Watchmen : quels profils pour les héros d'une société violente et antidémocratique ?
Watchmen est assurément un blockbuster de qualité. Le film est long, mais il a de bonnes raisons de l’être. Contrairement à un esthétisme à la mode qui n’a pour fin que l’image, quitte à délaisser le contenu et à tomber dans la pauvreté cinématographique, Watchmen a des choses à dire.
C’est que les États-Unis des années 80 ne sont pas beaux à voir. Rongée par la misère sociale et la détresse psychologique, la société américaine est violente et exporte sa violence en dehors de ses frontières, comme lors de sa guerre impérialiste au Vietnam.
Aussi, en présentant les États-Unis sous un jour bien plus réaliste qu’il est de coutume de le faire, le film de super-héros prend une dimension nouvelle et intéressante : il interroge la nature des héros au regard des déterminations du pouvoir et de la société qui les fabriquent et les acclament. En effet, la figure du héros est habituellement naturalisée par l’industrie cinématographique comme une forme de démonstration du caractère exceptionnel et glorieux des États-Unis d’Amérique, même si, bien sûr, les films de super-héros ne se réduisent pas qu’à cela. En général, leurs scénarios sont centrés autour des problématiques individuelles du héros et vont souvent mettre en scène la contradiction entre l’individualisme et des institutions sociales comme la police. L’anti-héros, lui, sera souvent l’individu vengeur, à qui il est arrivé quelque crasse que la société n’est pas parvenue à réparer, et qui tentera de faire justice lui-même.
Il ne s’agit pas, ici, de mettre tous les films de super-héros dans un même sac, qui serait différent de celui de Watchmen, mais simplement de souligner le fait que ces films replacent plus ou moins les héros dans des contextes historiques et les lient inégalement à des enjeux collectifs, les mythifiant ainsi à divers degrés. Or, Watchmen est de ceux qui articulent le plus l’individu-héros avec son époque, dépassant la simple figure du Lancelot qui sauve quelques inconnus d’un péril dont la cause profonde n’est jamais qu’un individu (et non une structure sociale), bref, la figure d’un Stakhanov du pansement sur jambe de bois. Dénaturaliser ces héros en les replaçant dans un contexte historique permet de mettre en lumière la diversité des héros potentiels, qui sont tout autant de figures représentatives des contradictions de la société d’où ils émergent. Ainsi, le super-héros devient une métaphore éclairante de nos héros bien réels, du présent et du passé, promus et oubliés, honnis ou restaurés. De plus, tant que des classes sociales aux intérêts antagoniques existent, tant que l’humanité est figée dans un pourrissement de l’histoire, l’histoire ne peut être juge, puisqu’elle est juge et partie. Alors chaque classe sociale a ses héros et anti-héros, et la classe dominante, dans ses contradictions, impose sa propre mythologie où le héros potentiel d’un jour est le vilain de demain. Si la lutte des classes surdétermine la fabrique de nos héros, ce sont les contradictions internes à la bourgeoisie, les vicissitudes des impérialismes particuliers, qui déterminent leur forme finale. Ainsi, Hitler était un héros pour tout un peuple ; il aurait pu l’être pour tout un monde s’il était sorti vainqueur de la guerre impérialiste mondiale. Mais sa défaite, de l’Olympe l’a précipité aux Enfers, où complote le Mal absolu, l’ennemi de classe : le communisme. Hitler, partenaire que l’on a toujours cru frère, est devenu ennemi. Alors, il a fallu gommer tout ce qui nous rapprochait de lui, toutes nos relations historiques, pour le réduire à une figure profondément malveillante, mais surtout différente. Tel un Loki, il a fallu expliquer sa malignité par quelque chose de plus profond (il était fou !), qui le rattrapera toujours, qui l’empêche d’être des nôtres, car nous ne devons surtout pas penser qu’il puisse être des nôtres. Il ne pourra être qu’un enfant trouvé, issu d’une autre race, malveillante, d’un pays froid. Il ne pourra être que le jumeau totalitaire de Staline. Bref, pour la bourgeoisie, Hitler aurait pu être un héros, comme Obama a été prix Nobel de la paix. Mais dans le camp capitaliste, ce sont bien les États-Unis qui ont triomphé.
