de redistribuer les rôles sociaux de sexe, de perturber les pratiques habituelles de la sexualité qui seraient autant de structures de domination (patriarcales, hétérosexuelles, phallocentrées). La simple figuration de la nudité et de la sexualité ne suffit donc pas à forger une catégorie unique, qui serait la pornographie. Néanmoins, on n'a pas tout dit quand on a procédé à ce relevé empirique. Une des ambitions de La Séduction pornographique, c'est de retracer la genèse de cet état d'abondance pornographique qui est le nôtre aujourd'hui ; de situer le moment de la dispersion de la pornographie en multiples catégories, qui semble interdire pratiquement toute mise en cause de cette marchandise ; de chercher si, par-delà la multiplicité de ses apparences aujourd'hui, il est encore possible de dégager un concept clair de cette marchandise. Je montre que c'est le cas, et qu'il y a bien réellement - pas seulement dans la tête du chercheur un peu névrosé - une catégorie d'images qui, en faisant référence d'une manière ou d'une autre à la sexualité, a pour fonction de prendre en charge le désir de ses spectateurs, de les rendre incapables de s'exciter par eux-mêmes, et de les faire fonctionner selon les besoins du capital. Des marchandises qui façonnent à la fois les clients et les électeurs parfaits du capitalisme sous sa forme contemporaine, dans les sociétés post-industrialisées.

LC : Il me semble intéressant de revenir sur le dernier point que tu soulèves dans ta réponse. Tu montres notamment dans ton livre l'alliance objective qu'il peut y avoir entre un certain discours de gauche prétendument progressiste sur cette question et la manière dont cela sert en même temps les intérêts du capitalisme . À ce propos, tu bats le fer avec Ruwen Ogien (et c'est salutaire !) en tant que représentant philosophique de cette contradiction et d'une certaine gauche libérale. Je t'invite si tu le veux bien à revenir brièvement sur l'éthique minimale d'Ogien, afin de mieux nous faire comprendre ensuite en quoi le « discours soi-disant réflexif » qu'il propose se révèle être un discours idéologique pavé de préjugés de classes (comme tu le signales très bien, P.37).

RR : L'éthique minimale d'Ogien consiste d'abord à constater qu'aucune philosophie morale n'a jamais emporté l'adhésion unanime et définitive, pour en conclure qu'il est déraisonnable de défendre encore une conception substantielle du bien privé, c'est-à-dire un certain contenu de la vie bonne, qui devrait valoir pour tous. La position éthique consiste alors à se retenir de causer des torts directs à autrui (cette notion étant elle-même problématique, puisqu'elle revient à la fois à reconnaître qu'il peut y avoir des torts indirects, mais qu'on ne peut pas les désigner précisément), et à s'assurer que notre communauté reconnaisse l'égale valeur de chaque voix, dans les débats portant sur la délimitation du juste et de l'injuste. Cette neutralité à l'égard du bien sexuel est la position libérale par excellence, en ce qui concerne la pornographie. Tant qu'il n'est pas prouvé que la production fait courir un risque direct aux acteurs (situation d'esclavage ou de contrainte physique), ou tant qu'il n'est pas prouvé que la hausse de la consommation entraîne une hausse des violences sexuelles (voire que l'une soit la cause de l'autre), il faut s'abstenir de régenter la vie d'autrui. Il y a quelque chose de révolutionnaire dans une telle position, au sens où 1789 est révolutionnaire : Ogien acte la fin de la tutelle cléricale, familiale, étatique, traditionnelle sur la vie privée - et quand on voit la stupidité de certains bigots, l'intrusivité de certaines familles, l'inanité des chapitres sur la morale sexuelle dans les manuels domestiques, on se dit qu'être affranchi de tout cela, c'est la liberté. Voire : il serait plus juste de dire que c'est un processus de libération qui s'arrête en cours de route - et qui risque alors de se retourner en son contraire. Car le positionnement de Ruwen Ogien se révèle parfaitement conforme non pas à l'intérêt commun, mais bien à celui de la classe dominante, c'est-à-dire de la classe des capitalistes, et plus généralement de tous ceux qui se sentent liés au destin économique des détenteurs des moyens de production. Plusieurs tendances lourdes, dans son essai, attestent une telle adéquation. Il y est toujours affirmé que chacun conduit sa vie par un libre décret, est seul responsable de ses échecs comme de ses réussites. Le rôle de l'État y est réduit à celui d'arbitre des contrats, « librement » signés par ceux qui n'ont rien à vendre, pourtant, que leur force de travail. Si l'esclavage y est évidemment condamné (comme tort direct), Ogien exclut en revanche toute allusion à une forme ou une autre de servitude économique, au nom du respect du consentement déclaré des salariés (qu'il ne s'agirait pas de prendre de haut : ce n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on ne sait pas ce qu'on veut). Et, bien sûr, le scepticisme affiché à propos des questions théoriques (par exemple : l'imagerie pornographique nuit-elle à la crédibilité de la parole des femmes ?) ne justifie jamais la suspension même provisoire du commerce pornographique, mais toujours sa perpétuation, quand ce n'est pas la réduction au silence des féministes radicales ou des marxistes sur cette question. En d'autres termes, sous couvert d'offrir une réflexion « propre à troubler toutes les facilités de pensée », comme l'ont cru certains journalistes visiblement enthousiasmés, Ogien ne fait que systématiser les idées de la classe dominante. L'éthique minimale, c'est la pensée propre au moment néolibéral du capitalisme : valorisation exclusive du modèle contractuel, abattage en règle des dernières barrières morales et légales qui justifiaient que certaines sphères soient encore soustraites (même imparfaitement) à l'économie de marché. La gauche libérale adore, car c'est en quelque sorte son lieu naturel : dérégulation économique et souplesse morale maximale. Ruwen Ogien, c'est le bagage intellectuel indispensable pour pouvoir interpréter les situations d'exploitation sexuelle comme des prestations libres, et donc pour s'autoriser à les consommer.

