L'identité, l'islam et la nation
Par-delà le faux dilemme entre identitarisme fixiste et folklorisant du côté de la droite et négation de toute identité collective du côté de la gauche libérale, une conception totale et dialectique de la nation est nécessaire pour penser les phénomènes qui minent l'unité du peuple souverain.
Cet article fait partie d'un dossier complet sur le sujet de l'immigration, dont voici le sommaire :
2. Loi immigration : créer une « armée de réserve » pour le patronat
3. L'identité, l'islam et la nation
4. Altérité raciale et immigration : comment perpétuer l'exploitation des travailleurs
L’impératif urgent de restauration de notre souveraineté nous somme de repenser, sans hémiplégie intellectuelle, la conception que nous nous faisons, en tant que communistes français, de la nation. Pour saisir les enjeux politiques qui se nouent autour de cette épineuse question, nous souhaitons ici commencer par rappeler ce que fut l’histoire du nationalisme. L’histoire des idées distingue sommairement quatre conceptions de la nation. La première, que nous lèguent les Lumières du XVIIIᵉ siècle, est une conception juridico-politique dans laquelle les citoyens, contractant autour d’un pacte civique, forment le corps de la nation. Le patriotisme des Jacobins, imprégné des écrits de Rousseau et notamment de son Contrat social, dans lequel l’amour des lois constitue l’amour de la nation, en est un exemple parlant. Celle-ci n’a d’existence que du point de vue de l’idée et ne se réfère à aucune culture majoritaire. La deuxième conception de la nation, qui naît au XIXᵉ siècle en réaction à la première, se fonde sur la sensibilité du sujet par rapport à l’environnement qui l’a vu naître, sa terre, et à ses coutumes. C’est entre autres la conception que l’on peut trouver chez Charles Péguy, Maurice Barrès, De Gaulle ou encore Simone Weil. Le sujet est avant tout un homme situé, fruit d’une longue sédimentation culturelle. Cette deuxième conception de la nation fait encore l’objet d’une multitude de controverses dans la mesure où de nombreux intellectuels ont pu considérer que le fait de subordonner l’appartenance nationale à un ensemble de normes et de façons d’être-au-monde menait inexorablement à des formes de rejet et de xénophobie. Certains historiens, tels Zeev Sternhell ou Pierre Birnbaum, considèrent que la nation se réduit à un cadre légal rationnel, dont l’unique contenu serait les Droits de l’homme (1). De fait, si les Jacobins n’ont jamais associé la nation à un quelconque « enracinement », c’est que ce dernier allait de soi : à la fin du XVIIIᵉ siècle, aucun mouvement de population n’aurait été susceptible de déstabiliser les fondations culturelles d’une nation. S’appuyant sur une lecture frauduleuse d’Ernest Renan passée à la moulinette de la Cour européenne des droits de l’homme, ces intellectuels aiment à répéter, comme des perroquets, que la nation est un « plébiscite de tous les jours ». Ils ont bien raison. Elle est un plébiscite de chaque instant, une volonté collective unifiée qui permet à cette entité historique d’exister d’un seul tenant et de perdurer. Mais cette littérature nationale n’élude pas le socle symbolique et culturel, comme en témoigne ce puissant texte de Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, dans lequel on peut lire que la nation est « un héritage de gloire et de regrets à partager », ou encore dans ces mots de l’historien Fustel de Coulange, issus du texte L’Alsace est-elle allemande ou française ? : « Ce qui distingue les nations, ce n'est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu'ils sont un même peuple lorsqu'ils ont une communauté d'idées, d'intérêts, d'affections, de souvenirs et d'espérances. Voilà ce qui fait la patrie. La patrie, c'est ce qu'on aime. » Renan – et nous le disons sans en être effarouchés – tient plus de Barrès, de Bainville, de Bourget et de Taine, que de Jurgen Habermas et de son patriotisme constitutionnel sans autre contour ni colonne vertébrale qu’un juridisme glacial forçant l’individu à s’éprendre d’un texte de loi sous peine de se voir renvoyé aux « heures les plus sombres ». Sans pour autant verser dans un organicisme racial et ethno-centrique, Renan souligne, dans une verve qui semble tout droit sortir de la trilogie de l’énergie nationale, que « le culte des ancêtre est de tous le plus légitime (2) ». De fait, si non seulement on relit conséquemment la conférence de Renan, mais qu’on la resitue dans une œuvre et une trajectoire intellectuelle, on saisit à quel point la question de la culture demeure centrale, et qu’on ne saurait faire fi de l’importance des repères symboliques communs, d’une certaine homogénéité de mœurs et d’imaginaires pour « faire nation ».
