Intelligence artificielle : un horizon inquiétant pour les travailleurs de l'Art
L’arrivée récente dans le domaine artistique d’outils très perfectionnés basés sur l’intelligence artificielle interroge et inquiète. Au premier rang desquels, les artistes eux-mêmes, qui voient progressivement leur échapper la maîtrise de leur outil de travail.
Depuis plusieurs mois, un vent de contestation souffle chez les artistes. Ce mouvement de fond, particulièrement visible chez les artistes visuels, a pour fondement principal le développement et la mise à disposition du grand public d’outils basés sur la technologie de l’Intelligence artificielle. Mid Journey, Dall-E, Stable Diffusion – pour ne nommer que les principaux concernant les arts visuels – permettent ainsi à n’importe qui de formuler une « demande » via un système de mots-clés extrêmement simple en apparence mais qui permet une spécificité et une précision rare (en termes de sujets, de style, de couleurs, etc.). En l’espace de quelques secondes, un résultat bluffant va être généré sur lequel l’utilisateur sera en mesure de revenir et modifier à volonté et à sa guise à l’aide de différents systèmes d’itération, d’ajustement ou de modification très poussés.
Ce premier point en lui-même est déjà une source d’inquiétude réelle et légitime pour des artistes vivants de leur art. En effet, pourquoi continuer à faire appel à un artiste (et le payer) s’il est maintenant possible d’obtenir un résultat tout aussi satisfaisant en seulement quelques clics ?
Seulement, pour en arriver à ce stade de puissance technologique, les entreprises à l’origine de ces outils ont contribué à fonder financièrement et se sont basées sur des systèmes de collecte de données à très grande échelle (plusieurs milliards de visuels par exemple) incluant notamment du contenu privé et/ou protégé par le droit d’auteur ou le copyright. Cette démarche douteuse de récupération et d’exploitation de données a été rendue possible par un certain nombre de pratiques nébuleuses sous le voile de la recherche et développement à but non lucratif.
À l'inquiétude de voir son travail remis fondamentalement en question, s’ajoute donc la colère de savoir que cela a été permis par l’utilisation abusive, entre autres, du fruit de la production artistique collective de milliers de personnes étalée sur plusieurs années.
C’est ainsi que, courant décembre 2022, la protestation a pris une forme nouvelle, symbolique, sur artstation.com, le principal site professionnel sur lequel les artistes du monde entier des industries du jeu vidéo, du cinéma ou encore de l’édition présentent et promeuvent leur travail. En l’espace de quelques heures, initié par quelques uns d’abord puis plusieurs centaines voire milliers d’artistes, un raz-de-marée de publications montrant le sigle « AI » (équivalent de « IA » – intelligence artificielle – en anglais) barré est venu prendre la place habituelle des œuvres sur la première page-vitrine à scrolling infini du site.
Si cette forme de protestation a le mérite de soulever des questions hautement politiques, d’ouvrir le débat sur des questions morales, juridiques ou encore pratiques et d’affirmer une certaine unité spontanée des acteurs du milieu artistique pour défendre leurs intérêts, cela semble rester bien insuffisant… En effet, une déclaration de la part des équipes de communication de la plateforme Artstation (détenue depuis Avril 2021 par le géant américain Epic Games, développeur notamment du jeu Fortnite qui a connu un succès planétaire ces dernières années), très en dessous des attentes légitimes de la part de ses utilisateurs en termes de protection des œuvres vis-à-vis de l’utilisation abusive de celles-ci par des bases de données alimentant nombre de ces IA, aura suffi à édulcorer les protestations puis à légitimer leur censure pure et simple.
Si cette forme de protestation porte les limites typiques de sa spontanéité, se posant en s’opposant – ce qui n’a pas manqué d’attirer et d’exciter une nuée de trolls dépeignant tantôt les artistes en réactionnaires anti-progrès (comme si les artistes, depuis tout temps mais de manière encore plus visible aujourd’hui, n’avaient pas embrassé les nouvelles technologies et autres nouvelles manières de produire que sont la peinture numérique ou la 3D, par exemple), tantôt en parasites inutiles méritant leur remplacement par les IA – il semble intéressant de chercher à analyser plus en détail la situation et ses problématiques sous-jacentes.
En effet, si une IA est avant tout et par définition un outil, la question de qui la crée, sous quelles conditions, dans quelle finalité et pour quelles conséquences doit évidemment tout de suite se poser. S’il est vrai que la technologie de l’intelligence artificielle dispose comme pour tout autre outil d’un potentiel formidable de progrès et d’émancipation lorsqu’il est mis au service du bien commun, elle contient en elle-même également le potentiel négatif inverse. Évidemment, dans une société fondée sur un mode de production capitaliste où l’accumulation de toujours plus de profit est au cœur de son fonctionnement, il est plus que vraisemblable que cet outil sera lui-même mis au service de l’exploitation dont le capitalisme dépend intrinsèquement.
Ainsi, nul doute que, s’inscrivant dans une évolution et une métamorphose du mode de production capitaliste actuel (notamment grâce à l'essor d’internet et des nouvelles technologies depuis le début des années 2000), l’IA sera utilisée à fond dans le domaine artistique comme dans tant d’autres en tant que dernier exemple en date de cette prise en otage du progrès technique. Offrant de nouveaux gains de productivité extraordinaire, ce progrès inouï mis au service de l’extorsion de la plus-value par le Capital qui, dans le même temps, reste prédisposé à lutter contre ses contradictions internes comme la baisse tendancielle du taux de profit, possède entre ses mains le potentiel d’une destruction de travail vivant considérable entraînant un chômage de masse et une précarisation des producteurs mais aussi une amputation, une privation du contenu même du travail artistique concret. Devenant l’appendice de l’outil qu’est l'intelligence artificielle, au lieu de le manier de manière souveraine, le processus de création est ainsi complètement vidé de sa substance et l’artiste voit son aliénation renforcée par la dépossession de l’objet même de son travail et nié en tant que producteur et détenteur d’un savoir-faire concret.
