"325 000 francs" de Roger Vailland : On ne peut pas s’en sortir seul !
À l'origine commande du PCF afin de sensibiliser les cercles communistes sur la question des accidents du travail, le roman 325 000 francs de Roger Vailland illustre des concepts clés du marxisme et insiste sur la nécessité de l'action collective et de la lutte commune pour aspirer à vivre dignement.
Il est parfois difficile d’entrer de front dans des œuvres théoriques massives telles que le Capital de Marx. Certaines œuvres peuvent être des facilitateurs, comme celle de Cafiero (1), qui propose un abrégé, chapitre par chapitre, du magnum opus de Marx, en tirant la substantifique moelle de sa réflexion. Mais une autre porte d’entrée peut être la fiction. Le roman 325 000 francs de Roger Vailland était une commande du Parti Communiste Français (PCF) pour aborder les concepts centraux de la théorie marxiste : aliénation du travail, parcellisation de l’action de l’ouvrier, augmentation des cadences, risque d’accident, exploitation à travers le salariat. Le roman, comme d’autres œuvres théoriques, était lu en commun et discuté au sein des cercles de formation du PCF.
C’est à cette histoire de lecture, d’engagement littéraire, politique, et de formation, que nous voulons nous rattacher, ici à l’IHT. Le destin de Bernard Busard, qui a rêvé de s’en sortir seul, doit nous faire réfléchir sur l’échec de sa démarche et sur la nécessité de s’engager dans une démarche collective de lutte et de formation.
Le roman raconte l’histoire de Bernard Busard, un petit gars d'à peine 18 ans originaire de Bionnas, ville fictive inspirée d’Oyonnax. Bernard est manœuvre à l’usine Plastoform où il est chargé de déplacer les pièces entre les ateliers sur son vélo. Le roman s’ouvre sur la course cycliste régionale, à laquelle Bernard participe, mais qu’il ne remporte pas, chutant lourdement dans le final. Mais le cœur du roman, c’est l’histoire d’amour complexe entre Bernard et Marie-Jeanne, femme froide et distante, qui refuse de se donner facilement à lui, malgré sa cour assidue. Elle finit cependant par accepter, mais à une condition : qu’ils quittent Bionnas. Bernard trouve alors une opportunité : gérer un snack-bar à Mâcon, le long de l’autoroute de Paris à Marseille. Il se renseigne : il faut avancer une caution de 700 000 francs. Le couple a déjà 375 000 francs de côté. Il manque donc 325 000 francs. Pour trouver rapidement cette somme, Bernard va tenter l’impossible : assurer le service d’une presse à injection à deux pendant 187 jours en continu. Mais, pour cela, il lui faut un partenaire : ce sera le Bressan, son concurrent durant la course cycliste, un petit paysan de la plaine de Bresse, une vraie force de la nature. Le roman tient en suspens le lecteur : Bernard parviendra-t-il ou non à réaliser cet exploit physique ? Comme la chute finale à vélo, Bernard échouera lors du dernier roulement, et se fera broyer la main par la machine. La fin du roman est tragique : contraints d’abandonner leur rêve d’ouvrir un snack-bar, Bernard et Marie-Jeanne achètent le bar de la ville. Mais Bernard est persuadé que sa femme a couché avec le patron de l’usine Plastoform (Jules Morel) afin de gagner la différence qui leur manquait. Bernard devient irascible, aigri, violent et alcoolique, et passe sa journée à crier sur sa femme tout en buvant avec les clients. Criblé de dettes, il finira par être réintégré dans l’usine, travaillant d'une seule main.
