Sleepers : une rhétorique à la remorque du capitalisme criminogène
Ou comment le cinéma américain, qui contamine la culture française, véhicule l’idéologie dominante et promeut les structures tribales du néo-libéralisme sauvage.
Article écrit par Bruno C. et Lionel G.
Sleepers est un film en diptyque réalisé par Barry Levinson à la fin des années 1990. L’action se déroule à New York entre les années 1960 et les années 1980, sur fond de mutations de la société américaine.
Le cadre est typique des films des années 1990, tant dans le casting que dans les thèmes abordés, qui reprennent bon nombre d’éléments aux films sur la mafia italo-américaine, et y font explicitement référence. Nous suivons le quotidien d’une bande de quatre jeunes garçons dans le quartier populaire de Hell’s Kitchen. Enfants d’immigrés européens de l’après-guerre, ils sont d’ascendance italienne, irlandaise, polonaise, juive ou portoricaine : John Reilly, Thomas Marcano, Michael Sullivan et Lorenzo Carcaterra, dit « Shakes ».
Libres de toute contrainte, les quatre enfants évoluent en marge de la société, dans un milieu où l'État et les autorités n’ont pas prise. Le film insiste bien sur cet aspect en montrant que n’importe qui peut facilement se retrouver pendu à un lampadaire. La petite bande passe son temps à zoner dans la rue sans jamais fréquenter l’école, s’amusant à ouvrir les bouches d’incendie sans en être inquiétée, s’adonnant à de petits larcins commandités par la mafia locale qui la fait travailler. L’environnement où ils évoluent est bien illustré par le réalisateur : les pères font un travail dur et physique, tandis que les femmes sont reléguées au foyer où elles sont régulièrement violentées. Tous sont très religieux. Alors que des mouvements pour les droits civiques et pour les droits des femmes émergent au cours de l’année 1967 et sont retransmis à la télévision, ces avancées ne pénètrent pas dans le quartier populaire qui est isolé et tenu par la mafia. Ces quelques éléments nous permettent d’ores et déjà d’illustrer l’absence d’Etat que l’on retrouve dans certains quartiers populaires, y compris aujourd’hui.
Le quotidien de la bande est tiraillé entre la criminalité qui est devenue une norme, la mafia cherchant à acheter leurs services, et le prêtre de leur quartier qui essaye tant bien que mal de leur donner un cadre et un exemple d’intégrité. Un choix s’offre à eux entre deux communautés hors de l’État : le cadre de l’institution ecclésiastique, ici catholique, ou l’organisation mafieuse. Là où l’État est démissionnaire, des structures antagonistes prennent place et s’imposent; la nature ayant horreur du vide.
Ce quotidien aboutit au larcin de trop : les quatre enfants tentent de dérober un vendeur de hot-dogs, lui aussi travailleur immigré, et blessent accidentellement une personne. Les protagonistes sont alors jugés et envoyés en maison correctionnelle. Pour la première fois, ils sont arrachés à leur quartier et au monde sans État dans lequel ils ont grandi, se retrouvant au contact d’une institution arbitraire et sadique : la Maison correctionnelle Wilkinson, qui est incarnée à l’écran par les gardiens, blonds au yeux bleus, issus du vieux fond anglo-saxon américain. L’État est ainsi montré comme répressif, au prétexte d’institutions qui découlent de ce dernier et qui dysfonctionnent elles aussi fortement.
La situation dépeinte fait évidemment appel à l’empathie; les quatre enfants sont seuls, loin de leurs familles, à la merci de leurs tortionnaires et atomisés dans des cellules, dans une institution où ils subissent des violences physiques et psychologiques ainsi que des sévices sexuels et des viols. L’affaire est autant horrible qu’injuste et le tragique de cette situation ne peut que susciter la compassion. On lit en filigrane que l’appareil d’État ne sait plus gérer ses auxiliaires, en l’occurrence les matons de l’institution correctionnelle, et devient injuste.