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Pour appuyer cette dernière idée, nous pouvons nous interroger également à plus grande échelle sur le devenir et sur ce que représente une production artistique – déjà en bonne partie standardisée – recroquevillée sur elle-même, enfermée dans une bulle, dans un circuit clos qui n’est en mesure que de régurgiter du « même ». Ce « même », sélectionné par une technologie elle-même au cœur d’un jeu monopolistique entre géants du numérique et ayant pour finalité tautologique de correspondre aux standards dont elle s’alimente.
Si nous comprenons les formes d’art comme expressions de leur époque, le progrès technologique incarné par l’IA pourrait bien accomplir mieux que jamais sa tâche historique comme expression parfaite de l’époque du capitalisme – en mutation, car en crise – que nous vivons.
Il est intéressant de noter que si le phénomène pointe le bout de son nez dans toutes les branches artistiques, il s’attaque de manière particulièrement rapide et frontale aux artistes visuels des industries citées plus haut.
En effet, ces industries reines dans le domaine du divertissement notamment font l’objet d’une bataille intestine féroce entre groupes capitalistes, dans une logique toujours plus affirmée de concentration capitalistique. Encore une fois, cette bataille pour la rentabilité et la maximisation du taux de profit ne laisse que peu de suspens sur qui seront les victimes et les variables d’ajustement de cette lutte… Tout cela dans l'indifférence des conséquences pour ces derniers puisque ce nouvel outil de rentabilité qu’est l’IA permettra, un temps, de solutionner la réduction tendancielle du taux de profit.
D’ailleurs, il faut remarquer que le rapport de force matériel est particulièrement propice à cette exploitation féroce : la majorité des artistes aujourd’hui évolue dans l’infra-emploi, en freelance, sous le joug du régime de l’indépendance. L’autre partie des artistes, minoritaire, accède à l’emploi, mais un emploi qui n’est guère plus stable lorsqu’on connaît le fonctionnement de ces industries où chaque projet mené à son terme occasionne des vagues de licenciement massives dans ces entreprises et où les personnes évoluent dans des conditions d’exploitation souvent tout aussi problématiques et déplorables (les fameux “crunchtime” par exemple).
Dans les deux cas, les artistes sont reconnus comme productifs uniquement lorsqu’ils sont au travail en train de mettre en valeur du capital. La reconnaissance de leur contribution à la production de valeur économique ne se fait qu’au travers du marché des biens et services et leur « activation » sur celui-ci dans des logiques de paiement à la tâche, de contrats de mission et plus rarement en situation d’emploi n’offrant, comme nous l’avons vu, qu’une très relative stabilité.
Pris dans des rapports idéologiques tel que celui du « métier-passion » rendant plus favorable l’acceptation de leur situation, on peut observer des répercussions sur la pratique artistique même dans la profession. Que l’on considère par exemple, la schizophrénie opérante chez grand nombre d'artistes où, pour vivre – ou plutôt survivre dans de nombreux cas – il/elle est obligé de revêtir sa casquette d’artiste « commercial » en vendant sa force de travail à une entreprise, laissant ainsi l’autre facette de son travail artistique personnel et souverain à un arbitrage personnel perpétuel. Faute de reconnaissance productive, celui-ci est donc cloisonné dans le «temps libre » dit non productif qui, au final, dans de nombreux cas, forcera par défaut l’artiste à inscrire cette facette de son art également et malgré tout dans une logique commerciale et lucrative (comme la vente d’objets en tout genre floqués de ses images sur des plateformes de merchandising, etc.).
Si aujourd’hui les technologies avancées d’intelligence artificielle sont un des derniers accélérateurs de précarisation en date pour les artistes, il paraît urgent et vital que parallèlement, une même dynamique d’accélération de lutte de classe s’opère dans cette profession.
Si les préoccupations morales ou juridiques sont évidemment un enjeu important, cela apparaît bel et bien comme insuffisant et ne sera décisif qu’en dernière instance. Contre les illusions idéologiques du travailleur-entrepreneur indépendant étant son propre patron, du génie de l’artiste touché par la grâce divine et de « l’exception artistique » qui en découle (comme si la pratique artistique n’était pas le fruit d’années d’efforts et d’apprentissage et ne nécessitait pas toute une vie de travail pour se perfectionner, au même titre que n’importe quel artisan, par exemple), de la magie fonctionnelle réalisée que représente l’utilisation abusive des IA, niant le statut de producteur des artistes, ou encore contre les leurres des positions individualistes et/ou stoïciennes paralysantes, il semble bien plus efficace pour les artistes d’assumer définitivement leur statut de producteurs à part entière aux côtés de tant d’autres travailleurs qui voient leur situation se dégrader (pensons par exemple à la situation des travailleurs « ubérisés »). Aujourd’hui, plus que jamais, il y a urgence pour tous ces travailleurs à s’unir pleinement dans la lutte du salariat étendu et dans le « déjà-là » communiste décrit par Bernard Friot (l’appartenance au régime général pour les artistes-auteurs ou l’intermittence chez les artistes et ouvriers du spectacle comme prémisses notamment) pour la poursuite d’un héritage communiste et humaniste total qui a déjà commencé, en France notamment, à instituer un « au-delà » de l’emploi comme subversion de la conception capitaliste de la valeur.