325 000 francs est un roman de circonstance qui date de 1955. Suite à une recrudescence des accidents dans l’industrie plastique, Henri Bourbon, représentant de la cellule locale du PCF, contacte Roger Vailland, alors journaliste, pour rédiger une série d’articles afin d’alerter sur ce phénomène et sensibiliser les cercles communistes et syndicalistes. Vailland se rend sur place, visite les usines, et observe notamment comment les ouvriers, pour perdre moins d’énergie, débranchent la grille de sécurité, ce qui leur évite deux étapes sur six : baisser la grille de sécurité, attendre que la matière injectée soit refroidie, ouvrir la grille de sécurité, trancher, séparer et jeter. Quand la grille est enclenchée, impossible de se faire broyer la main. Mais, si les ouvriers prennent autant de risques, c’est pour s’épargner de la fatigue et ainsi tenir le coup sur la distance. Comme ce sont les ouvriers qui procèdent eux-mêmes à ce subterfuge, l’usine est couverte en cas d’accident : elle laisse donc les ouvriers agir à leur guise et être plus « productifs ». Roger Vailland s’inscrit dans la droite lignée de journalistes-intellectuels engagés dénonçant les conditions de travail déplorables des ouvriers – le plus connu étant sans doute Émile Zola, qui alla inspecter lui-même les puits de la mine d’Anzin ainsi que les corons pour écrire son brûlot, Germinal. Finalement, Vailland ne se contentera pas seulement d’articles, mais écrira tout un roman, ce qui permettra de porter le problème au-delà de la simple presse communiste – comme cela devait être le cas au départ – et de toucher un public plus large (de bourgeois et de petit-bourgeois notamment).
Le romain illustre l’un des concepts clés du marxisme : celui de la baisse tendancielle du taux de profit (2). C’est la cause principale du mouvement historique du capitalisme et la loi à laquelle ce dernier ne peut échapper. Pour bien comprendre, il faut revenir à la différence entre capital variable (la force de travail humaine, ou travail vivant, que le patron achète et sur laquelle il extrait sa plus-value) et le capital constant (l’investissement dans des machines – sur lesquelles le capitaliste ne peut pas retirer de plus-value, puisqu’il s’agit de travail mort). Le problème, c’est qu’à cause de la concurrence, les capitalistes sont obligés d’investir toujours plus dans du capital constant (machinisme, automatisation) ne produisant pas de valeur. Ce problème est le thème principal d’une discussion entre Busard et Paul Morel, le fils du patron, discussion qui dévoile les contradictions sous-jacentes du capitalisme et les crises à venir :
— J’étais en train de me demander pourquoi tu n’équipes pas toutes tes machines d’un œil électronique et d’un peigne éjecteur. (...)
— Dix ouvriers suffiraient à faire marcher toute l’usine, répondit Morel.
— Tu y gagnerais, dit-il. Tu expliques toujours que c’est la main-d’œuvre et les charges sociales qui te ruinent. (...)
— Les neuf dixièmes des ouvriers seraient condamnés au chômage, dit Paul Morel.
— Forcément, dit Busard, mais je ne crois pas que ce soit ce qui vous arrête. Si vos concurrents automatisent entièrement leurs usines, ils rouleront à moins de frais que vous. Vous ne pourrez pas tenir… Tu m’as souvent dit que la concurrence t’interdisait la philanthropie… (...)
— Ton calcul est faux, dit vivement Morel. Une machine qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, doit être amortie en quatre ans. Si j’inscris d’un côté le salaire des ouvriers occupés à la semaine pendant ces quatre ans, et de l’autre côté le prix du dispositif d’automatisation auquel s’ajoutent le profil normal du capital supplémentaire ainsi immobilisé et le dixième du salaire précédent, à raison d’un surveillant par dix machines, je m’aperçois que c’est la presse entièrement automatique qui me fait le prix de revient le plus élevé. C’est un peu difficile à comprendre… J’ai fait le calcul pour cette presse. Si j’inclus dans le prix de revient une part des frais généraux de l’usine proportionnelle au capital investi dans la machine, je m’aperçois que je perds dix centimes par gobelet.
Roger Vailland, 325 000 francs
Le taux de profit, qui correspond au rapport entre la plus-value et le capital, baisse donc de manière tendancielle. On n'entend pas tendance au sens anglais de trend, mais bien au sens allemand de tendenz, c’est-à-dire l’équivalent d’une loi physique qui rend inévitable les crises du capitalisme.
