Notre-Dame de Paris : Trois ans de travail
Trois ans après l’incendie, il faut prendre acte des leçons que cette tragédie nous enseigne sur le désengagement de l’État, et commencer à reconstruire une politique progressiste de préservation et d’enseignement de l’héritage culturel de notre Patrie.
Tout allait bien en cette fin d’après-midi ensoleillée du mois d’avril. Pourtant, alors que sonnaient les cloches marquant la fin des vêpres du lundi soir de la semaine sainte, naissait au cœur de la cathédrale Notre-Dame une flamme qui grignoterait bientôt les énormes bûches du tabouret de la flèche, érigée en 1859 par Eugène Viollet-le-Duc. Nul ne savait alors quelle tragédie s'apprêtait à ravager le cœur spirituel et historique de la Ville de Paris. Quelle perte immense pour la France et pour l'Art.
On aurait grand mal à rendre justice ici à cette splendide broderie gothique du blanc manteau d'églises qui recouvrit la France et la chrétienté à la fin du Moyen Âge. Au sommet de ses tours, Victor Hugo rêva le Paris médiéval que le XIXᵉ siècle était en train de finir d’effacer. C'est en la Cathédrale Notre-Dame de Paris que naquit la polyphonie moderne par l'École de Notre-Dame, et que Pérotin, contemporain de l’édification de l’église, composa ses notes exquises. Entre ses murs résonnèrent tant de voix humaines et tant d’instruments, des premières homélies grégoriennes aux notes d'airain du bourdon – dont Louis XIV fut le parrain et qui est toujours présent dans la tour sud – jusqu’aux merveilleux concerts et enregistrements modernes qui ravissent encore nos oreilles.
Les plus grands artistes en visite à Paris marchèrent dans ses couloirs à un moment ou à un autre. Tant de rois et d'évêques, de bourgeois et de manants arpentèrent ses bas-côtés. Tant de pèlerins quittèrent Saint-Jacques de la Boucherie. Tant de routes de France quittent toujours son parvis. Son gigantesque livre de pierres silencieuses et ses grandes orgues tonitruantes, temple de Dieu, de l'Esprit humain et des Arts furent l'objet de tant d'extases. Au cœur des croisades, des pestes, des réformes et contre-réformes, des intrigues de cour et des révolutions, des guerres et des contre-révolutions, l'œuvre se tint debout sur ce valeureux vaisseau de pierre qu'est l'Île de la Cité.
« À Paris, le vandalisme fleurit et prospère sous nos yeux. Le vandalisme est architecte. Le vandalisme se carre et se prélasse. Le vandalisme est fêté, applaudi, encouragé, admiré, caressé, protégé, consulté, subventionné, défrayé, naturalisé. Le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement. »
Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs, 1832
Pourtant, si le tableau romantique brossé en ces quelques lignes résonne aujourd’hui avec tant de rancœur, c'est que l'affront qui fut fait à l'Art et qui continue de lui être fait est terrible. Le développement moderne de la notion de Patrimoine et les efforts humains faits pour sa conservation ne suffirent pas à éviter le drame. Nées après la Révolution française dans un effort de prévenir les pertes culturelles terribles que les crises politiques, la mort de l'Ancien Régime, et la spéculation ont provoquées, nos institutions patrimoniales si puissantes n'ont pu qu’évacuer le trésor et regarder les pompiers ralentir la progression inexorable des flammes. La perte est immense. Un coup de feu tiré à bout portant dans la chair de Paris, déjà si abîmée par des années d’acculturation, de gentrification et de politiques néolibérales. Mais qui a mis le feu à Paris et à la France ?
Les démolisseurs et les gâcheurs de plâtre que fustigeait déjà Hugo à l'époque ne se sont pas envolés. Ils sont toujours là. Ils attaquent la France par la racine, l'Art par le tronc, le Monument par la charpente. Qui sont ces démolisseurs qui nous font tant de tort ? Le grand Victor le savait : les architectes, les académiciens, les promoteurs, autant de gens de goût et d'ordre, tant de grands esprits et d'esthètes barbares et bourgeois. Nul besoin de paraphraser ici la guerre aux démolisseurs, que tout un chacun peut lire et apprécier pour lui-même. Contentons-nous d’y ajouter en quelques lignes nos remarques contemporaines. Rappelons que les budgets du Patrimoine n'ont cessé de baisser ces quinze dernières années, que les augmentations minimales du quinquennat Macron compensent à peine l'inflation et les coupes budgétaires passées (1).
