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Récit personnel

Récit d’une reconversion professionnelle : quand l’Histoire frappe à la porte

L'auteur de cet article se propose ici de faire le récit de sa reconversion professionnelle, non comme portrait narcissique de sa petite existence, mais comme une des voies d’accès à la compréhension des enjeux de notre époque ainsi qu'aux perspectives qu'elle peut encore nous offrir.

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Par Gracchus

Lecture 7 min

« Quand je vous parle de moi je vous parle de vous », écrivait Hugo dans la préface des Contemplations. Ainsi la modernité permet l’expression du sujet, alors que depuis le début de la création littéraire occidentale (L’Iliade) jusqu’au siècle classique, l’individu est inséparable du tout qui prime sur sa personne, que cette totalité soit la communauté (chez les Grecs) ou la création divine (au siècle classique). La citation de Hugo ouvre la voie à l’expression du vécu personnel en même temps qu’elle la justifie : le récit personnel n’a de sens que dans la mesure où il éclaire en même temps le vécu des autres et la vie sociale dans laquelle il s’inscrit. Cette interaction étant évidemment réciproque : le vécu personnel ne saurait se comprendre indépendamment du moment historique qui en produit les conditions. C’est pourquoi je propose de faire le récit de ma reconversion professionnelle, non comme portrait narcissique de ma petite existence, mais comme une des voies d’accès à la compréhension des enjeux de notre époque. Je tâche ainsi d’éviter le double écueil du réductionnisme psychologique et de l’histoire « diamat » – où l’individu est simplement écrasé par le développement des forces productives – afin de restaurer une toute petite monade de l’histoire concrète qui nous englobe tous.

Né en 1995 dans un milieu de nouvelles couches moyennes, de parents exerçant des professions libérales, j’ai comme tant de jeunes grandi dans l’idéologie « fin de l’histoire » des années 2000. L’Union Soviétique avait disparu, les syndicats relevaient du passé, les partis étaient morts et le libéralisme s'empare « doucement » de toutes les parties du monde, prétendument pacifiées par le commerce et les institutions internationales comme l’Union Européenne. La guerre elle aussi relevait du passé. La montée irrésistible de l’informatique : ordinateur, console, portable – de moins en moins pixelisés et de plus en plus performants – rythmaient mon quotidien. Seule une attaque terroriste ou une guerre lointaine venait de temps à autre attirer furtivement mon regard vers l’extérieur, avant de le rediriger aussitôt vers l’écran. Ainsi ces événements, sonnant rétrospectivement comme autant de coups frappés à ma porte par la main de l’Histoire, me laissaient quelque peu indifférent et ne purent pas remettre en cause ma décision de suivre une trajectoire toute naturelle de reproduction sociale qui était encore celle des décennies précédentes. J’allais faire des études supérieures, m’intégrer dans un milieu mondain parmi mes camarades de classe (dans les deux sens du terme), et occuper un poste de fonctionnaire ou de cadre du tertiaire.

C’est la première option qui va l’emporter. Après des études de philosophie, je tâche de passer les concours pour enseigner dans cette matière. Une première tentative me fait échouer de peu, à un seul point près. Je réitère l’expérience en 2021, subvenant à mes besoins, comme depuis le début de mes études, en travaillant dans la restauration.

Le 9 juin 2021 l’Histoire frappe de nouveau à la porte, mais cette fois-ci elle cogne. Macron Iᵉʳ décrète l’instauration du passe sanitaire suite à l’épidémie de Covid-19. Après la longue stagnation de l’Histoire des années 2000 et 2010, son rythme s’accélère. Évidemment, la crise de 2008 et les Gilets jaunes étaient déjà passés par là, mais sans vraiment bousculer le parcours d’un jeune issu des couches moyennes qui n’est pas encore sur le marché du travail. Avec le Covid, les restrictions et les mesures de discrimination, l’Histoire fait une brusque apparition dans le quotidien. La dictature sanitaire vient faire la médiation entre la crise du capital et ma trajectoire personnelle. Ma principale source de revenu se tarit, la restauration étant touchée de plein fouet par les mesures répressives : passe sanitaire puis passe vaccinal. Tous les projets, les objectifs personnels sont alors soudainement mis en échec par le grand cours des choses. Mis au pas pour avoir refusé un traitement expérimental, je perds mon moyen de subsistance financier. Combinée à la destruction organisée de l’Éducation nationale, la préparation des concours de l’enseignement semble dès lors incompatible avec les conditions historiques présentes.