La troisième conception de la nation, issue de la tradition socialiste-marxiste, voit d’abord dans celle-ci des rapports de force réels. De même que Marx démystifie l’État hégélien abstrait et idéel au-dessus des classes, la tradition marxiste ré-ancre le fait national autour de son prolétariat, qui en est l’expression concrète. Le peuple laborieux, les forces productives, sont le cœur battant de la nation, et, sans elles, le pays s’effondrerait immédiatement. De plus, la bourgeoisie, dont les intérêts ne coïncident plus avec le destin de la nation, n'a de cesse de vouloir en finir avec le carcan national pour le dissoudre dans des formes supra-étatiques offrant à ses activités commerciales de nouveaux débouchés. L’intérêt national se confond par conséquent avec l’intérêt du prolétariat élargi, qui use de la nation comme processus d’identification pour se forger une conscience politique collective. Toute révolution sociale visant à renverser les rapports économiques existants et les rapports politiques qu’ils supposent n’a lieu qu’à l’intérieur et par la volonté nationale. La dimension nationale-populaire du mouvement social est un point irréductible de l’analyse matérialiste de nos perspectives politiques.
Ces trois conceptions de la nation ont leur légitimité. Et si, comme nous avons tenté de le montrer, le souverainisme ethno-culturel d’un Ernest Renan ne peut en aucune façon être amalgamé avec le juridisme tiède de nos élites social-démocrates, il n’en est pas pour autant identifiable au völkish germanique : la volonté politique, l’élan vital rendu possible par l’association surdétermine toutes les attaches enracinées, qu’elles soient linguistiques, religieuses et géographiques, sans les annuler pour autant. Le début de synthèse philosophique entre le contrat social républicain et la dimension morale et culturelle de la nation se prolonge avec Jean Jaurès, qui nationalise son cadre de pensée marxiste – et surtout hégélien, comme l’a finement démontré Bruno Antonini. Pour Jaurès, c’est « dans le prolétariat que le verbe de la France se fait chair (3) ». Pour que celle-ci continue – car même la perspective du communisme et de la paix perpétuelle ne signe pas la dissolution de la patrie dans un État de droit mondial au sein duquel se mélangeraient toutes les nationalités – : « Même l’accord des nations dans la paix n’effacera pas les patries, qui garderont leur profonde originalité historique, leur fonction propre dans l’œuvre de l’humanité. (4) » Jaurès, tout emprunt de dialectique hégélienne, pense la particularité nationale comme une entité réfléchissant l’Universel sans s’y épuiser. La conscience de l’Universel ne se raffermit et ne se déploie que dans la préservation d’une singularité nationale. Ni le folklorisme identitaro-zemmourien ni les différents universalismes libéraux pseudo-républicains ne parviennent à une conception totale de la France, parce que tous font fi de l’Histoire et des rapports sociaux pour ne s’opposer que par des discours. Tantôt un récit national « à la papa » reniant la Révolution française, « notre mère à tous », comme disait le bon Pierre Kropotkine, tantôt un républicanisme plan-plan qui fait commencer la France à la prise de la Bastille ! Dans L’étrange défaite, Marc Bloch rappelle que « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »
La France s’abreuve donc de l’Universel pour opérer un retour sur elle-même et raffermir sa continuité : « deux fois sacrée, parce qu’elle est la France, parce qu’elle est humaine (5) ». En recentrant la lutte des classes et en réintroduisant la nation dans la pensée socialiste, Jaurès comble une aporie héritée de la génération de Marx et Engels (6). La défense nationale et l’indépendance de la patrie, condition sine qua non d’un combat final contre le capitalisme, forment les deux phases d’un processus d’émancipation sociale où le travail, après la nation, conquiert la souveraineté : « Jamais un prolétariat qui aura renoncé à défendre l'indépendance nationale n'aura la vigueur d'abattre le capitalisme (7)». Cet existentialisme de la nation, selon le terme de Régis Debray, qui, en désignant la conception gaullienne de la nation, voit une synthèse intelligente de Rousseau et de Barrès, dépasse les conceptions atrophiées de la nation se réduisant à un seul aspect (8). Dans la pratique, la Résistance a su, par les influences diverses qui s’y objectivaient, mobiliser différents récits pour créer une synthèse unitaire réconciliant la lutte des classes, le patriotisme républicain et la France éternelle. Comme le disait le communiste Louis Daquin dans un esprit barrésien (9) : « Nous continuons la France ».