Après une ellipse de quinze ans, nous assistons d’emblée à la rencontre fortuite entre deux des enfants, devenus des gangsters, et de leur ancien tortionnaire. Les deux malfrats se vengent, à la vue de tous, en le criblant de balles. Les deux autres membres de la bande, qui se sont élevés socialement, décident alors de profiter de cette occasion pour se faire justice eux-mêmes jusqu’au bout, en faisant tomber les autres matons de la maison correctionnelle, et cherchant à innocenter par la même occasion leurs amis d’enfance qui se retrouvent inculpés par la Justice américaine. Là encore, au vu de ces éléments, il est possible de faire un constat similaire dans la société française actuelle. Dans l'après-guerre, l’État-Nation subit les attaques du Capital qui cherche à liquider ces structures sur lesquelles il s’est longtemps appuyé pour se développer. Son objectif est alors de se recomposer au travers d’autres structures moins rigides devant être légitimées.
Toute la deuxième partie du film voit donc se mettre en place une sorte de jeu machiavélique de la part des deux transfuges de classe, dans lequel l’avocat Michael fait mine de perdre le procès pour mieux entraîner les matons tortionnaires dans la spirale judiciaire. Ainsi, ils défient l’État et la Justice en usant de mille ruses, en s’associant à la mafia, à un avocat véreux, et en s’abaissant à toutes les compromissions, allant même jusqu’à faire tenir aux religieux des propos de justification.
Ainsi là où le film montre un État qui, au début de sa déliquescence, est d’abord remis en question au niveau de ses agents les plus triviaux (les matons), ce même État, davantage affaibli, est ensuite présenté comme vaincu au plus haut degré de ses institutions : sur le terrain de la Justice, qui incarne une fonction régalienne fondamentale.
Le fil conducteur du film réside dans une remise en question des modalités du contrat social. Nous sommes ici en présence d’une justification de la communauté substantielle, proposée comme seul contrepoids légitime face à l’arbitraire de l’État. La communauté substantielle doit être comprise comme la communauté subie, imposée par les liens du sang, de la religion, de l’appartenance à un groupe ethnique ou en l’occurrence à un groupe criminel.
Nous sommes plongés dans un contexte de décrépitude de l’État : la place de la religion dans la société fait de l’Eglise le seul cadre qui peut s’y substituer. On voit que le prêtre, qui symbolise le garant moral, est encore assez fort pour convaincre Shakes d’affronter son procès. L’État, lui, n’a plus pied dans ces quartiers qu’il a dû abandonner. Du fait de la prédominance de l’Église, les protagonistes s’appuient sur cet ordre pour commettre leurs premiers méfaits. En dehors de ce cadre cependant, tout est permis : la voix-off du narrateur décrit Hell’s Kitchen comme « un royaume de ciment dans lequel nous nous retrouvions à n’être rien de moins que des souverains absolus»(1). Cependant, il leur faut pour cela avoir recours à la formation d’une bande que nous voyons se constituer et qui permet l’intégration au système mafieux qui domine en dehors des murs de l'Église. Les seules lois qui subsistent dans ce territoire perdu sont celle du plus fort, celle du tous contre tous et celle du talion. Le réalisateur brosse un portrait assez juste de ce que peut être cette communauté substantielle. Mais c’est précisément là que le bât blesse.
La figure légitimant intégralement ce système est le personnage de King Benny, ancien homme de main de Lucky Luciano, qui a « fait beaucoup pour le quartier ». Il est présenté comme une autorité avisée. Son histoire personnelle constitue un éloge de la vengeance : il a gagné le respect dans le ghetto en s’étant vengé sauvagement huit ans après avoir subi un tort. C’est la seconde caution morale du film, le versant pragmatique du prêtre, qui lui fait office de “bonne conscience”. Deux communautés substantielles se juxtaposent : celle des croyants liés par la foi et celle des obligés du système mafieux.
