Le grand démembrement, cinq ans de macronisme 2017-2022, partie 3
La troisième partie du mandat d'Emmanuel Macron acte l'entrée de la France dans une ère carcérale où la brutalité et la suspicion font loi.
Article en trois parties : Partie 1 - Partie 2
Note : cet article a été rédigé avant la réélection d'Emmanuel Macron au poste de président de la République, le dimanche 24 avril 2022.
Mars 2020 – mai 2022 : Le 18 brumaire d' « Emmanuel le liquide »
Le troisième acte du moment Macron s'étend du premier confinement en mars 2020 à l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022. Entre les gueux qui ont cassé le Fouquet’s et l'attaque de l'Europe civilisée par les barbares venus des steppes, la peste a quelque peu changé la donne. Nous ne reviendrons pas ici sur les aspects médicaux et sanitaires de la débâcle des élites par rapport à la pandémie. Celle-ci s'est agrégée autour d'une destruction néolibérale des systèmes de santé et notamment de l’hôpital public sous prétexte qu'il n'y avait alors pas d' « argent magique », tout cela pour arroser le pays de milliards en raison des économies de bouts de chandelle liées aux réformes structurelles et à la règle des 3%.
Ce qui nous intéresse ici, c'est l'aspect politique de ce « grand renfermement ». Michel Foucault nommait comme tel ce processus de répression des corps et des marginaux au XVIIᵉ siècle, via les workhouses et autres institutions de la même veine. Au-delà de ce parallèle convenu et déjà mille fois fait avec le bio-pouvoir du célèbre philosophe dégarni, les confinements successifs et les « mesures de freinage » de l'épidémie ont approfondi la tendance totalitaire du néolibéralisme en crise.
Cette situation n'est ni le fruit du seul président de la République ni de la pandémie. La tendance au raidissement et au détournement du très mal nommé « État de droit » pointait déjà le bout de son nez depuis le début des années 2010. En effet, les différentes vagues d'attentats avaient déjà habitué la population à vivre dans un environnement fait de contrôles, de portiques et de séparation. Au fond, ce processus précède M. Macron avec la prolongation de l'état d'urgence sous M. Hollande. Un des premiers mouvements du président élu en 2017 a été de normaliser les mesures d’exception dans l'État de droit classique. Cette discrète mutation au sein de l'appareil juridique de la bourgeoisie en dit très long sur la nécessité pour les classes dominantes de rénover leur armature juridique.
La notion d'état d'exception est fondamentale pour saisir le cœur de la problématique actuelle. En cas de crise, de force majeure, une démocratie, un État de droit, bref, un cadre politique respectant les libertés fondamentales, peut suspendre le droit pour pouvoir se conserver. C'est un dispositif juridique et institutionnel au cœur du droit bourgeois qui « inclut en lui-même sa propre mise en suspens (1) ». Le droit n'est certes en dernière instance qu'un instrument du politique et de celui qui détient le pouvoir, mais, dans une démocratie – fût-elle bourgeoise – en bonne santé, celui-ci arrête le politique ou du moins le ralentit et l'épure de ses dimensions liberticides. Sous l'état d'exception, le droit rentre dans une zone grise donnant à ceux qui tiennent l'appareil d'État une marge de manœuvre inédite. Mais « lorsque cette articulation aussi précaire que délicate entre pouvoir et droit, entre décision et normes, est brisée, et lorsque le pouvoir “s'émancipe” totalement de la contrainte des normes, l'état d'exception devient permanent, structurel, et finit par détruire le droit (2). » Comme le soulignait le camarade Pierre-Yves Rougeyron, de bonnes lois et de bonnes institutions ne peuvent arrêter des hommes médiocres. Le droit le plus vertueux du monde avec M. Darmanin au milieu se trouverait immédiatement perverti. Ce phénomène ne trouve pas sa source dans le droit lui-même. Le droit, de tout temps, et particulièrement sous la bourgeoisie, n'est que la cristallisation textuelle des rapports de forces socio-politiques et des contradictions réelles qui travaillent la société. En l’occurrence, le capitalisme néolibéral et techno-féodal se déchaînant contre les conquêtes sociales et les classes populaires, le droit s'adapte en conséquence et devient un non-droit légal « ...l'état d'urgence ne fait désormais plus qu'un avec la loi ordinaire. Je peux m’asseoir sur la loi puisque la loi elle-même désormais m'y autorise. (3) » Concrètement, cette nouvelle pratique juridico-politique se matérialise en France par la tendance qu'a le pouvoir exécutif, et notamment les préfets, à « faire la loi », selon le très révélateur lapsus de Gérald Darmanin en août 2020.