Face aux catastrophes patrimoniales que les amoureux de l'Art et les enracinés du dimanche voient très bien, la seule réponse du gouvernement fut d'appeler à l'aide le très incompétent Stéphane Bern pour « recenser notre patrimoine culturel qui n'est pas en état et réfléchir à des moyens innovants de financer ces restaurations » (2). Les affronts aux institutions patrimoniales ne s’arrêtent pas là. Là où les institutions en place n'ont besoin que de moyens humains, administratifs et financiers pour mettre en œuvre une politique de conservation et de restauration nécessaire à notre héritage immense, on substitue leur autorité, dans le cas de Notre-Dame, à celle d’un général, Louis Georgelin, qui jamais ne fut expert, ni même artiste. Pire encore, on voudrait nous faire croire que les miettes du banquet que nous préparons aux bourgeois suffiront à protéger la charpente médiévale de notre Patrie.
La Loterie du Patrimoine et les donations immenses sont à l'image du reste des solutions libérales aux problèmes qui se posent à notre pays : un pansement sur une jambe de bois. Et pendant ce temps, notre immense héritage, censé être protégé par une législation pourtant puissante, doit racler les fonds de tiroirs pour garder les meubles en place, tout en cherchant à sauver la face en réussissant, Dieu merci, quelques splendides restaurations. Les lois que réclamaient Hugo, les amoureux de l’art et la commission des monuments historiques sont passées depuis longtemps, mais elles ne suffisent plus à protéger de la décrépitude et de la destruction nos monuments.
L'incendie de Notre-Dame est une tragédie qui nous enrage car il était évitable. Deux ans et demi d'enquête de police révèlent que l'incendie était accidentel. Accidentel. On est en droit de penser que les accidents, pour un édifice aussi important, sont prévisibles et évitables. Un rapport du CNRS avait mis en avant le risque d’incendie lié aux attentats en 2016. Les failles cumulées dans la gestion, l'inspection et la surveillance de l'édifice, révélées par les diverses sources d'investigation (notamment Le Canard enchaîné et Marianne) devraient permettre aux travailleurs du Patrimoine et aux Français de demander des comptes aux responsables.
Il n'y a pas de fumée sans feu et il n'y a pas de feu sans étincelle. Selon Le Canard enchaîné, cette étincelle serait celle d’un court-circuit d’un des deux boîtiers électriques de charpente, celui du chantier d’Europe Échafaudage, et celui des cloches installées dans la flèche. Ces cloches avaient sonné douze minutes avant le début de l’incendie et le boîtier se situait non loin du départ de feu. Favorisé par les restes d’un traitement préventif par gel pulvérisé (3) réalisé sur la charpente au début de l’année, ainsi que par l’architecture ascendante du toit, le feu se propagea bientôt à l’ensemble de la forêt (4). Quelles que soient les causes exactes que les enquêteurs, trois ans après, peinent à déterminer, il serait malhonnête de nier que les erreurs humaines à l'origine de l'incendie sont dues à la dilution de la responsabilité dans la sous-traitance des chantiers, de la surveillance de l'édifice, et au manque de planification.
« Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher, comme une chauve-souris devant une chandelle. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre X, Chapitre IV
Ils sont nombreux ceux qui voulurent se saisir avec diligence du drame pour tirer l'antique pourpre de l'Art à eux et se montrer dignes héritiers de Notre-Dame. Cette pauvre mère dont on ne pouvait pas arrêter le calvaire, M. Macron voulait déjà la reconstruire. Alors que la forêt brûlait encore, il le savait déjà, on rebâtirait l'œuvre, et cela serait fait en cinq ans, pile à temps pour les Jeux Olympiques. Les médiocres qui veulent de l'Art la grandeur et de l'Histoire le prestige sont légion. Parmi eux, les identitaires libéraux et européanistes, de cette race chauvine de gens qui sont nés quelque part. Qu'ils sortent de Paris, de Toulouse, de Nice ou de Seine Saint-Denis, ceux qui veulent se faire descendants des Francs, de nos bons rois et des artistes catholiques du lourd Moyen Âge sont bruyants. On les voit gauchement empiler quelques billes d'argile et gâcher du plâtre dans une futile tentative d'imiter Rodin, et clamer des valeurs viriles dans une vague gestuelle de Roland de supermarché. Jamais ils n'ont le génie de l'Histoire qu'ils singent.
