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Crise politique

Leur clivage et le nôtre : au sujet de la gauche et de la droite

De la Révolution française aux révoltes des dernières années, l'Affranchi revient sur deux cents ans de clivage gauche-droite en France et sur sa relative disparition dans le mouvement populaire réel, incarné par les Gilets Jaunes.

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Par Gabriel R.

Lecture 20 min

Selon un sondage réalisé en février 2021, 64% des Français pensent que le clivage gauche-droite est dépassé ou ne constitue plus une distinction fondamentale (1). Si ce clivage a perdu de sa substance, il continue pourtant à marquer notre imaginaire et à déterminer les choix politiques. Le bipartisme à la française, qui se caractérisait par une alternance entre l'UMP (devenu Les Républicains (LR) en 2015) et le Parti socialiste (PS), a totalement disparu au second tour de l'élection de 2017, laissant place à un duel Macron– Le Pen, tous les deux issus de formations politiques (En Marche ! et le Front National) n'appartenant pas aux traditionnels partis de gouvernement.

Quiconque se penche sur ce thème séculaire se trouve frappé par le caractère bifide du clivage, toujours remis en question, toujours diagnostiqué en état de mort clinique mais sans cesse remis sur le devant de la scène lorsque que l'on aborde des sujets de société : laïcité, immigration, dépense publique, économie, géopolitique. Rares sont, en effet, les sujets sur lesquels semble se former un front uni sur d'autres bases que le clivage parlementaire droite et gauche.

Afin de saisir les enjeux des mutations actuelles pour rendre possible une conclusion qui, à défaut de faire litière du clivage droite-gauche, le replace au centre d'une quadripartition du paysage politique en cette période d'aporie démocratique que nous vivons, il est nécessaire de réintégrer les événements de 2017 dans une histoire longue, partant de la Révolution française.

Nous vivons depuis quelques années l’apparition de forces populistes, anti-système, radicales, qui s'opposent à l'hégémonie bourgeoise actuelle. Mais à l’intérieur même de ces forces auto-proclamées subversives, le clivage droite-gauche reste prégnant en dépit des tentatives en gestation de rassemblement des « populistes », « souverainistes » ou « républicains » des « deux rives » afin de former une alliance contre la technocratie néolibérale, cosmopolite et apatride.

Mettons en relief les nouvelles partitions du paysage politique français. Revenons sur le clivage gauche-droite afin de resituer l'élection d'Emmanuel Macron sur ce curseur, puis voyons comment son accession effective au pouvoir a rebattu les cartes du clivage gauche-droite pour laisser apparaître une nouvelle conflictualité entre « progressistes » et « populistes », entre européistes et libéraux, entre la France d'en haut, « En Marche », et la France d'en bas, dite « périphérique ». Comment ce chambardement du clivage droite-gauche n'est pas parvenu à le liquider totalement, au point que les deux lignes de fracture se superposent et s'imbriquent, conduisant plus à un éparpillement des oppositions qu'à une nouvelle bipartition.

Le clivage a fait son apparition lors de la Grande Révolution de 1789. En effet, plus les conventionnels se trouvaient à gauche, plus ils se positionnaient en faveur d'une transformation profonde de l'ordre social et politique, dans un premier temps vis-à-vis du cadre qu'était celui de la monarchie. Par la suite, les éléments les plus à gauche se sont progressivement ralliés à l'idée républicaine. Il faut alors distinguer les différentes nuances qui se dégagent à l'intérieur même de la droite à partir de ce moment là. Soit d'un côté celle qui ne souhaitait pas de transformation substantielle de l'Ancien Régime (droite légitimiste) et celle, de l'autre côté, plus à gauche (centre droit ou droite libérale) qui, sur le modèle anglais, préférait un régime de compromis entre la bourgeoisie et l'aristocratie sur les bases d'une monarchie libérale et parlementaire. En outre, nous pourrions dégager pour caractériser droite et gauche les notions de mouvement et de conservation. Pour la gauche, l'état actuel des choses est objectivable, donc transformable, perfectible. Pour la droite, la tendance est à inscrire l'individu dans un ensemble plus large auquel il doit se conformer.