Pour sortir de cette aporie, les capitalistes ont plusieurs solutions : la première est d’augmenter la plus-value extraite sur les prolétaires en augmentant le temps de travail de la journée ou en augmentant les cadences. C’est le mouvement général qu’on observe au XIXᵉ siècle, avec la mise en place des « trois huit » : trois groupes de travailleurs qui travaillent huit heures d’affilée pour que les usines tournent en permanence et que l’investissement soit rentable (3). Marx l’explique parfaitement dans le premier livre du Capital :
La prolongation de la journée de travail au-delà des bornes du jour naturel, c'est-à-dire jusque dans la nuit, n'agit que comme palliatif, n'apaise qu'approximativement la soif de vampire du capital pour le sang vivant du travail. La tendance immanente de la production capitaliste est donc de s'approprier le travail pendant les vingt-quatre heures du jour. Mais comme cela est physiquement impossible, si l'on veut exploiter toujours les mêmes forces sans interruption, il faut, pour triompher de cet obstacle physique, une alternance entre les forces de travail employées de nuit et de jour, alternance qu'on peut obtenir par diverses méthodes. Une partie du personnel de l'atelier peut, par exemple, faire pendant une semaine le service de jour et pendant l'autre semaine le service de nuit.
Karl Marx, Le Capital
Mais une fois qu’il a étendu la journée de travail à ses limites naturelles, c’est-à-dire aux 24 heures que contient une journée, le capitaliste doit trouver d’autres moyens d’accroître la plus-value. On observe cet accroissement de la plus-value à deux reprises dans le roman. La première, c’est quand, investissant dans une machine « complètement » automatique mais n’ayant pas besoin d’un « surveillant » qui coûterait trop cher, le patron confie à Bernard et au Bressan le bon fonctionnement de cette dernière. La seconde, c’est quand, au lieu de faire les six étapes en quarante secondes, les ouvriers doivent dorénavant les faire en vingt. C’est ce que Marx explique :
La prolongation démesurée du travail quotidien produite par la machine entre des mains capitalistes finit par amener une réaction de la société qui, se sentant menacée jusque dans la racine de sa vie, décrète des limites légales à la journée : dès lors l'intensification du travail, phénomène que nous avons déjà rencontré, devient prépondérante. Cela s’effectue de deux façons : par une augmentation de la vitesse des machines et par une extension du volume de machinerie surveillé par un même ouvrier ou du champ de travail de celui-ci.
Karl Marx, Le Capital
Un autre moyen de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit est la concentration des moyens de production. C’est une manière pour les capitalistes de réaliser des économies d'échelle. Cette concentration implique la création d’entreprises de plus en plus grandes, et la disparition des indépendants et des artisans, qui ne peuvent plus lutter contre les gros monopoles (4). C’est ce qu’on observe dans le roman, avec la destruction du modèle économique montagnard, qui consistait à allier petit travail d’artisanat pendant l’hiver (lunetterie, horlogerie, sculpteur sur bois, lingerie) et travail des champs, pastoralisme, le reste de l’année – modèle représenté par le père de Busard. Désormais, tout le monde doit devenir salarié de l’usine. En se mettant volontairement à l’écart, comme le père Busard et Marie-Jeanne, ils deviennent dépendants des autres – Busard de sa femme et Marie-Jeanne des hommes qui lui permettent d’habiter dans la cité pour des prix raisonnables. Le roman, qui, rappelons-le, date de 1955, coïncide parfaitement avec le mouvement poujadiste (5) qui agite alors la France.
La dernière solution – qui n’apparaît pas encore dans le roman, mais qui est la suite logique après l’augmentation des cadences, la limitation du salaire et la concentration des moyens de production –, c’est la « délocalisation », qui n’est rien d’autre que l'exploitation de prolétaires plus corvéables, moins organisés, moins chers à payer, pour continuer à dégager la marge de plus-value nécessaire.
