Le salaire à la qualification personnelle à la lumière du matérialisme dialectique et historique
Il est nécessaire de réaffirmer le caractère révolutionnaire du « salaire à la qualification personnelle », comme déjà-là communiste. Après 1945, une autre vision de la valeur économique, de la maîtrise sur l’outil de travail et du statut du producteur est imposée par l’action des travailleurs.
Ce dialogue entre Loïc Chaigneau et Bernard Friot s’appuie, en partie, sur le dernier ouvrage de ce dernier, Un désir de communisme (1). Il vient également réaffirmer les liens indissociables mais surtout d’une grande complémentarité entre les deux intellectuels : le matérialisme dialectique et historique pour Loïc Chaigneau et le salaire à la qualification personnelle comme « déjà-la communiste » pour le sociologue et économiste Bernard Friot
Avant toute chose, si les travaux de Bernard Friot vous sont totalement inconnus, vous pouvez vous tourner vers cette brève vidéo introductive :
Cet échange s’articule autour de trois thèmes principaux, qui seront, bien évidemment, plus amplement déclinés et développés :
1) Qu’est-ce que la recherche en sciences sociales ?
2) Les travaux de Bernard Friot : salaire, travail, valeur.
3) Horizons pratiques : qu’est-ce que le communisme, « un déjà-là » ? Comment le poursuivre ?
L’épistémologie est l’étude des sciences, des théories de la connaissance, de leurs changements et de leurs modifications. Autrement dit, elle soulève la question du « comment peut-on connaitre ? ».
Bernard Friot, jusqu’aux années 1990, fit d’abord primer dans ses recherches le paradigme d’une critique du capitalisme comme système de domination qui génère des victimes. Cette vision d’une classe ouvrière vaincue, quémandant et misérabiliste fait florès dans de nombreuses sections syndicales, sympathisants communistes et chez moults économistes dits de « gauche ». Cela se traduit par la défense farouche, mais toujours vaine, du fameux « j’ai cotisé j’ai droit », posant les individus non comme des producteurs de valeur économique mais comme des « êtres de besoin » ; c’est l’opposition oiseuse entre répartition et capitalisation (toujours en faveur de la seconde, car le combat est perdu d’avance dès lors que l’on use des concepts des adversaires, les capitalistes, sans redéfinir les termes, sans ériger de nouveaux paradigmes et cadres de pensée communistes).
Cette vision ignore qu’à l’intérieur même de la répartition se joue une lutte des classes pour une pratique communiste du travail. Penser des problèmes se fait toujours avec des catégories du passé et c’est au prix de l’écroulement de ses certitudes(2), que Bernard Friot put prendre conscience du potentiel révolutionnaire et subversif du salariat (dont le titre de son ouvrage Puissance du salariat peut en témoigner). Comme il le dit avec la modestie qui est la sienne, il est passé « du service de victimes à l’école des vainqueurs ».
L’enjeu du chercheur en sciences sociales est bien de réhabiliter la vérité sur une séquence historique, là où il n’y avait que la légende, quitte à passer par un « changement de paradigme »(3). Par-delà l’idéologie dominante, qui est toujours celle de la classe dominante selon Marx, il nous faut, en tant que communiste, revendiquer la date de 1946, création du « régime général » de la Sécurité sociale sous la houlette d’Ambroise Croizat, où les caisses étaient gérées par les travailleurs eux-mêmes, subvertissant les assurances sociales capitalistes de 1945.
Ainsi, le salaire et les retraites deviennent des laboratoires d’observation de la lutte des classes. Il s’agit de substituer un récit qui nie l’existence d’une classe révolutionnaire par un récit qui rend justice aux travailleurs organisés. Le cœur du propos de B. Friot est que le salaire est un attribut de la personne qui doit être poursuivi jusqu’à la mort.
Dès lors, l’enjeu du chercheur en sciences sociales, en excédant les discours des contemporains, est de rendre compte par une analyse concrète, d’un « moment » historique donné qui s’inscrit dans une unité(4). C’est ici que le matérialisme dialectique et historique (MDH) nous vient en aide pour comprendre l’histoire grâce à ses contradictions internes (5) ; pour Hegel la transformation est une donnée objective du phénomène historique ; il y a bien une évolution, les choses ne sont pas statiques. Le différent de ce qui est, est déjà en soi, l’autre est déjà à l’intérieur comme destructeur et régénérateur. En cela, le salaire à la qualification personnelle s’érige en déjà-là communiste, subvertissant la notion même du travail pour les capitalistes qui pose comme seuls travailleurs ceux, et uniquement ceux, qui mettent en valeur du capital.