La droite libérale concède volontiers des droits politiques et une égalité juridique en plus d'un certain libéralisme moral et culturel (avortement sous Giscard) mais l'ordre économique des choses est immuable, appartient à la nature égoïste de l'homme et ne saurait être dépassé. C'est ce que Marx appelait la « naturalisation des rapports sociaux ».

La gauche, du côté des Lumières les plus radicales, contient pour le cas français plusieurs ferments. Dans un premier temps, l'héritage républicain et jacobin de la Révolution française et, plus tard, l'héritage socialiste provenant de Fourier et Proudhon puis de Marx, Engels, Guesde ou encore Jaurès. La droite, elle, est pour une part hostile à l'héritage révolutionnaire avant de s'y acclimater et de le revendiquer, ou du moins d'en produire la synthèse, tel le gaullisme qui tente de réaliser la continuité monarchique de la France, dans le cadre républicain des institutions de la Vème République.

Ces familles politiques, grands ensembles discursifs et militants, charrient des imaginaires et des mythologies différentes qui s'ancrent dans l'histoire nationale. Dans son autobiographie, Maurice Thorez écrit :

« Nous [les communistes] sommes les héritiers authentiques de la pensée révolutionnaire des encyclopédistes du XVIIIe, du matérialisme philosophique de Diderot, Helvetius et d'Holbach. Nous continuons la lignée de ceux qui ont combattu à l'avant-garde de l'humanité. » (2)

L'appartenance politique se rattache à un héritage historique, mais cet héritage peut aussi circuler et changer de camp au gré des modifications de l'espace idéologique. Chacun sait que bien des thèmes importants ont migré d'un côté à l'autre, tel le pacifisme, le colonialisme, le régionalisme, la défense de la nature ou la cause européenne. En effet, ces différents sujets ont été investis différemment par la droite et la gauche au point que certains des rôles s'inversèrent sous les coups de boutoir, par exemple, de la décolonisation. Le colonialisme est à l'origine une idée largement justifiée intellectuellement par la gauche qui, de Ferry à François Mitterrand, considère cette entreprise comme un processus salvateur d'intégration des peuples autochtones dans la modernité. Sous le poids des contradictions que suppose ce processus de « civilisation » ultra-brutal, la gauche ne tarde pas à formuler une critique interne de son entreprise coloniale qui consacre l'inégalité, comme le fera remarquer Clemenceau à Jules Ferry à l'Assemblée nationale.

La critique marxiste du colonialisme comme processus élargi d'extraction et d'exploitation de la force de travail vient nourrir ce nouveau discrédit jeté sur le projet colonial qui devient petit à petit un crime, un préjudice moral largement condamnable, dont la nation est responsable. C'est ainsi qu'à présent, ce sont des personnalités identifiées comme de droite qui louent dans l'empire français un projet d’aménagement du territoire et de partage culturel (3) (4), là où la gauche n'y voit que crime et massacre.

De même, la défense du régionalisme fut autrefois l'apanage des formations de droite qui y voyaient un moyen de restaurer les régions naturelles de la France (Bourgogne, Touraine, Champagne, etc ...), contre les « abstractions administratives » issues de la Révolution qu'étaient à leurs yeux les départements. Charles Maurras, figure de proue de la droite intellectuelle française de la fin du XIXe siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, défendait une France décentralisée qui retrouve le sens de ses racines en réembrassant le découpage territorial d'Ancien Régime. Réforme que Vichy mènera à bout en restaurant cette carte de France. Le discrédit qui frappe la droite contre-révolutionnaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la formation en miroir d'une droite acceptant le jeu démocratique et le cadre républicain, désamorcent momentanément les idées décentralisatrices ou régionalistes. Mais actuellement, c'est à gauche que ces idées resurgissent, notamment à travers le Parti des indigènes de la République et son ex-figure de proue, Houria Bouteldja. En effet, ce parti, que l'on pourrait qualifier de post-tiers-mondiste, qui se veut antiraciste et « décolonial », formule une critique du colonialisme non pas comme simple conséquence du capitalisme, mais comme réalité immanente qui imprègne les moindres aspects de la société française, et en premier lieu l'État-nation et sa république.