Il faut alors embrayer rapidement. On sait que le moment de la crise est aussi celui du choix ; c’est là où l'initiative personnelle prend le dessus ou le dessous de ce qui nous arrive. Ayant une petite expérience dans le bâtiment – un an de construction de chalets – je contacte le soir même plusieurs entreprises d’électricité. Le domaine me semble proposer un métier stable, une activité productive indispensable et une grande mobilité géographique. La chance me sourit : je suis rapidement recontacté par une petite entreprise pour commencer mon apprentissage. La situation est idéale : une ville de taille moyenne proche des montagnes et la formation à un métier où le travail ne manque pas. Le BTP étant un secteur avec beaucoup de personnes issues des couches populaires, la résistance aux mesures répressives est plus grande. Il s’agit également d’un des secteurs clés pour la vie du pays, peu susceptible d’être frappé par une mise au pas généralisée. Le travail permet en outre de s’ancrer rapidement dans un territoire et de faire la connaissance des autres artisans et commerçants. À long terme, il est également fort probable que le travail d’ouvrier qualifié demeure une des dernières branches – puisque non délocalisable – dans laquelle on peut encore espérer faire carrière.

Le travail au chantier est une véritable bouffée d’air par rapport au milieu universitaire ou à celui de la restauration. Ici, pas d’hypocrisie, pas de police de la pensée ou de petit flicage. Ici, pas de mots pour ne rien dire, juste mon collègue et la tâche à accomplir. Les actes précèdent les mots et ils pèsent plus lourd.

Après quelques mois, une partie des bases commence à m’être familière (câblage de l’appareillage, tirer les fils, les gaines, etc.). Je conçois bien qu’il me reste beaucoup à apprendre et qu’il s’agit d’un véritable métier dont les compétences sont le fruit d’une longue expérience de terrain. La vision fantasmée à la fois d’un ouvrier simplet ou d’un artisanat romancé qu’on peut avoir dans les milieux des nouvelles couches moyennes s’effondre rapidement. Ainsi la simple pose d’une prise – d’apparence un geste technique anodin pour le profane – est déjà un acquis en soi. Elle demande de percer au bon endroit, à la bonne hauteur, trouver les gaines, installer le boîtier, raccorder les fils, finaliser le tout et de niveau de préférence. De là à savoir installer une climatisation gainable, c’est-à-dire monter l’unité interne, raccorder les tuyaux, l’alimentation, les gaines, puis la mettre en route, il y a du chemin à faire. Je ne me fais pas d’illusions : l’apprentissage d’un métier est un parcours long, on ne devient pas ouvrier qualifié comme on devient « community manager » ou médiateur culturel. J’espère d’ici cinq ou six ans avoir assez d’expérience pour être autonome sur le chantier et continuer à produire.

Ma trajectoire n’en est qu’une parmi tant d’autres semblables. On m’a précisé au CFA que ce parcours « atypique » l’est en réalité de moins en moins.

Ainsi le vécu individuel recoupe l’Histoire et vice versa. Il rejoint même en partie les analyses que Marx avait faites dès 1847 dans le Manifeste :

« Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ; d'une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d'employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes ; d'autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. »
Karl Marx & Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste

Cette dynamique qui peut être vue comme une régression et une paupérisation des couches moyennes pourrait également devenir un facteur de mouvement révolutionnaire. Ainsi, le jeune rejeton d’un couple de « nouvelles couches moyennes » découvre que la classe ouvrière dont on a voulu l’éloigner à son insu existe encore et qu’elle possède des compétences techniques et une vitalité dont il ne mesurait pas l’ampleur. Avec l’humilité nécessaire, il peut apprendre beaucoup de choses en son sein. S’il s’efforce de passer outre les clichés sur toutes les tares (xénophobe, raciste, sexiste, etc.) qu’aurait la classe ouvrière et se propose de la comprendre, il y a une véritable entente à créer. Il ne s’agit pourtant pas non plus d’idéaliser les couches populaires à travers un ouvriérisme bas de gamme. C’est au contraire en comprenant la possibilité qu’il y a dans l’échange et la coopération entre des ouvriers qui possèdent des compétences techniques, un certain franc-parler et une intuition de classe, et des nouveaux apprentis déclassés qui ne possèdent rien de tout ça mais ont par ailleurs l’éducation, la culture – certains diraient le jargon – nécessaires pour donner plus de puissance argumentative aux discours et revendications des ouvriers, qu’on peut trouver une porte de sortie possible aux impasses politiques actuelles. Il ne s’agit pas de dire que le petit-bourgeois imbu de sa culture doit élever l’ouvrier à la bonne expression de sa conscience de classe. Il s’agit encore moins de lui dire comment penser et rédiger son programme. Il s’agit de voir une nouvelle possibilité dans les changements que nous imposent de fait les mutations du système productif. Les saisir pour œuvrer à une transformation collective ou les subir passivement est le choix qui nous appartient.

Sources des images
- Philosophe - Électricien

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