Mais revenons-en à notre film. Watchmen met donc en scène ces États-Unis des années 1980 où règne une ambiance pesante. Les couleurs sont froides et tristes. L’horloge de l’apocalypse, symbole des tensions entre USA et URSS, indique en permanence minuit moins cinq. Une bande de super-héros, les Watchmen (les Gardiens), servent le pouvoir pour assurer la paix, c’est-à-dire imposer la volonté des États-Unis. Ainsi, la guerre du Vietnam est, dans le film, remportée par les américains, avec l’aide du plus puissant des héros, le Docteur Manhattan (celui-ci étant un ancien employé de laboratoire qui, suite à une mauvaise expérience, est devenu une sorte de dieu sur terre). Au début du film, tous les héros se sont retirés en vertu d’une loi du Congrès qui a déclaré les héros masqués illégaux, mais deux d’entre eux se maintiennent malgré tout : Blake, dit le Comédien, et Rorschach.
Ainsi se présente au spectateur une large palette de personnages, pourvus de caractères vrais, réalistes, produits de la société dans laquelle ils s’insèrent. Certains sont piégés par leurs contradictions internes qu’ils ne parviennent pas à dépasser (Blake le Comédien et Miss Jupiter mère), d'autres parviennent à s'en émanciper par une certaine droiture morale (Dan le Hibou, le good guy mou, ou Miss Jupiter fille, qui retrouve un plaisir à la justice en même temps qu'elle prend plaisir à coucher avec le Hibou, après avoir vécu l’inconsidération totale avec le Docteur Manhattan, le chad transgénique), d'autres encore se croient malins parce qu'ils voient plus de choses que l'homme lambda, mais sont finalement aveuglés par leur nihilisme ou leur fanatisme (respectivement ledit chad transgénique et Adrian Veidt). Un seul personnage est véritablement humaniste, c’est Rorschach, et c'est paradoxalement parce qu'il a vu le pire de l'homme. Blasé, ironique, caustique, sarcastique, il n'en reste pas moins dévoué. Dans un monde qui manque de temps et de chaleur humaine, il est direct avec ce qui lui reste d'amis. Il transperce leur pathétique existence de la froide lame que constituent ses justes analyses… mais regrette de les avoir heurtés. Il agit largement seul, mais pas pour des raisons idéologiques, seulement parce que les conditions objectives l'y contraignent. Au contraire, il fait son maximum pour réunir ses anciens camarades.
Lucide sur le projet fasciste de Veidt, qu'il qualifie à juste titre d'utopie, il refuse de se taire pour vivre dans un monde dans lequel la paix repose sur un assassinat maquillé de 15 millions d'innocents, contrairement au couple des demeurés, le Hibou et Miss Jupiter. Celui-là, constatant son impuissance, se résout à mourir pour la vérité, tandis que ceux-ci se complaisent dans leur petite vie bourgeoise post-apocalyptique. Le Hibou a bien pleurniché 20 secondes devant le spectacle de l'anéantissement du camarade Rorschach, puis il s'est vite calmé, quand, en bon cuck, il a compris qu'après un dernier bisou langoureux avec le surhomme nietzschéen Dr. Manhattan, Miss Jupiter – sans doute le seul objet de son désir dans toute sa triste vie – lui reviendrait à jamais. « L'amour est l'alibi du crime » dirait Christian Riochet ; il est ici celui de la pire collaboration de classe.