C'est ainsi que la critique maurrassienne du progrès républicain, centralisateur et déracinant, gommant les particularismes locaux, renaît de l'autre côté de l'hémisphère politique : « …la lutte contre le libéralisme, avec les autres peuples de France, les autres groupes culturels écrasés par plusieurs siècles de jacobinisme forcené et qui résistent. Je pense aux Basques, aux Corses, aux Bretons, aux Alsaciens (…) des convergences avec des nationalistes de gauche sont tout à fait envisageables, bien que je préférerais parler de "nationalismes décoloniaux", tant ils n’ont rien de commun avec la gauche jacobine et coloniale » (5).

Dans le même mouvement, l’écologie politique, qui n'est bien souvent qu'un écologisme, est, à l'origine, une diatribe antimoderne qui voit dans la technique et dans l'industrialisation un processus qui pervertit la nature et pour ainsi dire l'Homme dans sa totalité. Là encore, la critique de la destruction de l'environnement est passée en partie à gauche, qui y voit un moyen de pointer les nouvelles contradictions du capitalisme et de la logique de profit, ou bien encore une fois, dans une perspective antimoderne et antirationaliste, mais « de gauche », qui consiste à déconstruire la modernité occidentale à l'origine des oppressions ; y compris l' « oppression » de l'Homme sur la nature. Ainsi que l’a fait remarquer Stéphanie Roza (6), la gauche, de façon paradoxale, se fait à présent la continuatrice des luttes d’émancipations mais, par un renversement philosophique radical, ses arguments recyclent une partie du corpus théorique de la contre-révolution.

→ À lire aussi : Sandrine Rousseau, vers un pétainisme arc-en-ciel ?

Pour comprendre l'élection d'Emmanuel Macron, il est nécessaire de remonter 40 ans en arrière, aux débuts des années 1980, lorsque François Mitterrand réalise le tournant de la rigueur et renonce aux fondements du programme commun qui était encore un projet de rupture avec le mode de production capitaliste. Les contradictions posées par les premières années du mandat de François Mitterrand le mettent face à un choix crucial durant l'année 1983. La France se trouve alors seule à mener un politique socialiste dans un contexte mondial marqué par les politiques économiques de l'école néolibérale qui plaide pour une reprivatisation des industries principales et une fin de l'État régulationniste et keynésien. François Mitterrand choisit de renoncer à la transformation sociale et opte pour la construction européenne et la « société ouverte » soumise aux « forces impersonnelles du marché », selon le mot de Friedrich Von Hayek. Le communisme subit quant à lui une double amputation : une « par le bas » (désindustrialisation, chômage, déclin de l'URSS) et une « par le haut » (discrédit de la théorie marxiste, antitotalitarisme, nouveaux philosophes, postmodernisme). En outre, sur les questions sociétales, la droite accepte d'accompagner le changement de mœurs dont le mai 68 étudiant fut l'explosion la plus visible. Le statu quo sur les questions économiques rend possible l'alignement de la droite sur les questions de société et le progrès sociétal permet à la gauche de gouvernement de mettre en œuvre des « substituts métaphoriques de la Révolution » (7) en remplaçant le séculaire pouvoir sur le travail, et à travers lui la résolution de la question sociale, par des « droits » et la défense des minorités. Cette nouvelle « hégémonie » qui, selon le mot de Gramsci, correspond à toute les dimensions culturelles et morales dont use le pouvoir politique pour fabriquer le consentement de la société civile et pérenniser sa domination, délègue donc à la droite la question économique et à la gauche les questions culturelles. Les problématiques économiques ne s'analysent désormais dans les grands médias que sous le prisme du déficit, de la dépense publique et de la construction européenne (8) tandis que les dimensions morales de la société sont dominées par la permissivité post soixante-huitarde. Cette hégémonie cogérée alternativement par le PS et le RPR (devenu UMP puis LR) a été nommée par le philosophe et sociologue Michel Clouscard la « social-démocratie libérale-libertaire » (9).

De fait, le brouillage des cartes du clivage droite-gauche s'enracine dans plus de 40 ans de recomposition politique avec un socialisme qui se veut le supplément d'âme d'une mondialisation néolibérale « heureuse » (10), en témoigne la politique de privatisation de Lionel Jospin au gouvernement à la fin des années 1990. Le centre-gauche et le centre-droit continuent de s'affronter (de façon plus ou moins factice) sur des questions non pas politiques et économiques mais sécuritaires, morales et culturelles, tandis que la lassitude s'installe dans une alternance qui ne permet pas de régler définitivement la question des « archaïsmes français » (entendez par là : « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » (11)) qui font obstacle à la « modernisation » du pays.