Ainsi, la jeunesse des quatre amis est un apprentissage de la rue, des lois de la jungle, où « devenir un homme », c’est se constituer en bande la plus forte, la plus nombreuse et la plus violente(2). C’est donc sur le tas et à travers différents paliers et rites initiatiques que les jeunes vont intégrer cet ordre. Après s'être fait voler, le vendeur poursuit longuement le jeune délinquant, cependant les malfrats ne comprennent pas sa détermination : la bande ne voit pas cet honnête travailleur comme un homme à part entière. Ce dernier n’a aucune dignité à leurs yeux, ne bénéficie d’aucun respect, et ne vaut rien dans la jungle. Ils nient littéralement cette individualité, qui est pour eux un simple amusement, un objet à leur disposition et à leur merci. Du fait de leur positionnement socio-économique de jeunes lumpen-prolétaires intégrés aux logiques mafieuses, un écran idéologique ne leur permet pas de comprendre son labeur, ni les rapports de production qui soumettent sa vie et sa famille. Ces éléments ne sont entrevus par Shakes que le jour du procès. Le rite initiatique suprême de la criminalité est atteint : c’est l’entrée dans le système carcéral, l’excuse idéologique de ce film.
En prison, nos délinquants sont présentés comme des victimes. Les gardiens de prison sont quant à eux présentés comme des WASP (White Anglo-Saxon Protestant), cruels et organisés eux-aussi en bande. La voix-off souligne bien qu’ils sont liés à l’État et aux corps constitués. Le contraste est volontaire et l’intention manifeste : dans un premier temps, une bande protestante fait subir des humiliations et des sévices à caractère religieux aux quatre enfants catholiques ; après quoi des agents de l’État américain adultes, en position de supériorité et censés être du côté de la raison, martyrisent quatre délinquants allochtones au coeur pur qui se retrouvent “par accident” du côté du tort.
A rebours de ce que l’on pourrait attendre, le film va alors s’attacher à donner une vision méliorative de la bande et à lui accorder une vertu intrinsèque de résistance à l’oppression. La seule solution que vont entrevoir les amis martyrisés pour briser symboliquement ces murs dans lesquels ils sont enfermés, c’est de réagir en tant que bande, comme ils ont été habitués à le faire. En prison, les gardiens organisent un match de rugby. L’occasion d’une revanche de courte durée pour les jeunes. Michael prend à partie le meilleur joueur de la maison correctionnelle, un afro-américain dénommé Rizzo, et le convainc d’humilier les gardiens, en s’abaissant à leur niveau et en gagnant le match au moyen de coups bas.
Plutôt que de jouer le jeu et de construire une stratégie plus probante sur le long terme, les protagonistes préfèrent un illusoire et éphémère sentiment de puissance. Les quatre croient ainsi se venger et subvertir l’ordre établi tandis que cette humiliation conduit à la répression violente de la part du système carcéral, puisque les gardiens répondent en passant à tabac et en tuant Rizzo. Sur le moment, ils ont l’impression de « sortir ce match de rugby hors des murs de la maison correctionnelle », en reprenant l’avantage de manière fugace et vaguement symbolique sur leurs bourreaux : ils sont de nouveau les maîtres du terrain de jeu, l’espace d’un instant, comme le donne à voir la réminiscence de l’ouverture des bouches d’incendie de leur quartier, évocation d’un sentiment enfantin.
Le match de rugby est l’exemple type de l’erreur stratégique : préférant une revanche facile et un ersatz de liberté pour de courtes minutes au lieu d’une victoire décisive, la décision puérile du cerveau de la bande mène à la mort de Rizzo, l’un des leurs.
Mais là où ces représailles auraient dû se solder par un échec et une remise en question de la bande, l’axe idéologique du film persiste lors de la seconde partie, quinze ans plus tard. Le parti pris est celui de montrer que la justice, la culture, se font par la bande mafieuse et se structurent dans la communauté substantielle, dans les complicités individuelles et les compromissions morales. Il n’y a pas d'État, et la société est montrée comme détestable.
Nous voici en 1981, dans une Amérique transformée après les chocs pétroliers des années 1970 et l’avènement de la société libérale-libertaire. Tommy Marcano et John Reilly sont devenus des gangsters toxicomanes et marginaux, pleinement mafieux. Dès l’ouverture de cette nouvelle décennie, ils n’hésitent pas à faire pression sur deux hommes discutant au bar pour qu’ils cessent de parler des élections. La politique est reléguée au second plan, et soumise au bon vouloir des mafieux : c’est l’omertà et l’arbitraire qui règnent. Dans ce qui est présenté par le film comme un constat d’impuissance presque pathétique, ils tuent leur ancien tortionnaire.