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Dans le capitalisme, qui est un rapport social marchand, la valeur est mesurée par le « temps social moyen nécessaire à la production ». Dans ce mode de production, la valeur d’usage n’a guère d’importance ; ce qui compte, dit de manière fort prosaïque (6), c’est « combien après avoir investi le capitaliste peut revendre une marchandise et générer des profits », assis sur l’extorsion de la plus-value du travail vivant, qui seul est créateur de valeur. La valeur dans sa forme capitaliste est une production historique socialement déterminée, elle n’est en rien naturelle et éternelle.
Prendre conscience de ces déterminations, c’est être en mesure d’entrevoir le salaire comme une institution radicalement anticapitaliste, dans laquelle a été construite progressivement, tout au long du XIX-XXème siècle — par le biais de luttes intestines et du sang versé de la part de la classe ouvrière organisée — une rémunération non pas fondée sur l’accomplissement d’une tâche mais sur une abstraction, la qualification. Dès lors, le travailleur porteur d’une qualification n’est plus à « poil sur le marché », objet de précarité, mais bien plutôt un individu responsable (ce qui est hautement gratifiant) que l’on postule comme capable de produire et de ravir à la bourgeoisie le monopole qu’elle a sur la valeur.
L’invention révolutionnaire du salaire, tel qu’il est posé en 1946 est de dissocier « la validation sociale des activités de la validation sociale de nos personnes en tant que travailleuses ». Dans le capitalisme il y a une conjonction des deux validations car c’est celui qui met en valeur du capital qui est considéré comme producteur ; dans le communisme c’est parce que je suis reconnu en tant que producteur que je peux tenir à distance de la valeur une quantité d’activités. En cela, étant producteur, donc titulaire d’un salaire, je n’ai pas à m’angoisser de ce que sera fait demain sans mon activité ou même de multiplier les activités marchandes voire, pour beaucoup malheureusement, "marchandiser" mon existence pour vivre. Reconnaitre les individus comme producteurs c’est se prémunir contre cette intrusion permanente de la valeur capitaliste dans toutes nos vies, menant tout droit à un désastre anthropologique.
Toutefois, loin d’abolir la valeur et l’argent en soi, pris comme des catégories intemporelles, comme chez certains théoriciens de la Wertkritik (7), il faut plutôt s’interroger sur ce que nous, en tant que travailleurs collectifs, considérons comme être de la valeur. Être révolutionnaire c’est conquérir le pouvoir sur le travail puis l’argent, en supposant un statut communiste du travailleur. Croire qu’une société pourrait se passer de valeur et vivre dans une transparence des valeurs d’usages est utopique, pour Bernard Friot ; « produire c’est toujours choisir ce qui vaut et ce qui ne vaut pas » dans le cadre d’un certain rapport de force. Autrement dit, valeur et capitalisme ne doivent pas être confondus. Il convient plutôt de poser une alternative au capitalisme avec une autre définition de la valeur comme mesurable « par la qualification des personnes » et non plus le temps de travail socialement nécessaire.
« Il faut généraliser et radicaliser ce qui est déjà-là : la co-propriété d'usage de l'outil de travail par les intéressés sans soumission à des propriétaires lucratifs ; le salaire à vie qui, en libérant les personnes des aléas d'une rémunération liée à l'emploi ou au bénéfice, leur permet de prendre des initiatives et d'intervenir efficacement dans les décisions économiques »
Bernard Friot, Vaincre Macron
Il y a révolution à partir du moment où un déjà-là est présent, s’exprimant dans les conditions matérielles réelles, par opposition à ce qui est utopique, absence de lieu, ce qui n’existe nulle part, conduisant à l’angoisse politique. Cette angoisse, menant sous certains aspects au nihilisme, qui nie l’héritage, c’est-à-dire ce qui est légué de droit, ce que nous devons récupérer des anciens ; c’est pourquoi à l’IHT, grâce aux travaux de Bernard Friot, nous actualisons ce que les communistes ont fait en 1946 c’est-à-dire « poser les personnes dans l’ordre de la valeur économique et non pas les reconnaître à la mesure des tâches, validées par le capital, qu’ils produisent. »
Pour aller plus, bibliographie et vidéographie :
- Bernard Friot : "la sécurité sociale, c'est révolutionnaire. Parcours et présentation"
- Bernard Friot : SÉCURITÉ SOCIALE, SALAIRE À VIE, RETRAITE ET CAPITAL
- Loic Chaigneau, Penser et transformer le moment présent, Materia Scritta, 2021
- Loic Chaigneau, Pourquoi je suis communiste, Paris, Editions Delga, 2020.
- Bernard Friot, Puissances du salariat : emploi et protection sociale à la française, Paris, La Dispute, 1998.
- Bernard Friot, Le travail, enjeu des retraites, Paris, La Dispute, 2010.