La séduction pornographique paru en Mars 2021La séduction pornographique paru en Mars 2021 (L'échappée / Site internet de l'éditeur)

LC : Cela nous amène à parler du « porno éthique ». Parmi ceux qui critiquent parfois activement la pornographie, nous retrouvons beaucoup de militants qui défendent cette pornographie. Marx les aurait sans doute qualifiés de « socialistes bourgeois », à la manière de ceux qui ont le désir d'une meilleure banque, de meilleures mutuelles, d'un bon usage d'une propriété lucrative, etc. De ton côté, tu fustiges cette approche prétendument éthique de la pornographie. Peux-tu nous dire quelles en sont les raisons ? N'est-il pas possible d'imaginer une pornographie qui se rapproche par exemple aussi d'un contenu plus érotique ?

RR : Il y a plusieurs façons, à ce qu'il semble, d'envisager dès à présent une « meilleure pornographie » : féministe, éthique, durable, égalitaire, critique (la fameuse post-pornographie) - mais elles sont toutes, finalement, insatisfaisantes et plus naïves qu'elles n'aimeraient le croire. Soit elles versent dans la critique de contenu, soit elles s'attaquent aux conditions de tournage. Dans le premier cas, il peut s'agir de filmer des rapports sexuels avec plus de distance (érotisme), ou de produire des images moins centrées sur le plaisir masculin, qui ne coupent pas après l'éjaculation faciale, voire qui la retirent des cases à cocher. De se focaliser sur les signes du plaisir féminin ou sur des situations de pouvoir inversées (pornographie féministe), d'associer l'excitation masculine et féminine à ces nouveaux signes. Avec l'espoir, comme chez Peggy Sastre par exemple, que ça affecte en bien la sexualité des consommateurs de pornographie. Mais aucune image pornographique ne révèle quoi que ce soit de certain quant aux conditions de sa production. Les bougies, les dentelles, les orteils qui se crispent ou les éjaculations féminines, ça fait sûrement plaisir aux spectatrices et spectateurs les moins sadiques, mais ça ne dit rien des relations de pouvoir sur les tournages, ça ne dit rien des contraintes et des dispositifs (médication, manipulation, chantage, etc.) qui rendent possibles ces images.