Une fois que la question nationale se trouve conséquemment posée dans toutes ses dimensions, nous pouvons interroger les problématiques liées au séparatisme et au lumpen-prolétariat issu de l’immigration. Ces sujets, que l’on a tendance à regrouper sous la thématique de la sécurité, recouvrent un ensemble de questionnements quant au devenir de la communauté nationale. Si le demos, pour se prendre en charge politiquement, s’identifie à la nation comme totalité historique léguant un héritage symbolique venu du passé aux générations futures, il est clair que la critique du phénomène migratoire ne peut se limiter à une perspective économique. Nul ne saurait négliger le poids de l’immigration sur les salaires via le travail détaché et le dumping social. Mais quand bien même un processus politique national-populaire et émancipateur se déclencherait, dans la direction d’une restauration de la souveraineté nationale, d’un socialisme bien compris tendant à l’abolition du capitalisme, l’immigration n’en serait pas pour autant souhaitable. L'assimilationnisme républicano-économiciste réduit la question identitaire à un pur mécanisme basé sur la distribution des ressources, et masque le long processus dialectique que suppose l’absorption par un sujet étranger des mœurs d’une autre entité social-historique. Un peuple vieillissant, brutalisé par cinquante ans de néolibéralisme, déshabitué à toute vie politique et démocratique, peuplé d’une partie de citoyens post-nationaux dépourvus de conscience patriotique, ne saurait relancer la machine à assimiler en augmentant les salaires ou en procédant à des réajustements bureaucratiques liés aux titres de séjour ou au logement.
L’immigration économique venue des pays d’Afrique du nord et d’Afrique subsaharienne ne pose pas donc uniquement problème du point de vue économique. Si le socio-économique est la matrice de la question (10) , ses répercussions sont nombreuses dans les superstructures symboliques, et le peuple souverain se trouve balkanisé pour tendre à une cohabitation au sein d’un même cadre légal. Bien loin d’être « un partage de culture », ou le « dialogue perpétuel » que nous a vendu la clique européiste social-démocrate ou social-libérale depuis quarante ans, les populations issues de l’immigration se rétractent et prennent le chemin d’une désassimilation. En témoignent parfaitement, par exemple, les chiffres relatifs à la ré-endogamisation des musulmans qui acceptent de moins en moins que leurs enfants se marient avec des non-musulmans, notamment les filles (11). Ce fossé culturel ne relève pas du fantasme ou de la « construction discursive ». C’est une rupture morale et idéologique qui rend l’homogénéisation des classes laborieuses extrêmement ardue pour le mouvement social. Les salafistes remplissent en effet un rôle d’intellectuels organiques au sein de la population musulmane française, implantés dans les prisons, les associations de quartier, se logeant parfois à la place laissée vide par les organisations de la classe ouvrière (CGT, PCF) et la contre-société qu’ils encadraient à travers le monde associatif (clubs de sports, événements culturels, etc.). La contre-révolution islamique s’étend partout où la corrosion néolibérale a fait son effet (12). La réponse des communistes et de tous ceux qui militent pour la reconstitution d’un bloc historique à même de mettre en place un programme de transformation sociale ne doivent rien céder sur le caractère réactionnaire et impérialiste du salafisme et du wahhabisme financés par des puissances étrangères, qui tendent à faire de l’« islam français » un tout homogène à même d’encadrer idéologiquement une partie du prolétariat français. De fait, le processus de ré-islamisation des banlieues françaises n’est pas avant tout une cinquième colonne prête à déclencher une guerre civile ouverte, comme le fantasment secrètement certains groupes d’extrême-droite qui cherchent à exister politiquement en s’agitant autour d’une mythologie de la purge, issue de l’imaginaire hollywoodien. Néanmoins, le post-islam sunnite passé à la moulinette de l’Occident néolibéral en perte de vitesse fait remonter à la surface un agrégat de bigoterie et de vieux archaïsmes religieux sans profondeur ni transcendance (13).