Une collaboration avec un ancien homme devenu machine de guerre, le Dr. Manhattan, qui ose disparaître à jamais après le crime perpétré par Adrian Veidt, un géant du capital qui impose sa solution millénariste dans le feutré. Pour Veidt non plus, l'humanité n'est rien de concret. Elle est un fantasme. Cet homme, profondément narcissique, court après le pouvoir, qu'il obtient en convertissant son prestige d'ancien héros en empire économique. Puis, il oriente l'utilisation de son capital pour épancher son désir narcissique de créer un monde à l'image qu'il a de la paix, le tout dans une pathétique mise en scène de lui-même empreinte de mysticisme dix-neuvièmiste. Un vrai fasciste en puissance, à qui il manque sans doute le fait d'être un homme public pour l'être en acte. Car son discours hitlérien, millénariste, plein de bonne volonté, à la recherche d'une grande unité mondiale, reste privé, et son crime maquillé. Aussi ce désastre affecte-t-il jusqu’au Président Nixon au point de se dire prêt à faire la paix avec les soviétiques, alors qu’il était résolu à la guerre nucléaire – et donc au sacrifice d’une partie de sa population. Mais une paix pour combien de temps encore ?
Car s'il est une chose que le film ne montre pas, c'est que l'anticommunisme acharné n'est pas le fait d'un seul homme (Nixon), mais que son idéologie est le produit d'une histoire que fabrique la lutte des classes. S'il y a antisoviétisme, c'est parce que le socialisme soviétique prive les capitaux américains d'un vaste marché et, surtout, qu'il menace l'organisation même de la production capitaliste. Or, si les relations américano-soviétiques sont au beau fixe en raison de la souffrance partagée suite à l’assassinat de 15 millions d’innocents commis par Veidt, ceci n'est qu'un moment. Le capital a toujours besoin d'étendre sa domination et se heurtera toujours aux frontières de l'URSS. Le cas de Veidt illustre justement cette logique, car même si son millénarisme prend le pas sur un antisoviétisme primaire, il sert tout de même immédiatement ses intérêts de classe, puisqu'il s'assure du maintien de son empire économique après son sacrifice de masse néo-païen. Ce film a le grand mérite de montrer le continuum qui existe de l’infrastructure économique à la superstructure politique, et à la monstruosité à laquelle peut mener le capitalisme, par plusieurs éléments :
- Par la figure d'Adrian Veidt, métaphore du grand capital et initiateur de l'holocauste, dont la volonté de puissance va jusqu'à la création d'une chimère anubisoïde pour sa jouissance personnelle de se représenter comme un pharaon, ce qui, par ricochet, traduit un désir de vie éternelle.
Permettons-nous ici une digression. La vie éternelle, le surhomme, voilà des thèmes que notre protagoniste a en commun avec les Musk, Bezos, Zuckerberg, même si, bien sûr, il ne semble pas être inscrit à l’agenda des GAFAM de supprimer purement et simplement 15 millions de personnes. Ils se contentent pour le moment d’en exploiter quotidiennement des centaines de milliers, mais dans les règles. Ne doutons pas néanmoins que les exigences de la course au profit les amènent à pousser à la guerre, à soutenir des gens peu recommandables (cf. Ukraine), voire à répandre les mêmes idéologies millénaristes qui impliquent de grands sacrifices humains. Cela inverserait immédiatement la courbe du taux de profit.
Ne soyons pas choqués par ces comparaisons audacieuses. Apprenons à ne plus l’être. Après tout, même un film américain est capable de faire le lien entre grand capital et monstruosité. On nous apprend à nous représenter Hitler comme un produit maléfique, et l'Allemagne nazie comme une entité surgie des Enfers. On oublie leur humanité, et cela d'autant plus facilement qu'ils sont l'incarnation de la déshumanisation et de l'antihumanisme. Mais ils sont bien des produits historiques. Et d'une démocratie occidentale qui plus est. Qu'il est donc d'autant plus nécessaire de penser si l'on veut empêcher son retour sous une nouvelle forme. Invoquer le totem Godwin, être scandalisé, c’est refouler cette réalité : les nazis sont un moment de l’histoire. Et forclore cette période de l’histoire, s’empêcher toute comparaison avec elle, c’est peut-être, déjà, un réflexe autruchesque qui traduit une peur d’imaginer une seconde que vous auriez pu en être un.