Emmanuel Macron apparaît ainsi, un an avant la présidentielle de 2017, comme la synthèse historique qui vient réconcilier en une personne et une seule formation politique (En Marche !) le capitalisme libéral-libertaire et la révolution néolibérale qu'il amène dans le cadre de l'euro-construction. Macron se trouve être la synthèse de tout ce qui s'est fait avant lui sous le masque du changement. Il est curieux et à la fois naturel d'observer que le terme de « progressiste », que l'on s'efforce d'utiliser du côté d'En Marche !, permet aux néolibéraux d'opposer les « réformes » de structure aux conservateurs qui veulent protéger le peu de déjà-là communiste qui subsiste dans notre vieille patrie…

C'est-à-dire que l'objective contre-révolution néolibérale se déploie dans l'espace idéologico-politique et discursif avec la continuité historique, le langage et l'esthétique de la rupture jusqu'à avoir l'audace d'appeler son livre Révolution. Ainsi Macron rend-t-il possible un positionnement qui relève à la fois de la droite mais aussi de la gauche. Il promet de liquider les « lourdeurs syndicales » et de mener à bien la révolution néolibérale qu'attendent les couches moyennes supérieures et autres « gagnants de la mondialisation » tout en ne surinvestissant pas le logiciel conservateur sécuritaire et catholique d'un Nicolas Sarkozy ou François Fillon. Ferme et modéré, libéral et étatiste, de « gauche » mais pour « l'entreprise », pour la « souveraineté » mais à condition qu'elle soit « européenne », pour le progrès que nous apporte le monde « global », Emmanuel Macron cimente définitivement le « bloc bourgeois » (12) au sein d'un pivot central qui allie une grande partie des ex-électorats UMP et PS.

La nouvelle rhétorique d'Emmanuel Macron, qui se propose d'administrer au pays sa mutation néolibérale avec les éléments de langage d'une révolution sociale, questionne fortement la notion de progrès qui se trouve au cœur des antagonismes politiques et sociaux d'aujourd'hui. À l'origine de l'idée de progrès, on trouve la sensibilité humaniste et rationaliste, optimiste, universaliste qui court dans la pensée européenne de Montaigne à Marx en passant par Hegel et Condorcet. Cependant, avec l'industrialisation et son cortège de violence, au XIXème siècle, le progrès se remplit d'un contenu différent selon les classes et les idéologies. Les socialistes de toute obédience ne manquent à présent pas de rappeler que le progrès pour le progrès technique est vain si la résolution de la question sociale n'en est pas le tuteur. Voyons les propos de Léon Blum, que l'on range parfois dédaigneusement au centre-gauche, et que la droite classe parmi les « fanatiques du progrès pour le progrès » : « De grands penseurs ont attendu de la science et de la technique le renouvellement des sociétés humaines. Tout comme les ouvriers révoltés contre la machine, ils avaient raison et ils avaient tort. Cela accroîtra sans mesure le rendement du travail mais si le pacte social demeure vicié dans son essence alors nous n'aurons fait qu'accroître les iniquités. [...] L'augmentation des produits dont on dispose devrait se traduire par des bénéfices universels mais cela n’engendre que des ruptures d'équilibres (...) » (13) écrivait ici Léon Blum au début du XXème siècle, avec une efficacité et une acuité théorique qui renverrait dans un trou à rats les nouveaux critiques de la technique qui ne font que s'entre-décalquer.

Les conquêtes du mouvement ouvrier ont rebattu les cartes et le néolibéralisme faisant son chemin, les privatisations et la construction européenne apparaissent à tort comme des forces historiques progressistes favorables au mouvement tandis que la gauche souhaitant conserver les acquis sociaux, conserver la stricte souveraineté de la nation, apparaît conservatrice... Le progrès est donc sujet à toutes les récupérations politiques. Progrès social ? Dans quel sens ? Dans quelle direction ?