D’un autre côté, les deux autres membres de la bande, Lorenzo « Shakes » Carcaterra et Michael Sullivan, sont parvenus à franchir les limites de leur classe sociale, ayant gravi les échelons de la société américaine. Ils se sont hissés à des métiers du tertiaire et du système administratif américain. Michael a compris l’importance « d’avoir la Justice de son côté » en devenant avocat, Shakes, lui, est devenu journaliste. Apprenant la condamnation de leurs compères, restés soudés dans la criminalité, les deux hommes, qui eux se sont éloignés dans la « société civile » et se sont presque perdus de vue, reprennent contact pour échafauder un plan jusqu’au-boutiste et risqué qui leur permettrait de se venger. Cette décision se prend à l’insu des deux meurtriers, qui ont plaidé non-coupable, et qui croient que leur ancien ami Michael, en plaidant la cause des parties civiles, s’est retourné contre eux.
Que l’on ne s’y trompe pas : ce qui est ici encensé, c’est le retour à la communauté substantielle : la vengeance est leur seul moteur. Les quatre amis, désormais adultes, reproduisent les schémas qu’ils ont connus dans leur enfance, en recourant à des procédés malhonnêtes en vue d’assouvir leur vengeance personnelle, qu’ils perçoivent comme une forme de justice tordue et subjective. Mais cela le film l’assume : ce n’est pas parfait, mais c’est soi-disant ce qu’il y a de mieux face au mal inhérent à la forme étatique. C’est là d’ailleurs un élément qui rend la morale du film particulièrement nauséabonde : il prône l’acceptation d’un ordre des choses malheureux et d’une justice boiteuse et aveugle.
Comme on peut s’y attendre de la part d’un scénario hollywoodien, le plan bien que bancal fonctionne à merveille et un des gardiens, convoqué à la barre de la chambre de justice, se retrouve dans un piège rhétorique qui le conduit à avouer ses crimes et ceux de ses anciens collègues de Wilkinson. La suite est prévisible : le prêtre est amené à témoigner pour blanchir les deux assassins, qui gagnent le procès. Fait important, la religion devient l’argument d’autorité : le prêtre est celui qui fait pencher la balance malgré les autres témoignages. Le rapport à la foi sert de prétexte pour montrer que la morale est du côté de la bande.
S’ajoute à cela une composante anthropologique extrêmement dérangeante qui opère une réduction de l’amitié à la bande mafieuse et à la communauté subie. En effet, lors des dernières scènes, les quatre amis se retrouvent ensemble le temps d’une soirée alcoolisée en souvenir du bon vieux temps. Comme si un pacte les avait liés, et comme s’il y avait une injonction morale et naturelle à ce qu’un avocat défende des meurtriers, sous prétexte qu’un lien d’amitié les a un jour unis. Le mépris de l’intérêt commun et de la société est total.
Qui plus est, on apprend à la fin que les deux gangsters de la bande meurent peu après de mort violente. Comme si l’amitié se réduisait à quelques moments de plaisir quitte à se droguer ou à mourir prématurément. Cela en dit long sur la spécificité du film, qui se positionne pour l’acceptation d’une certaine dégénérescence sociale et d’un pourrissement anthropologique. Répondant à la scène du match de rugby, le moment d’euphorie que les quatre amis connaissent à la fin du film illustre un réductionnisme du bonheur et de la liberté à un court moment de souvenirs et de complicité fantasmée. C’est tout ce qu’il faudrait attendre de la liberté et du bonheur : des instants frugaux. Le film prône un immobilisme historique, un stoïcisme et un relativisme assumé : de toute façon, on ne peut rien y faire, c’est la « marche de l’Histoire », il y a les winners et les losers, ceux qui ont gagné au jeu de la vie et les autres, qui meurent. C’est ainsi. Bien évidemment, nous récusons formellement cette vision anhistorique, idéaliste et erronée.