L’arrivée de la machinerie et le passage du système de la manufacture à la grande industrie est le grand phénomène qui naît de la révolution industrielle, et qui va changer complètement le rapport au travail. Alors qu’auparavant l’artisan avait un contrôle presque complet de toute la chaîne de production de l’objet qu’il réalisait, avec l’introduction de la machine, l’ouvrier sert une « machine parcellaire » :
Dans la manufacture et dans l’artisanat, l’ouvrier se sert de l’outil ; dans la fabrique, il sert la machine. Dans le premier cas, c’est de lui que procède le mouvement du moyen de travail ; dans le second, il doit suivre le mouvement du moyen de travail. (…) Tout en agressant à l’extrême le système nerveux, le travail sur les machines bloque le jeu complexe des muscles et confisque toute liberté d’action du corps et de l’esprit. Même l’allègement du travail se transforme en moyen de torture, dans la mesure où la machine ne libère pas l’ouvrier du travail, mais ôte au travail son contenu (…) C’est pendant le procès même du travail que le moyen de travail, du fait de sa transformation en automate, se pose face au travailleur comme capital, comme travail mort qui domine et aspire la force vivante du travail.
Karl Marx, Le Capital
L’ouvrier se réifie, s’aliène, se transforme en simple manœuvre subordonné au bon fonctionnement de la machine ; il alimente et a seulement la charge de présenter aux machines la matière première. L’homme devient une « fraction d’une machine fractionnée ». C’est ce que Marx appelle l’aliénation du travail, c’est-à-dire le moment où le travail me rend étranger à moi-même, car non seulement je ne choisis pas ce que je produis, mais en plus de cela, je ne possède pas ce que je produis (je travaille pour un salaire et c’est le patron qui obtient l’entièreté du bénéfice de la vente), et je ne suis qu’un rouage pour que des machines produisent à ma place.
L’une des justifications de l’idéologie dominante est de dire que le travail à la machine est moins fatigant, moins physique, que la machine vient soulager un travail trop éreintant. Ce point de vue est porté dans le roman par le Bressan, qui ne voit justement pas dans ce travail à la machine un « travail », car loin de la dureté du travail des champs, du labour et de toutes les tâches physiques nécessaires au bon fonctionnement d’une ferme. Le Bressan est frappé par le caractère sans effort, physiquement simple, de ces tâches :
Il ne s’était fait aucun souci de l’accélération de la cadence. Le travail aux presses est tellement au-dessous de sa force qu’il ne le considère pas comme un véritable travail ; la succession de gestes : lever, détacher, baisser, trancher, séparer, jeter, ne demande aucun effort ; ce qui ne demande pas d’effort n’est pas un travail. L’obligation d’accomplir les six gestes en vingt secondes au lieu de quarante n’y change rien. Zéro plus zéro égale zéro. À la vérité, il n’a pas encore compris que c’est son travail qu’on lui paie.
Roger Vailland, 325 000 francs
Mais cette appréhension « magique » de la machine – c’est peut-être de cette magie dont parlait notre chère ministre Agnès Pannier Runacher, quand elle évoquait celle de la ligne d’assemblage – ne doit pas masquer le vrai enjeu. Ce qui est difficile et aliénant, ce n’est pas tant l’effort physique que cela demande, mais véritablement l’exigence d’attention à une tâche répétitive et souvent simple, qui brise l’esprit du travailleur. La taylorisation a accéléré ce processus de chronométrage et de spécialisation des tâches, qui en deviennent rébarbatives, jusqu’à la dangerosité. Mais le risque plus général, c’est un appauvrissement de l’esprit :
L’esprit de la grande majorité des hommes se développe de façon nécessaire et au contact de ses activités quotidiennes. Un homme qui dépense toute sa vie à exécuter un petit nombre restreint d’opérations simples n’a pas l’occasion d’exercer sa raison … En général, il devient aussi stupide qu’il est possible de l’être pour une créature humaine. La monotonie de son existence statique gâte naturellement aussi la vigueur de son esprit… Elle détruit même l’énergie de son corps et le rend inapte à utiliser sa force de manière dynamique et prolongée ailleurs que dans l’occupation de détail à laquelle on l’a formé. Le savoir-faire qu’il manifeste dans son ouvrage particulier semble avoir été acquis aux dépens de ses facultés intellectuelles, sociales et guerrières. Or, dans toutes les sociétés industrielles et civilisées, c’est dans cet état que sombrera nécessairement le pauvre qui travaille, c’est-à-dire la grande masse du peuple.