Laïcité contre multiculturalisme anglo-saxon, critique du néolibéralisme contre construction européenne, le rôle de l'État pour faire contrepoids au règne brutal de l’argent dans la société et non comme simple régulateur, voilà autant de sujets qui séparaient jusqu'il y a quelques années encore le paysage politique. Pourtant, le clivage droite-gauche sur ces questions-là reste fortement relatif, dans la mesure où la réunion des partis de gouvernement dans une entité qu'est La République en Marche a laissé les classes populaires sans assise électorale. Si l'abstention demeure le choix majoritaire chez les ouvriers et les franges les plus paupérisées du pays, l'expression politique et électorale de la classe laborieuse s'exprime désormais dans le « populisme » (14).

Le populisme n'est ni une idéologie ni une famille politique. Son apparition relativement récente dans le champ politique et les océans d'encre qu'il a fait couler ne permettent pas de revenir ici en détail sur l'origine et l'étymologie du terme.

La définition la plus simple, mais qui permet de cibler le plus subtilement le populisme, est la suivante : c'est un « style » qui mobilise un langage politique conflictuel et manichéen opposant « nous » et « eux », le « bas » et le « haut », le « peuple » et les « élites », les « gens ordinaires » et la « caste ». Les mouvements populistes tentent donc, à droite comme à gauche, de remettre de la conflictualité là où le néolibéralisme, en bon héritier du libéralisme classique, a entrepris un processus de neutralisation et de pacification du politique par le droit ou par la transaction marchande.

Les formations politiques populistes de gauche insistent sur les « 1% » qui s'attaquent au demos en tant que sujet politique, tandis que les formations de droite désignent plutôt une partie du peuple comme exogène et incompatible avec l'histoire longue du pays, à savoir les étrangers issue du monde arabo-musulman et de l'Afrique subsaharienne. Néanmoins, pour les populistes de droite, la présence de ces individus, de cette « gangrène » sur le territoire national, est intimement liée à la dégénérescence des élites qui permettent cette fluctuation démographique. S'établit ainsi un conflit entre l'ethnos, le peuple « réel », « enraciné », et une alliance prétendument objective entre le lumpenprolétariat et les « mondialistes ». C'est ainsi une double conflictualité que génère le populisme de droite.

Ce clivage entre les pro-système (ou du moins ceux qui souhaitent l'aménager) et les anti-système surdétermine bien des débats, notamment sur les questions socio-économiques. Les différents partis de droite et de gauche modérés stipendient les « extrêmes » et peuvent éventuellement s'allier pour faire « barrage » aux partis populistes.

Ce redécoupage idéologico-politique ayant fait bouger les cartes, voici que le bloc d’« en bas » se divise à nouveau selon l'ancien clivage droite-gauche ! Les récent débats sur la place de l'islam dans la société laissent apparaître une réelle polarisation droite-gauche tandis que le ralliement du principal parti populiste français (le Rassemblement National) à l'euro, l'OTAN et l'Union Européenne, replace le RN sur des bases que l'on pourrait qualifier de droite libérale-conservatrice. En somme, le clivage droite-gauche a perdu de son intensité et de sa substance pour analyser le jeu politique institutionnel, mais ces formations électorales (La France Insoumise, La République en Marche, le Rassemblement National) continuent d'être traversées par des faisceaux d'idées qui appartiennent mutadis mutandis aux anciennes formations de droite et gauche traditionnelle. Ces changements de cap témoignent en eux-mêmes, puisqu’ils sont si frappants, de la pérennité des courants qui continuent de travailler en profondeur les traditions nationales.

À l'image du voisin italien qui a su forger un mouvement dit de « populisme intégral » (15) avec le Mouvement cinq étoiles, la France, tout en continuant de véhiculer les ruines du clivage droite-gauche, semble accoucher à intervalles de plus en plus réguliers de mouvements trans-courants, qui n'ont pour l'instant pas su s'enraciner durablement dans le paysage politique, à l'exception du mouvement des Gilets Jaunes qui, à la manière d'une jacquerie, a davantage revendiqué la négation des mesures subies que l'affirmation d'un projet politique conscientisé. C'était sans compter sur l'efficacité d'Emmanuel Macron pour rendre possible la mort clinique et irréversible du clivage droite-gauche le soir du 12 juillet 2021 lors de l'annonce du passe sanitaire, qui a entériné la fin à moyen-long terme des libertés fondamentales et la militarisation accélérée du néolibéralisme, dont la dimension fasciste se fait clairement ressentir.