Le système narratif du film exprime donc un plaidoyer de la complicité mafieuse, et un dédain total pour la chose publique, là où seules les communautés hors de l’État semblent pouvoir arracher un semblant de justice. Ces différentes structures qui forment une contre-société débridée sont portées au pinacle et présentées comme le seul échappatoire possible pour les gens issus des quartiers populaires. Mais en va-t-il ainsi dans la société que nous connaissons en France ? S’il est de bon ton de poser le modèle de la communauté substantielle comme vertueux et fonctionnel au cinéma, qu’en est-il de nos quartiers populaires ? Que dire de la prétendue résistance des territoires perdus de la République ? Mesurons un instant l’abysse qui sépare l’idéologie de la réalité.
Oeil pour oeil, dent pour dent. Ce film se structure comme une gigantesque revanche : on a le viol des protagonistes dans la première partie et leur vengeance des années plus tard dans la seconde. La violence communautariste s’y trouve légitimée, dans une réduction psychologique qui insiste sur un traumatisme et en fait le prisme du jugement, excusant ainsi les groupements violents et l’arbitraire d’une minorité. Il faut bien y voir l’opposition de deux mondes ; celui d’un État à la déroute qui peine à maintenir l’ordre et à faire régner la justice sociale, et celui de bandes mafieuses auto-organisées qui se font justice elles-mêmes quitte à compromettre l’intérêt général. On a donc d’une part le contrat social, et d’autre part les mafias.
Le contrat social, théorisé par Rousseau et résonnant dans l’idée de République, donne le pouvoir à un peuple souverain où tous sont soumis aux mêmes lois, à une égalité de droits et de devoirs. La société se retrouve ainsi régie par des règles communes qui déterminent elles-mêmes un intérêt commun. De l’autre côté la communauté substantielle, qui n’a que faire de cet ordre social, fragmente les intérêts du peuple, soumet les individus en substituant la force à la loi, et prétend s’organiser en structures d’auto-défense contre un État injuste.
Or Sleepers tranche et prend clairement parti pour la bande et la communauté auto-organisée. Les protagonistes sont érigés en héros contre un État répressif qui n’est nommé qu’à travers les masques de l’institution pénitentiaire et de l’institution judiciaire. On sent pourtant que c’est cette idée d’État qui est visée et qui serait injuste et “totalitaire” par nature. Cet état de fait incite le spectateur à un relativisme bas du front, ne permettant de voir l’histoire des quatre jeunes qu’à travers un prisme victimaire et misérabiliste: il ne s’agirait que d’enfants violentés et d’une bande de sous-prolétaires qui « parvient à s’en sortir » et obtient gain de cause au moyen du crime organisé. La conclusion centrale du film est la suivante : on ne peut en définitive que se contenter de bribes de plaisir grisant, en vivotant sur un souvenir et une identité collective fantasmée. Tous sont quasiment présentés comme alcooliques ou drogués. Leur salut passe inéluctablement par les liens d’omertà qui les unissent, en dressant un parallèle clair entre l’organisation mafieuse qui a ses propres intérêts et la complicité qui les pousse à agir en vertu de ce « code d’amitié », qui n’est autre que subi.
Rappelons-le, les protagonistes font appel à la mafia locale, à un avocat véreux, et à des flics « ripous », par l’intermédiaire du boss du quartier, King Benny. Ce dernier est présenté comme un sage (il a l’expérience de la vie, parle par énigmes et nourrit les pigeons). L’évolution de la société qui est montrée dans le film touche même le milieu mafieux, dans lequel les noirs-américains ont finalement pris le dessus sur les italo-américains. L’alliance entre Rizzo et les garçons lors du match de rugby, se répète à la fin du film, avec King Benny qui s’associe au grand frère de Rizzo, chef du gang afro-américain local, afin de venir à bout des matons. Ce qu’ils font sur le terrain de rugby, ils le font une seconde fois pour avoir raison de leurs anciens geôliers. Encore une fois, le message est clair : il existerait une forme de conjoncture qui appelle une alliance présentée comme fondamentalement morale entre les bandes mafieuses, lesquelles s’unissent pour avoir raison de l'État inique. On voit bien comment de telles scènes se constituent presque en plaidoyer pour la vengeance vertueuse, ourdie à l’ombre d’un système mafieux, contre une justice étatique totalitaire (une marotte des américains) qui est tournée en dérision.