Karl Marx, Le Capital
Dans le roman, cet abrutissement de Busard est visible. Sa tâche et la fatigue qu’elle entraîne l’empêchent de penser. La seule chose qui tourne en boucle dans sa tête, c’est la macabre farandole d’actions qui vient scander, comme une morne sarabande, la totalité du roman :
Lever la grille, détacher le carrosse, baisser la grille, trancher la carotte, séparer les carrosses jumelés, les jeter dans la caisse, attendre que s’allume le voyant rouge, lever, détacher, baisser, trancher, casser, jeter, attendre, lever, détacher…
Roger Vailland, 325 000 francs
Il tourne en boucle, et tous ceux qui ont déjà travaillé à l’usine « à la chaîne » savent de quoi parle Vailland quand il décrit les délires de Bernard sur les marchandises qu’il produit. Il faut ici reconnaître que Vailland (6) traduit parfaitement l’abêtissement causé par la machine et le traumatisme de ces gestes qui poursuivent le travailleur dans son sommeil même :
Ce fut pendant les pauses entre les postes qu’ils sentirent d’abord les effets de la fatigue accrue. Le Bressan dormit moins profondément ; il esquissait le geste de trancher le cordon, de séparer les carrosses jumelés ; il se réveillait en sursaut, cherchant le voyant rouge.
Roger Vailland, 325 000 francs
La machine va finir par briser Busard, qui pourtant était un jeune homme vif et entreprenant. Il devient « buté », fatigué et cerné. La seule chose qui lui permet de combattre la fatigue et de penser clairement (moment où il réfléchit de manière inconsciente à la baisse tendancielle du taux profit), c’est quand il prend de la drogue (un maxiton). Ce passage d’excitation le conduit au bar à boire presque toute la nuit. Vailland semble souligner que ce paradis artificiel n’est qu’une autre forme d’aliénation et de dessaisissement de la personnalité. L’alcool et la drogue sont malheureusement pour beaucoup de gens le seul moyen de soulager un rythme de vie qui, sans cela, serait intenable.
La figure de la course est présente en double dans le roman : la course cycliste d’un côté, la course contre la montre pour payer la caution de l’autre. Loin d’être anecdotique, l’épisode de la course cycliste est la macabre répétition de l’échec annoncé de Bernard. La blessure, qui est superficielle lors de la course, devient amputation à la fin du roman.
Mais, dans les deux cas, la course est individuelle. C'est l'une des raisons de l’échec de Bernard : il veut s’en sortir seul. Dans la course cycliste, il attaque seul, alors que le cyclisme est un sport d’équipe. À l’usine, il la joue perso : il prend une machine à deux, alors qu’elle se prend habituellement à trois. Par ce geste, Bernard prive un troisième ouvrier de travail, mais ça ne le dérange pas – bien qu'il sache au fond de lui qu’il fait quelque chose de contraire à ses valeurs. La conversation entre Busard et Chatelard, représentant syndical, indécrottable communiste, et ami du père de Bernard, est à ce sujet éclairante :
— À deux, reprit Chatelard, vous faites le travail de trois. Est-ce que tu te rends compte que tu ôtes le pain de la bouche d’un ouvrier ?
— Il n’y a pas de chômage en ce moment, dit Busard. Je n’ôte le pain à personne.
— Pas de chômage à Bionnas, mais il y en a ailleurs. Tous les ouvriers sont solidaires.
— Moi je vis à Bionnas, dit Busard.