Une sociologie critique de ce phénomène idéologique s’effectue tout d’abord sur les réseaux sociaux. Dans la sphère numérique, à la jonction de l’infrastructure et de la superstructure, sur TikTok et Instagram, des milliers de vidéos véhiculent, sous couvert de rappels et de science théologiques, des amoncellements de superstitions sectaires et de peurs irrationnelles (pour les djinns, les dajjals souvent illustrés à grand renfort de visuels bourrés d’effets spéciaux bon marché). Elles débouchent inévitablement, dans notre société légale et désenchantée où le rétrécissement du champ de la conscience et l’abrutissement numérique tendent à opposer abstraitement foi et science, sur des comportements violents, dont la première victime est l’école. Quand, par exemple, un professeur se fait décapiter – dans le pire des cas – et, dans le meilleur, se fait menacer de mort et/ou verbalement agresser pour avoir affirmé que l’homme procède d’une évolution naturelle et non d’une volonté divine, ce n’est que la face visible d’un ré-enténèbrement des consciences qui se nourrit de l’aliénation numérique.
Les dissensions idéologiques qui travaillent en profondeur le peuple français, à cause du bagage culturel de populations extra-européennes, ne doivent en rien être ramenées à un dualisme métaphysique opposant six millions de musulmans français au reste de la population. Point de grande bataille opposant les Sarrasins aux Croisés, où l’on observerait depuis les remparts de son château de Plieux des hordes de barbares se déverser dans les quartiers pavillonnaires pour boire du sang et massacrer des enfants – quand bien même l’esthétique émanant des banlieues nourrit des efforts particuliers pour se façonner une telle image, dans un mouvement schizophrénique de victimisation et de mise en avant de l’univers barbare (14). Il n’y a pas de choc de civilisation à proprement parler : il y a superposition de fractures socio-géographiques et culturelles au sein d’une nation dépourvue de souveraineté et en voie de tiers-mondisation.
La lutte des classes scinde et morcelle la société française à un niveau inédit depuis plus d’un demi-siècle. La « révolte des élites », comme l’ont nommée bien des sociologues après Christopher Lasch, vire à la crise de gouvernabilité. La classe dominante, ayant perdu toute capacité à diriger et produire du consensus, ne se maintient que par un raidissement technique et policier, légitimé par un système électoral bloqué et subverti permettant à une formation politique de maintenir son hégémonie avec moins d’un quart de la population. Mais cette polarisation entre bloc populaire et bloc bourgeois n’annule pas le fossé idéologique qui archipellise le peuple, notamment sur les questions relatives à la continuité de la France et à la place de l’islam dans son devenir. Par bien des aspects, la sympathie d’une partie des habitants des cités – qui sont pour une part majoritaire des travailleurs légaux – avec le mouvement des Gilets jaunes, et l’impact de plus en plus insoutenable du lumpen-prolétariat vivant à la périphérie de la totalité sociale, pourraient à terme susciter un sursaut national et populaire. Les populations de ces zones-là seraient, de surcroît, probablement moins réticentes à la restauration d’un ordre républicain et français (à condition qu’il soit émancipateur) qu’une partie des couches moyennes des grandes métropoles baignant dans la communication non violente et les AG inclusives. Mais la puissance unificatrice du conflit social ne peut en aucun cas nous dispenser d’affirmer et d’assumer la France dans son intégralité chaque fois que celle-ci se voit attaquée par ses différents ennemis, ses quatre nouveaux états confédérés : les islamistes, les cosmopolites néolibéraux, les gauchistes a-nationaux ainsi que les parasites mondains de la droite identitaire, couchés devant Bruxelles, et qui, de Giorgia Meloni à Thaïs d’Escufon en passant par Julien Rochedy, ne seront toujours qu’une resucée invertie des jeunesses paneuropéennes et autres croix fléchées européistes.
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