De même, le film propose une vision de l’auto-organisation vertueuse contre une organisation étatique qui devient elle-aussi mafieuse, et qui à ce titre serait plus injuste encore que la loi du plus fort. Ce parallèle très ambigu a permis à ce genre de films de se faire le trait d’union entre les années 1980-1990, Hollywood de la mafia (Le parrain, Scarface, Heat, etc.), où certaines valeurs sont d’ores et déjà encensées, et certains films qui voient le jour dès les années 2000, où cette auto-organisation se pare de morale et même d’exemple à suivre en vue de la justice sociale, tout en excusant toutes sortes de compromissions morales.
En plus d’accepter l’immobilisme démissionnaire et le défaitisme ambiant face à une marche de l’Histoire prétendument inévitable où la décadence morale est systématiquement excusée, ce film ouvre la voie à toute une narration qu’on retrouve également dans les films français des dernières années. Ici, on pensera en particulier au film Les Misérables, de Ladj Ly, qui avait rencontré un franc-succès en 2019 et qui reprend les mêmes mécaniques et les mêmes codes, exactement à l’identique. Les ressemblances sont troublantes et répondent exactement aux injonctions morales que nous soumet actuellement l’idéologie dominante : on pense par exemple à la structure du film : deux bandes s’affrontent. Dans Les Misérables, la première est mafieuse par essence, mais vertueuse dans les faits, à la suite d’une bavure policière. Elle est chapeautée par le maire de la ville qui a lui-même tout l’habitus des délinquants qui habitent les quartiers. En face, on a une unité de la BAC composée de trois policiers, qui symétriquement agissent eux-aussi comme des voyous, donnant à voir une institution dévoyée et abusive qui se range du côté de l’Inique.
De la même manière que Sleepers, Les Misérables préfère accabler davantage l’appareil d’Etat vérolé plutôt que de répondre à la problématique des bandes mafieuses et de la dégénérescence violente que connaissent les quartiers populaires, dérationalisant la situation et érigeant des figures de martyrs. Dans Sleepers, la bande des quatre fait face à une bande de matons qui adopte elle-aussi des comportements mafieux et se rend coupable de crimes violents. Dans les deux cas, l’apologie qui est faite est celle de la subjectivité des individus, qui se font justice eux-mêmes, faisant fi de l’objectivité d’une situation et du bien commun. Plus grave, on enjoint le spectateur à se réjouir de cette vengeance individuelle et arbitraire. Face à la dégénérescence de l’État et à l’organisation des bandes mafieuses, la réponse policière se constitue elle-même comme une communauté hors la loi. En réaction à la violence communautaire, l’appareil de répression se soumet lui-aussi à cette logique.
A ce titre, nous ne pouvons que constater l’analogie du contexte religieux entre les deux films. Là où la figure du prêtre dans Sleepers est la caution morale des jeunes délinquants, puisque ce dernier en vient à compromettre son honnêteté en basculant de leur côté, les « grands-frères » de la cité dans Les Misérables sont eux-aussi présentés comme seuls garants possibles d’un ordre moral que l’État non seulement ne maintient plus mais en plus pervertit. Il présente les communautés comme les seules garantes d’un ordre moral.
Ainsi, là où le fils d’immigré catholique est excusé par les pressions qu’il subit dans la société protestante américaine, le fils d’immigré musulman tient le même rôle idéologique dans la société française telle que la dépeint Ladj Ly, qui semble justifier cet ordre des choses. Dans cette transposition, on voit que le Catholicisme de la mafia italo-américaine équivaut à l’Islam dans le crime organisé qui ronge les banlieues françaises. Ne comprenant pas (ou faisant semblant de ne pas comprendre ?) la logique de l’appareil d’État capitaliste qui dénature sa mission, cette tradition cinématographique consistant à idolâtrer la mafia fait passer l’idée même d’État pour répressive et antisociale, là où c’est l’exact inverse qui est vrai.