Roger Vailland, 325 000 francs
Il y a clairement deux ethos qui s’affrontent. D’un côté, l’ethos communiste, honnête, généreux, collectif, qui pense sur le long terme et qui, dans le roman, est une figure véritablement lumineuse ; de l’autre, la mesquinerie de l’égoïsme de Busard, centré sur sa personne, incapable de comprendre que ce qu’il est en train de faire dessert les conditions de travail de ses collègues. Lui s’en moque. Le père de Bernard, dont Chatelard dit qu’il a « une tête de cochon » et qui est qualifié « d’anar », représente un des problèmes soulignés par Lénine dans Le gauchisme, maladie infantile du communisme (1920) :
Il est un fait théoriquement bien établi pour les marxistes, et entièrement confirmé par l'expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements révolutionnaires d'Europe, c'est que le petit propriétaire, le petit patron (type social très largement représenté, formant une masse importante dans bien des pays d'Europe) qui, en régime capitaliste, subit une oppression continuelle et, très souvent, une aggravation terriblement forte et rapide de ses conditions d'existence et la ruine, passe facilement à un révolutionnarisme extrême, mais est incapable de faire preuve de fermeté, d'esprit d'organisation, de discipline et de constance. Le petit bourgeois, « pris de rage » devant les horreurs du capitalisme, est un phénomène social propre, comme l'anarchisme, à tous les pays capitalistes. L'instabilité de ce révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu'il a de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement « enragé » pour telle ou telle tendance bourgeoise « à la mode », tout cela est de notoriété publique.
Lénine, Le gauchisme, la maladie infantile du communisme
Mais le fils se comporte encore différemment du père. Certes, on retrouve chez lui le manque de caractère, la dispersion, l’individualisme, mais de manière encore plus inquiétante. Vailland semble pionnier sur ce sujet : il décrit comment les aspirations individualistes de la jeunesse s’inscrivent parfaitement dans l’idéal de « l’auto-entrepreneur » qui commence à se développer à cette époque (et qui est monnaie courante aujourd’hui). Bernard veut « s’en sortir seul » et se réfugie dans des phrases creuses qu’il se répète comme des mantras pour éviter toute question et toute contradiction par rapport à son mal-être, social comme amoureux : « Moi, je veux vivre aujourd’hui » reprend-il souvent. Ce genre de phrases creuses permet de s’exonérer de toute réflexion morale. Même quand il est mis face à ces contradictions par Chatelard, il refuse d'affronter la réalité :
— Un snack-bar ?... demanda Chatelard.
— Un restaurant où l’on mange sur le pouce, à côté d’un poste à essence… C’est comme cela aujourd’hui. Les chauffeurs veulent être servis rapidement. Au début, Marie-Jeanne fera la cuisine ; rien que des grillades et des hot-dogs. Moi, je servirai.
— Être larbin, voilà ton idéal.
— Plus tard, on aura du personnel. Marie-Jeanne tiendra la caisse. Moi, je dirigerai.
— Exploiter l’homme, voilà toute ton ambition.
— Moi, dit Busard, je ne fais pas de politique. (...) Moi, dit-il violemment, je veux vivre aujourd’hui.
— Ça te regarde, dit Chatelard. Gagne ton argent, pour acheter le droit d’être valet. Mais dans les règles.
Roger Vailland, 325 000 francs
Ce passage est particulièrement éclairant pour comprendre la transition à l’œuvre chez les petits artisans, qui ont pu à un moment passer d’un poste d’ouvrier peu qualifié à celui d’employé peu qualifié. On voit dans ce comportement – celui de vouloir se saigner pour obtenir la gérance d’un snack-bar et devenir « larbin » des riches (qui avait une voiture en 1955 ?) –, toute la contradiction entre la classe ouvrière et la mentalité petite-bourgeoise décrite par Lénine. Elle pense qu’elle aura une part du gâteau, mais ne prendra en réalité jamais part au grand banquet. La rhétorique capitaliste du fait de s’en sortir seul, de « réussir » à force de travail, d’abnégation et de courage – la rhétorique du self-made man, en bref – commence alors à s’installer et à être théorisée aux États-Unis. En 1957 paraît notamment Atlas Shrugged (La grève en français), d’Ayn Rand, livre qui théorise parfaitement l’idéologie de la vertu de l'égoïsme, du travail menant à la richesse et à la réussite. Il deviendra dans les années 1990 le livre le plus influent aux États-Unis après la Bible.
— Il paraît que tu prends une gérance ?