D'où la valorisation, chez d'autres théoriciens, d'une pornographique « durable », produite en dehors des grands studios, par des structures alternatives, conduites par des personnalités elles-mêmes minoritaires ou dominées dans l'espace public (femmes, homosexuels, transsexuels, etc). Et qui, de ce fait, seraient plus soucieuses de mieux rémunérer leurs acteurs (en tout cas au-dessus du prix du marché). Sam Bourcier défend cette piste, et donne quelques exemples de sa concrétisation. Mais là encore, frappante naïveté. Comment vérifier, à chaque tournage, que le consentement de chacun est bien respecté ? C'est forcément, pour le spectateur, une affaire de confiance, et cette confiance devient vite quelque chose sur quoi ces producteurs « alternatifs » peuvent capitaliser. Comment est-ce possible de se cacher derrière son petit doigt, alors même qu'en dehors des plateaux de tournage, la question du consentement s'est réimposée avec une telle force, notamment depuis le mouvement #MeToo ? Il y a quelque chose de paradoxal et de gênant, dans cette dissociation dont font preuve, sur cette question, les milieux intellectuels un peu branchés. Et je passe volontairement sur cette épineuse question du « juste prix » des prestations sexuelles, parce que c'est toute la critique du commerce équitable qu'elle entraîne avec elle : disons, pour aller vite, que toutes ces structures n'affectent aucunement le coût moyen de ces prestations, qu'elles s'adressent donc nécessairement à un public de niche, prêt à payer - et capable de le faire - pour obtenir quelque chose que le marché mondial lui permet d'avoir gratuitement (ou pour presque rien).

Une fois posées ces limites, toutes ces distinctions qu'on présente parfois comme des courants esthétiques - soft/hard, gonzo/chic, féministe/dégradante, queer/conventionnelle... - apparaissent pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire des secteurs du marché de la jouissance. Pour autant, cela ne revient pas à désespérer de la figuration de la sexualité. Au contraire : une fois qu'on a compris à quoi servait ce marché, il devient possible d'envisager un à-côté de la pornographie. Une fois compris que la fonction du dispositif pornographique contemporain était de nous exproprier de nos propres corps, pour nous vendre les nouvelles médiations filmiques, textiles, électroniques - et, au bout du compte, politiques - nécessaires à la jouissance, alors on voit ce qui échappe au dispositif : toutes les productions qui ne remplissent pas une telle fonction, voire qui perturbent cette fonction. Chacun peut juger de cela. Et cela n'a pas grand chose à voir avec la post-pornographie : car aussi intéressante cette voie soit-elle sous bien des aspects, elle ne critique réellement que la distribution des identités sexuelles, et jamais le cadre capitaliste qui les façonne, les met sur le marché, et nous enjoint à faire un choix.

LC : En somme, il apparaît difficile de déconnecter la pratique pornographique du mode de production capitaliste. Dans ton livre, en plus de l'intérêt que tu portes à la production pornographique et au fait de la replacer dans les cadres du capitalisme, tu t'intéresses aussi aux consommateurs. Tu expliques même que la pornographie peut disposer au sadisme et tu proposes une sorte de phénoménologie de cette disposition de manière très rigoureuse. Peux-tu nous en dire davantage ?

RR : Il y a toute une tradition radicale-féministe (qu'on peut trouver, par exemple, chez Andrea Dworkin), et métaphysique (Michela Marzano), qui voudrait que la pornographie dispose ses spectateurs au sadisme. La première ligne d'attaque consiste à dire que le sous-texte de l'imagerie pornographique est homogène, et qu'il signifie toujours soit que les femmes valent moins que rien, soit qu'elles méritent qu'on les libère de force de la tutelle morale qui les asservit (car quand elles disent non, c'est qu'elles ne savent pas vraiment ce qu'elle veulent). La deuxième ligne, quant à elle, s'en prend à la pratique même du morcellement des corps qui est à l'oeuvre dans toute production pornographique, et qui, réduisant les femmes à leur sexe, leurs fesses, leur bouche ou leur poitrine, violerait toujours par principe leur nature de sujet, d'Autre absolu (pour parler comme Emmanuel Lévinas, souvent mobilisé à cette fin). Ruwen Ogien est passé par là, et a largement contribué à décrédibiliser ces thèses. Le moins qu'on puisse dire est que sa démarche n'est pas toujours honnête, et qu'il a souvent substitué aux féministes radicales américaines des hommes de paille plus faciles à réfuter. Passons : une partie de son argumentaire touche juste, notamment lorsqu'il souligne qu'il y a une sorte de pétition de principe chez Dworkin, qui ne s'intéresse qu'aux « pires » segments de la pornographie, c'est-à-dire les plus à même de corroborer son interprétation, ou quand il dénonce le mécanisme un peu simpliste par lequel les consommateurs seraient censés imiter les comportements qu'ils voient.