D'un point de vue infrastructurel et matériel, les partis de gauche ne représentaient déjà formellement rien et ne tenaient que par le poids de leur passé. À la lumière du matérialisme dialectique et historique, un parti politique « est la fraction la plus organisée, la plus consciente, d'une classe, d'une couche sociale, exprimant les intérêts [ou ce qu'elle pense être ses intérêts] de cette classe et organisant son combat » (16). Pendant une période non négligeable de notre histoire contemporaine et notamment la IIIe République, les différentes classes ou couches sociales ont pris « conscience d'elles-mêmes » (17) à travers ces grandes structures qui possédaient un ou des journaux tirés à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires.

→ À lire aussi : Le Parti de la classe révolutionnaire, en puissance et en acte

Comme le faisait prophétiquement remarquer Roger Garaudy en 1970, les partis se sont de plus en plus réduits dans la deuxième moitié du XXème siècle à des « états-major nationaux, sans implantations solides à la base, sauf pendant les périodes électorales, et se modifiant, se désintégrant, se regroupant, suivant les événements et les courants d'opinion. » (18) Plus loin, toujours aussi visionnaire : « qu'il s'agisse du gaullisme, de la gauche non communiste ou des chrétiens sociaux […] la prise de conscience, plus ou moins mystifiée, se fait non pas à partir de la propagande et de l'organisation propre à tel ou tel parti, mais à partir d'une information commune, celle d'une presse qui est à 90% celle du néo-capitalisme (radio, télévision) […] brisant l'armature traditionnelle des anciens partis, chaque individu réagissant désormais à cette information selon l'optique de sa classe, et s'orientant plus ou moins obscurément vers le réformisme ou un révolutionnarisme abstrait. » (19). L' « unité » dans une telle situation ne peut se situer sur le curseur droite-gauche. Elle doit « être pensée en termes de couches sociales à souder directement » (20).

Nous n'avons pour ainsi dire rien à ajouter à ces présentes lignes. Effectivement, la conjoncture historique engendra la formation d'une prométhéenne « pensée unique » suite à l'effet conjoint de deux basculements qui s'interpénètrent :

  1. la prolifération des nouveaux moyens de communication, notamment internet, a tout bonnement accentué dans des proportions alarmantes le phénomène d' « information commune».

  2. l'unipolarisation idéologique provoquée par l’effondrement du bloc de l'Est et du triomphe sans partage de la « fin de l'Histoire », qui consacrait l'ultime croisade des templiers de l'homogénéisation du monde sous tutelle américaine contre les adeptes de la « société fermée (21) » (islamistes, nationalistes, communistes, populistes, bref les disciples du « totalitarisme »).

Heureusement pour nous, dans le sillage du « non » au référendum de 2005 sur la constitution européenne, les Gilets Jaunes et le mouvement anti-passe né après le 12 juillet 2021 tracent, quoique de façon incertaine pour l'instant, un mouvement populaire dont le tranchant démocratique n'est pas à prouver, et qui se constitue sur des bases sociales et authentiquement politiques (au sens noble du terme) et non pas par rapport aux catégories parlementaires périmées de la démocratie libérale en soins palliatifs. En effet, de l'extrême-droite macron-compatible jusqu'à la gauche radicale, nombreux sont les chefs et figures de proue des grandes formations politiques qui se sont fait les laquais dociles de la mesure la plus rétrograde que notre terre nationale a jamais essuyé depuis le second conflit mondial. Quand ce n'était pas la collaboration ouverte et éhontée, ce fut au pire un silence complice, au mieux une phrase de mise en garde aussi dissuasive que les remontrances du documentaliste dépressif d'un collège de banlieue : « convaincre mais pas contraindre », ont-ils chuchoté de leurs frêles voix de pisse-froids.

En face de cette incurie politicienne se coagule donc sous nos yeux, dans la continuité historique de la séquence des Gilets Jaunes, un mouvement d'une morphologie nouvelle. L'analyse sociologique et politique rapide de ces deux mouvements sociaux nous permet de dégager plusieurs conclusions provisoires. Les classes ou fractions de classes qui se meuvent dans les manifestations correspondent au « bloc historique » gramscien, dont la cohérence se renforce grandement au fur et à mesure que les contradictions du capitalisme s'aiguisent (flambée des prix, licenciements, euro-explosion de notre pacte social) en scarifiant autant l’infrastructure que la superstructure.