— Oui, dit Busard, un snack-bar, à côté d’un poste à essence, sur la Nationale 7…
— Excellente idée, le snack-bar, c’est l’avenir. (...) Tu vois que tout le monde peut devenir capitaliste.
Roger Vailland, 325 000 francs
L’accident final de Bernard a lieu juste après une grève lancée par le syndicat à cause de l’augmentation des cadences. L’attitude de Bernard à ce moment-là est absolument détachée de la moindre conscience de classe. Il se comporte en briseur de grève pour pouvoir quitter son village au plus vite et réaliser enfin l’objectif qu’il s’est fixé, incapable de comprendre que sa sœur, sa mère et ses amis devront continuer à subir un rythme toujours plus accéléré pour lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit :
— C’est trop idiot, cria Busard. Il ne me reste plus que treize jours à faire. Et pourquoi donc font-ils grève ?
— Tu le sais bien, dit la mère. Le nouveau système de refroidissement accroît la production de cinquante pour cent. Morel a décidé lui-même une augmentation de dix francs de l’heure. Le syndicat réclame une augmentation de vingt francs de l'heure.
Busard s’adressa de nouveau à Marie-Jeanne :
— Moi je m’en vais, dit-il. Grève ou pas grève, je travaille jusqu’à la fin de mon temps. Et puis je me tire.
Roger Vailland, 325 000 francs
Il faut donc conclure que derrière ce double échec (celui de la course cycliste et celui de la lutte contre la machine) se cache peut-être une morale plus marxiste, voire léniniste, qui consiste à comprendre que le salut ne peut venir que du collectif. On ne se sauve pas seul. Le châtiment de Bernard est celui de sa trahison de classe. Indiscipliné dans la course comme à l’usine, il paie le prix fort de son individualisme et de l’illusion qu’on peut tous, en se saignant, devenir des capitalistes.
Busard est celui qui n’apprend pas, qui est incapable de penser quelque chose de construit, qui va là où l’instinct le porte, se rendant esclave de la machine et de Marie-Jeanne. Loin d’être le preux chevalier capable par ses prouesses de gagner la faveur de la dame de son cœur, Bernard s’enferme dans une obsession et un défi physique qui finira par le briser. Busard est une buse, un idiot, incapable de reculer, de se replier quand il le faut (7), quitte à retarder de quelques jours sa réussite. Son entêtement le conduit irrémédiablement vers l’accident final.
Comme le personnage de Martin Terrier dans La position du tireur couché de Jean-Patrick Manchette, qui se retrouve alcoolique, clown triste servant de bouffon aux jeunes du village, comme son père avant lui – alors qu’il a tenté par tous les moyens d’échapper à son destin de fils de prolo –, Busard finit sa vie tristement au bar, immobile, criblé de dettes et obligé d’aller retravailler à l’usine. Ce déterminisme de classe a un côté désespérant, mais ne peut en aucun cas être considéré comme le message final de Vailland. Il n’y a pas de fatalité.
Derrière le destin tragique de Bernard, c’est une mise en garde politique que fait Vailland : on ne s’en sort pas seul ! Le destin de Bernard est de ceux qui refusent, par bravade juvénile ou par fausse conscience de classe (n’oublions pas que Bernard est fils d’un artisan petit-bourgeois « anar »), d’entrer dans une lutte commune : le salut ne pourra venir que du collectif. À l’inverse de Busard, Chatelard est celui qui met en place la grève et qui est capable de comprendre les manœuvres de Jules Morel et d’obtenir une augmentation de salaire. Il ne perd pas de vue que le problème de l’aliénation du travail et celui de l’amour sont directement liés à la condition de la classe ouvrière. Bernard est le contre-exemple d’une jeunesse émancipée. Croyant « vivre aujourd’hui », il se tue à la tâche, à l'instar de beaucoup de nos camarades de nos jours, qui pensent que le salut viendra seulement d’eux-mêmes.
Aujourd’hui, Bionnas/Oyonnax s’est transformée en plasticvalley, et nombreux sont encore ceux dont le lot est d'alimenter les chaînes d’approvisionnement des usines, comme Bernard en son temps.
Cet article leur est dédié.