Les déracinés qui se moquaient de l'incendie, pour qui Notre-Dame n’est qu’un assemblage de pierre et de bois, et qu’aucune valeur historique n’habite, ne valent pas mieux que ceux qui défendent l'enracinement en prônant le libéralisme qui brûle notre Patrimoine. Aucun n'a la mesure des valeurs qu'ils attaquent et qu'ils défendent. Aucun ne sait la valeur du temps, du travail et de l'art. Ils peuvent bien gesticuler, revendiquer notre passé de bâtisseurs ou s'en moquer dans un relativisme béat, et prôner un « geste contemporain » pour Notre-Dame. Ils ne comprennent pas la charge historique qui revient à notre Peuple, de la préservation de son patrimoine, mais aussi de la continuation de l’Histoire de France. Cette histoire ne saurait être un roman national propagandiste, ni une suite de faits sans sens et sans logique interne. C’est le mouvement concret de constitution d’une culture et d’une nation par la réunion de peuples épars et parfois lointains, dont la destinée révolutionnaire et humaniste prend sens dans une lecture d’ensemble.
L’art et le patrimoine sont un véhicule intellectuel de l’histoire assez unique car ils garantissent l’entrée en contact esthétique et matérielle entre notre époque et les autres. À ce titre, les vestiges et objets culturels que nous conservons nous permettent à la fois de façon didactique d’enseigner à notre peuple ses origines, mais aussi d’aiguiser notre compréhension du moment présent. Victor Hugo déjà, avec les outils limités de l’archéologie naissante de son époque, a tâché de donner des pistes de lecture pour cet extraordinaire Art gothique dont Notre-Dame est un des plus beaux exemples.
« La cathédrale elle-même, cet édifice autrefois si dogmatique, envahie désormais par la bourgeoisie, par la commune, par la liberté, échappe au prêtre et tombe au pouvoir de l’artiste. L’artiste la bâtit à sa guise. Adieu le mystère, le mythe, la loi. Voici la fantaisie et le caprice. Pourvu que le prêtre ait sa basilique et son autel, il n’a rien à dire. Les quatre murs sont à l’artiste. Le livre architectural n’appartient plus au sacerdoce, à la religion, à Rome, il est à l’imagination, à la poésie, au peuple. De là les transformations rapides et innombrables de cette architecture [...]. L’art cependant marche à pas de géant. Le génie et l’originalité populaire font la besogne que faisaient les évêques. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre V, Ceci tuera cela.
On retrouve déjà chez le jeune Victor Hugo un amour du peuple qui l’amènera vers le socialisme et Les Misérables. Cet extrait marque aussi les premiers pas des hommes du XIXᵉ siècle vers une compréhension de la dynamique historique, et ses conséquences anthropologiques, de la fin du Moyen Âge. La naissance d’une classe, la bourgeoisie, rend possible, par des pratiques économiques et culturelles nouvelles, l’émergence de l’individu et de la subjectivité. Ce chantier théorique, qui sera plus tard grandement avancé et avec une rigueur plus philosophique par Marx et Engels, témoigne de l’importance placée dans la compréhension de l’Histoire et de ses produits artistiques par Hugo. L’Architecture gothique, qui durant trois siècles fut le style dominant en Europe occidentale, naquit en France avec, entre autres, Notre-Dame de Chartres, l’abbatiale Saint-Denis et Notre-Dame de Paris. Se répandant dans toute la chrétienté, cet opus francigenum (locution latine utilisée par les médiévaux pour désigner cette architecture nouvelle) naît sur les grands chantiers français comme celui de Notre-Dame. Victor Hugo ne se trompe pas quand il voit dans cet art une révolution des formes.