Mon travail a consisté aussi à repartir de cette critique, à voir si l'on en avait réellement fini avec cette « théorie de l'imitation ». Il me semble qu'une étude un peu plus poussée, non seulement des films pornographiques dans leur diversité, mais encore de tout ce qui les entoure (outils techniques par lesquels on y accède, autorisation légale, discours promotionnels des nouveaux animateurs du secteur...) amène à reformuler le « sous-texte » que prétendaient déchiffrer les féministes radicales. Il n'est pas exclusivement machiste, ni sadique. Par contre, il affirme que la jouissance sexuelle est le nouveau souverain bien, qu'elle ne coûte rien à consommer, qu'elle est d'autant plus forte qu'elle ne se paie d'aucun effort. Cela a une incidence sur la manière dont nous percevons, déjà, les actrices et les acteurs - de sacrés veinards, qui ne sont payés qu'accidentellement, parce qu'il faut bien vivre. Mais la pornographie n’est pas une collection d’images fermée sur elle-même. Elle est un travail (c'est un actorat), mais elle se vend comme un idéal de vie (puisqu'il faut qu'on ait l'air de s'y éclater) ; et, de ce fait, il me semble qu'elle fonctionne comme une sorte de représentation idéalisée du travail dans son ensemble. Avec un double discours, pour un double niveau de lucidité : soit on décide que personne n'y trime (quand l'illusion fonctionne), soit on admet que certains triment, mais que c'est tant pis pour eux, car il faut bien qu'ils consentent à satisfaire les consommateurs : la jouissance est désormais un droit.

Ce faisant, le spectacle pornographique nourrit ce que Clouscard appelait (à propos de toute forme de jouissance mondaine) un « sadisme objectif, enfoui dans les rapports de classe ». Sadisme sans mauvaise intention, possibilité de gaspillage, incompréhension des enjeux. Mais quand le voile se déchire, c'est-à-dire quand le spectacle pornographique révèle - par une expression de détresse, un cri, un étouffement, un prolapsus... - l'exploitation qui le rend possible, alors cette indifférence peut se transformer en autre chose. Si, pour tout un tas de raisons qui tiennent à son parcours affectif personnel, le consommateur est incapable de s'en vouloir à lui-même, il pourra résoudre ce conflit psychique en chargeant les actrices. Elles n'avaient qu'à pas vendre la mèche, compliquer la jouissance : on s'autorisera alors à visionner aussi les situations de contrainte les plus violentes ; on pourra même, en fin de parcours, les rechercher spécifiquement, ne plus jouir malgré la souffrance de l'autre, mais bien de cette souffrance. C'est un parcours possible, et je prends d'ailleurs appui sur des descriptions qui ne sont pas les miennes. Il y a les mises en garde de Pier Paolo Pasolini, concernant la société sensualiste italienne des années 1960, dont les « vainqueurs » ne sont pas plus rassurants que les « vaincus ». Et les romans de Michel Houellebecq - Extension du domaine de la lutte au premier chef, qui me semble encore aujourd'hui sa meilleure contribution. Tout cela est un peu plus subtil que la fausse théorie que construisent habituellement Ruwen Ogien et ses continuateurs, d'après laquelle l'effet de la pornographie ne pourrait être que direct et empiriquement constatable (« monkey see, monkey do » : sitôt mon film terminé, je sors violer ma voisine). Il se peut, au contraire, que la pornographie ait des effets psychiques lourds de conséquences, mais qui tiennent plutôt à la manière dont les spectateurs et spectatrices interprètent les conduites de leurs partenaires, ainsi que les refus qu'ils ne manquent pas d'essuyer, comme tout un chacun, dans leur propre vie sexuelle.

LC : À ce stade, nous sommes en droit de te demander : que faire ? À la fin de ton livre, tu réponds à un certain nombre d'objections, celles notamment d'après lesquelles il faudrait mieux financer la pornographie ou bien encore agir d'abord sur soi en tant que « consom'acteur », chose que j'ai pu régulièrement critiquer ailleurs. Je renvoie nos lecteurs à ton livre pour découvrir les précieuses objections que tu formules. Toutefois, tu proposes une sorte de morale provisoire, qui est en même temps une prise de conscience des liens entre pornographie et capitalisme. Je t'invite, si tu le souhaites, à nous en dire quelques mots.