En somme, tout se tient ou tend de plus en plus à se tenir dans ces mouvements et l'unité profonde de ceux-ci s'avère de plus en plus sous-jacente. Soignant éreinté, petit restaurateur surendetté, ex-gilet jaune et/ou prolétaire de la France périphérique... et désormais de plus en plus de fractions des couches moyennes qui trouvent de moins en moins d'avantages à suivre le bloc bourgeois et le « consensus » néolibéral du marché et de la « bonne gouvernance ». Ces différents morceaux de l ' « Archipel français » (22), selon le mot du démographe Jérôme Fourquet, trouvent ainsi une nouvelle cohésion tant nationale que sociale à l'intérieur de ces protestations, qui mènent toutes, par des chemins plus ou moins tortueux, à l'idée de souveraineté qui semble bien être, en ce premier quart de XXIème siècle, le mot d’ordre à partir duquel se mène et se mènera la lutte des classes en France. Certes, ce mouvement, que l'Histoire a choisi de nommer « souverainiste » et que, faute de mieux, nous appellerons comme tel, entretient des liaisons dangereuses avec une frange de l'échiquier politique que nous estimons structurellement hostile aux intérêts des travailleurs.

Il convient, pour nous autres communistes français, à rebours de l'attitude collaborationniste de ce que les livres d'Histoire appelaient la gauche, de nous insérer pleinement à l'intérieur du mouvement réel (incarné par les Gilets Jaunes) et d'y tenir le gouvernail pour éviter une pente identitaire qui liquiderait l'objectif surdéterminant à moyen terme de souveraineté. Heureusement pour nous, la plupart des éléments issus de l'extrême droite traditionnelle étant des germanolâtres congénitaux, des atlantistes forcenés ou bien des européistes patentés sur fond d’obsessions migratoires et ethno-raciales, l'Histoire tient relativement à distance ces éléments contre-révolutionnaires des nouveaux mouvements de masses.

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Note :

(1) « Pronostics et souhaits des français pour le 2nd tour de l'élection présidentielle de 2022 », Ifop pour Le Figaro, 10/02/2021
(2) Maurice Thorez, Fils du peuple, Paris, Éditions sociales, 1960, page 109
(3) « La vraie histoire des colonies, quatre siècles d'épopée coloniale », Valeurs Actuelles, hors-série numéro 14, 2018
(4) « Pour François Fillon, la colonisation visait à "partager sa culture" », L'Express, 31 août 2016
(5) Houria Bouteldja, « Pour un internationalisme domestique » Bretagne-Info, 4 avril 2016.
(6) Stéphanie Roza, “La gauche contre les Lumières ?”, Paris, Fayard, 208 pages
(7) Slavoj Zizek, “Vous avez dit totalitarisme ?”, Paris, Amsterdam, 2013, page 129
(8) Serge Halimi, “Les nouveaux chiens de garde”, Paris, Raisons d'agir, 2005, 155 pages
(9) Michel Clouscard, “Le capitalisme de la séduction”, Paris, Delga, 2015, 350 pages
(10) On doit la célébrissime expression « mondialisation heureuse » à l'inénarrable Alain Minc, homme d'affaires mentor de Macron qui publiait en 1997 un livre éponyme : “La mondialisation heureuse”, Paris, Plon
(11) Challenges, 04 octobre 2007
(12) Jérôme Sainte-Marie, “Bloc contre bloc”, Paris, Cerf, 2019, 284 pages
(13) Léon Blum, “Pour être socialiste”, Paris, Folio, 2020, page 66
(14) Jan Werner-Muller, “Qu'est ce que le populisme ?”, Paris, Folio, 208 pages
(15) « L'Italie le laboratoire politique du populisme », Élément, n° 176, février-mars 2019, pages 61-85
(16) Roger Garaudy, “Le grand tournant du socialisme”, Paris, Gallimard, 1969, page 267
(17) ibid
(18) ibid
(19) op cit, page 268
(20) op cit, page 269
(21) Par opposition à la « société ouverte » de Karl Popper
(22) Jérome Fourquet, “L'archipel français”, Paris, Seuil, 2020, 512 pages
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