Mais reprenons notre fil. Nous venons de voir le premier élément qui associe capitalisme et monstruosité en la figure d'Adrian Veidt, grand capitaliste doté d’une volonté farouche d’épuration.
En deuxième élément, il y a, plus prosaïquement, l’environnement au sein duquel évoluent nos héros : une société américaine dépravée, traversée de violences et de misères en tout genre (agressions physiques et sexuelles, pédophilie, meurtres, prostitution, etc.).
Ce qui nous mène à un troisième élément : le cas Blake, dit le comédien, incarnation de l’individu contingent produit par la société bourgeoise dont parle Marx dans L’Idéologie allemande : un homme qui se croit libre car détaché de tout ordre social, mais qui en réalité doit faire face à une force objective bien plus écrasante que le roturier de l’Ancien régime. Cette illusion de liberté entre en pleine contradiction avec les rapports sociaux réels, qui servent la maximisation du taux de profit de la bourgeoisie, provoquant chez l’individu une perte de repères et un désespoir qui mettent ledit individu en péril qui, ne sachant plus à quel saint se vouer, remet toute valeur morale en question, au point d’abandonner même la question morale, délaissant ainsi toute distinction entre bien et mal (Par delà le bien et le…), n’interrogeant plus son action car se sentant tellement inutile dans ce monde qu’il en vient à penser que sa vie n’a pas de sens, donc la vie n’a pas de sens, donc les actions des hommes n’ont pas de sens, donc la liberté n’existe pas etc etc… Nombreux sans doute se reconnaîtront dans cette description d’un personnage qui, malgré l’horreur de son comportement provoqué par son nihilisme, suscite l’empathie à plusieurs égards, notamment lorsqu’une nuit il s’en va confesser la sécheresse de son cœur et la lourdeur de son âme à son plus grand ennemi… qui est le seul, du fait du combat qu’il mène contre lui, à lui authentifier son existence…
- Quatrième élément, l'impérialisme, et cette image terrifiante d'un dieu au service des intérêts américains et de leur armée destructrice au Vietnam. On retrouve ici notre proximité avec Hitler : cette œuvre – la soumission des Vietnamiens – est rendue possible par le concours d'un être absolument déshumanisé, qui se sent plus proche des cailloux de Mars que des milliers d'êtres humains qu'il massacre. Un ancien homme, las de vivre avec des créatures qu'il ne comprend plus, avec lesquelles il ne partage même plus l'expérience du monde. Oui, il est antihumaniste au point de regretter l'altération de la nature par les hommes, et interroge, lors de son exil martien : « Qu'est-ce que des pipelines pourraient apporter à Mars ? » Voilà une petite musique qui joue bien souvent dans le débat public... Et il y a fort à parier que nombre de nos concitoyens écologistes ne soient pas choqués que le chad transgénique – quelle contradiction ! – se fasse complice du massacre de civils innocents perpétré par Narcisse-man (s'excluant eux-mêmes, bien entendu, de ce sacrifice). Finalement, on le comprend... Et le sacrifice lui-même d'ailleurs... Après tout, celui-ci apporte la paix ! Et peut-être même une tendance à la décroissance, en repentir de la folie guerrière passée...
→ À lire aussi : Qu'est-ce que l'impérialisme ?
Écologisme, capitalisme, hitlérisme, voilà une mise en relation qui ne va pas beaucoup faire rire. Et pourtant, il faut bien dire qu'il existe des accointances, que nous ne développerons pas plus ici. Rappelons seulement que l'humanoïde bleu a basculé dans l'écologisme et s'est rendu complice du massacre par antihumanisme, et qu'il partage avec Veidt une intime conviction de se sentir supérieur à l'humanité, celui-ci ayant pu provoquer le massacre grâce à son empire économique, qu'il maintiendra, voire agrandira (en pénétrant l'URSS ?) après lui.
Ah, et puis, comme le dit Rorschach à son ami le Hibou : « Hitler aussi était végétarien ».