RR : Ce sont quelques maximes, trois, en l'occurrence, que je propose en guise de conclusion de mon essai. Là encore, c'est une brève référence aux derniers textes de Clouscard, notamment à Refondation progressiste : il reprenait déjà la formule cartésienne d'une « morale par provision », qui sous-entend qu'on y verra un peu plus clair quand on aura poussé la connaissance du monde social un peu plus loin (car on ne saute pas par-dessus son ombre), mais qu'on a tout de même besoin de s'orienter en attendant. Elles ne répondent pas directement à la question « que faire » : le livre est clair là-dessus, il faut viser l'abolition de la production pornographique, et se servir de cette brèche pour affaiblir et liquider le mode de production capitaliste lui-même, car c'est bien lui, après tout, qui fait des représentations de la sexualité un problème, en les chargeant de significations sociales nuisibles. La morale provisoire est plutôt l'esquisse d'une stratégie de survie intellectuelle, pour soi, en même temps qu'un outil pour étayer les discussions à venir à propos de ce double objectif abolitionniste et communiste. Et cela me semble d'autant plus important qu'on a souvent taxé les communistes d'insensibilité pathologique aux questions sexuelles ; que cela n'a sûrement pas toujours été à tort ; et qu'il faut donc être très au clair avec soi-même, sans quoi on risque en vieillissant de virer anarcho-capitaliste, par bêtise et culpabilité mal placée.

On peut partir de l'exigence la plus simple : cesser de se placer, par crainte ou par automatisme, dans le camp de la défense du libre commerce pornographique. Cela ne veut pas dire qu'on ne défend plus « la liberté sexuelle », au contraire ; cela revient plutôt à reconnaître qu'en l'état, ce signifiant est devenu trop large, imprécis, qu'il est surtout un étendard libéral (qui justifie une exploitation sexuelle de fait) et un marqueur social individuel (qui prétend situer son porteur dans le « bon » camp). Une authentique liberté sexuelle, inventive et à la portée de tous, exige qu'on ré-axe la critique sociale sur la question de la propriété des moyens de production. Sans nier les autres luttes, mais en refusant de faire de l'exploitation du prolétariat une simple domination parmi d'autres, puisqu'une telle égalisation des fronts amène (on le voit sur les questions sexuelles) à se ranger toujours, en pratique, du côté des libéraux.

Cela amène naturellement à reconsidérer la question de la responsabilité des violences sexuelles. Sans chercher, évidemment, à excuser les violeurs (rappelons que ce vocabulaire n'appartient pas, par essence, aux sciences sociales, exclusivement soucieuses de comprendre les phénomènes). Mais en cessant de se féliciter, sans cesse, d'être capable de lire les images pornographiques « comme il convient », c'est-à-dire d'interpréter les pratiques de soumission féminine comme une manifestation de liberté. Et non comme l'attestation, toujours confirmée, que les femmes ne valent rien et qu'elles méritent ce qui leur arrive, quand elles ne le réclament pas. En d'autres termes, comprendre que l'orientation de cette lecture est avant tout une question d'appartenance sociale, et qu'on ne peut donc pas s'étonner qu'un spectacle ambigu provoque des réactions multiples, et diamétralement opposées (renforcement de l'égalitarisme sexuel ou de la domination machiste et viriliste). Et tout cela, au bout du compte, amène chacun à se positionner sérieusement à propos de la « culture du viol », c'est-à-dire des représentations sociales du viol, des violeurs et de leurs victimes : peut-on condamner cette culture sans vouloir liquider le mode de production qui l'engendre, et qui le soutient autant qu'il la soutient ? Que penser d'un féminisme de salon, qui refuse d'assumer franchement une position anticapitaliste (même par stratégie) ? En fait, toutes ces maximes en appellent à la cohérence. Elles ne s'adressent pas à un lecteur conservateur, mais à toute personne qui se revendique « féministe » ou même simplement « progressiste » - et elles indiquent où nous mène naturellement une telle exigence.

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