Les très récents événements qui secouent la République française éclairent tout cela. Cette ligne cinématographique trouve un écho on ne peut plus actuel. Les émeutes violentes qui sévissent en ce moment dans toute la France nous incitent à prendre parti pour un certain ordre social. Rappelons que les émeutes en cours sont le fruit de décisions politiques précises qui ont délaissé l’éducation, assoupli l’appareil judiciaire ; et d’orientations culturelles menant à des modes de « révolte » qui sont ceux auxquels nous assistons ces derniers jours. Toute une frange de la culture dite « anti-système », que ce soit le rap, devenu hégémonique dans l’industrie musicale, ou une certaine veine cinématographique dont nous venons de parler, a permis ce renversement de valeurs. Impossible de ne pas penser à la risible “convergence des luttes” invoquée par les agitateurs gauchistes et autres bourgeois postmodernes, qui veulent faire croire qu’ils seraient des “alliés” de la colère populaire, s’associant à un phénomène qui a en réalité toutes les caractéristiques d’une vindicte communautaire.
Ces dernières décennies ont promu certains modes de vie, certains modèles, et donc des nouvelles manières de faire société. Sans compréhension des rapports de production, des classes sociales, et de l’atomisation contemporaine des individus, il a fallu passer par la destruction de la raison, de l’objectivité et de la communauté nationale pour aboutir à ce que nous connaissons aujourd’hui. Une fois encore, rappelons que les bandes, mafieuses ou pas, ne sauraient en aucun cas s’opposer à l’État libéral car elles œuvrent sur les mêmes fondements égoïstes et sont incapables de tendre à l’universel.
Que faire face à cette aporie ? Il devient impératif de nous interroger sur l’importance de l’organisation. En effet, la nature de la crise sociale actuelle pose la nécessité de s’organiser en une communauté non plus subie, mais rationnelle, à même d’incarner un contrat social concret contre l’ordre anarchique et prédateur qui s’oppose aujourd’hui à nous. Pour nous, l’impératif éthique doit prévaloir sur l’impératif moral, et le cadre rationnel sur la subjectivité égoïste. Cette communauté rationnelle, loin d’être communautariste, a vocation à s’étendre à la République et à la Nation, chassant ainsi un appareil d’État désormais déliquescent. En opposition avec les logiques de solidarités ethniques, religieuses, voire criminelles, il nous faut refonder une communauté nationale capable de faire contrepoids à la fois aux mafias transnationales apatrides et à la criminalité organisée déracinée qui gangrène les quartiers populaires.
La communauté substantielle croit s’affranchir des carcans et retrouver des individualités qui pensent être libres. Il n’en est rien. Elle est au contraire un retour à un ordre naturel violent et ultralibéral, soumis aux caprices du grand capital et à la dégénérescence anthropologique qui découle de l’absence d’un véritable contrat. Nous posons à l’inverse que c’est la communauté rationnelle et donc universelle qui est la seule capable de réaliser la liberté de tous, et d’épanouir les subjectivités à travers un travail, une volonté et une discipline collectives. Cette communauté choisie, et non plus subie, se donne pour but de dépasser la contradiction entre l’individu et le groupe communautaire, au travers de valeurs communes et d’intérêts partagés qu’il convient de défendre de manière unie.
Le choix nous apparaît comme très clair : soit on opte pour un contrat social commun, républicain, qui ne se veut certainement pas un voeu-pieu mais une alternative concrète à la fragmentation sociale et à l’atomisation des individus, soit on opte pour une justice arbitraire du lumpen-prolétariat et de la petite bourgeoisie qui se croit son alliée dans les émeutes visant les symboles de l’État, de la Police en général et les Services publics. Face à un appareil d’État macroniste qui dysfonctionne et se désagrège, peut-on un seul instant penser à vouloir laisser l’ordre public et la justice sociale aux mains des bandes ?