Si les historiens de l’art ne s’accordent pas toujours sur le caractère populaire de cet art, il est indéniable que les mutations rapides décrites ici et qui sont communément admises coïncident avec l’essor de la bourgeoisie et avec une croissance économique et démographique rapide des villes à la fin du Moyen Âge. Plus de bras, des forces productives qui se développent et un besoin de plus grandes églises pour unifier ce peuple conditionnent l’émergence de ces formes architecturales audacieuses, de cette course à la grandeur et à l’exploit architectural.
Ce qu’annonce lugubrement l’incendie de Notre-Dame, ce n’est pas le déclin de l’Occident ou de la France, ce n’est pas le déracinement ou le grand remplacement. Ce qu’annonce l’incendie, c’est un pallier de plus atteint dans le pourrissement du pays causé par la contre-révolution qu’il connaît depuis une cinquantaine d’années et qui rend difficile toute gloire dans notre histoire récente. Le Parti Communiste Français d’après-guerre revendiquait sans ambiguïté l’héritage de cette longue et glorieuse Histoire, mais surtout sa continuité, avec cette formule si bien choisie « Nous continuons la France ». Notre patrimoine est la manifestation matérielle de cette continuité. Des hommes de la Préhistoire qui nous ont légué Lascaux et Niaux, les Gaulois et leurs villages, leurs menhirs et leurs sépultures, les Gallo-Romains et leurs arènes, leurs temples, les médiévaux et leurs forteresses, leurs manuscrits et leurs églises, les modernes et leurs châteaux, leurs Beaux-arts, ainsi que les contemporains qui nous offrirent la modernité, le rail, l’industrie, les ponts, le télégraphe et la conscience de l’Histoire. Cette continuité faite de ruptures, de passages, matérialise les mutations de notre mode de production, et l’apparition de cette idée de France.
Nous devons reconstituer, par l’étude du passé de notre territoire et de l’apparition de notre Nation, mais aussi par celle de son histoire intellectuelle et l’émergence de son système politique, un roman national rationnel. Ce roman constitue des repères communs qui nous aident à nous constituer comme peuple, mais aussi comprendre qu’il faut lutter pour que les idéaux de Liberté qui naquirent au sein de cette grande histoire soient réalisés en acte, et non plus seulement en parole. Perdre Notre-Dame, c’est perdre des chapitres précieux de cette histoire qui nous a produits comme individus et comme communauté. Dans un contexte de dislocation politique et culturelle de la République française, de tensions communautaires, et de fascisme En Marche attisant le feu de la révolte des Gilets jaunes, l’incendie était comme le signe d’un cap franchi dans la destruction de tout ce qui nous est cher.
Au-delà des polémiques, il nous faut saluer le grand travail de tous les ouvriers, cordistes, compagnons, restaurateurs, archéologues et architectes qui, dès le premier jour, se sont attelés à la sécurisation et à la mise en place de solutions de décontamination et de restauration pour le Monument et les œuvres qui y sont conservées. On ne saurait assez valoriser le travail qu’ils ont déjà effectué, et clamer suffisamment sa grande nécessité. Ils nous prouvent que, loin d’être une série d’artefacts figés, les objets culturels et les monuments sont le produit d’un effort répété, d’une praxis accumulée sur des générations, un effort de transmission et de réactualisation des formes d’origine de l’objet. La culture se fait héritage par le travail de transmission et d’étude. Le Patrimoine et l’histoire de l’art comme science humaine nous enseignent la valeur des vestiges de l’histoire. On retrouve à Notre-Dame le bâti et la sculpture du Moyen Âge, mais aussi la peinture, les arts mobiliers, la sculpture moderne et contemporaine.
La merveilleuse sédimentation culturelle que représente le Patrimoine français est à l’image de notre histoire, un long cheminement inscrit dans le mouvement de libération de l’humanité. En trois ans, par leur travail acharné, ils ont pu sauver, commencer à nettoyer et restaurer Notre-Dame. Qui sait, un jour pourra-t-on, en dépit des sombres événements récents, arpenter le carreau sous les voûtes d’ogives, et pourquoi pas, après la période obscure que nous vivons, montrer aux enfants des nouveaux jours heureux ce qu’était l’art du Moyen Âge.