Cette observation précédait de quelques mois le confinement. Les différentes politiques de régulation de la population (attestations, masques, passe sanitaire et/ou vaccinal) ont permis depuis au bloc bourgeois de faire un saut qualitatif. Voilà un gargantuesque processus de rationalisation de l'irrationalité (4).
Arié Alimi, avocat bourgeois s'il en est, membre de la Ligue des droits de l'Homme, ne rechigne pas à peindre un tableau très sombre pour les années à venir. Il explique que les poussées autoritaires dans le cadre de l'état d'exception sont quasi-irrémédiablement traversées par deux logiques. Tout d'abord, l'effet « tâche d'huile », qui étend à de plus en plus de sphères de la société certaines procédures d'exception, puis l'effet « cliquet », qui rend compte de l’irréversibilité à moyen long terme des mesures liberticides : « lorsqu'une liberté ou un droit a disparu, le retour en arrière est quasiment impossible. (5) » Cette observation nie ainsi deux croyances populaires optimistes : « ils n’iront pas aussi loin » et « ça va s'arrêter ».
Le fait majeur de ces deux dernières années, et qui a fait faire à certains des comparaisons – que l'on peut, à raison, juger déplacées – avec l'Occupation, réside dans la caractéristique suivante : la force armée, le policier font désormais partie du paysage mental de tous les citoyens. L'exploit de nos élites décadentes a été la création d'une nouvelle normalité dans laquelle chacun de nos mouvements et de nos loisirs est soumis à une coercition étatique. L’intériorisation, par une partie de nos citoyens, de ce nouveau critère de normalité inquiète tous les républicains et les démocrates sincères. Désormais, la violence légitime ne touche plus seulement les truands et ceux qui violent outrageusement la loi. Elle devient la condition sine qua non du déroulement « normal » des choses, pour peu que l’on ait rien à se reprocher, « l'objectif est bien d'habituer progressivement l'opinion publique aux mécanismes de traçage, [...] à l'érosion progressive de notre vie privée, à l'emprise de l'État sur nos vies quotidiennes, nos déplacements, nos habitudes. (6) » Sauf que ce nouvel état de fait, du point de vue du droit, nous l'avons vu au-dessus, relève de l'anarchie rationalisée et n'est précisément pas normal.
On connaît l'assertion de M. Churchill : « La différence entre dictature et démocratie ? En démocratie, lorsque l'on frappe à votre porte à 6 heures du matin, c'est le laitier. » Cette phrase, aussi triviale soit-elle, renferme en réalité dans la période actuelle une vérité criante. Dans un pays libre, les interactions sociales, les rapports sociaux ne sont pas sous le joug potentiel, permanent, de la force. La loi autorise tout ce qu'elle n'interdit pas et non pas l'inverse. Cette nouvelle normalité – ce que Slavoj Zizek a bien nommé : la post-normalité –, creuse son trou dans les mentalités et façonne de nouvelles dispositions mentales, de nouveaux cadres historico-psychologiques au moyen de lieux communs.
Le premier lieu commun, dont M. Darmanin s'est fait le héraut à la suite de M. Castaner, c'est que « la sécurité est la première des libertés ». Argument classique depuis le Patriot Act de 2001 pour déployer ce que Naomi Klein a nommé les « stratégies du choc ». Brutaliser la société et la sidérer pour amorcer des contre-réformes néolibérales en s'appuyant sur un ennemi intérieur ou invisible. En effet, le problème fondamental de la guerre contre le terrorisme, et plus encore contre un virus, vient du fait que celui-ci ne s'éteint jamais vraiment (7). Croit-on un seul instant, pour le cas du terrorisme islamique, supprimer à court terme le dernier individu radicalisé ? Non. Ainsi, l'ennemi véritable devient petit à petit un pur discours, pour pacifier le corps social par la peur, les nounours, les bougies. Policiers surarmés en haut, petites minutes de silence et coloriages d'enfants en bas. Au niveau des masses, peu de Raison mais un mélange de larmes et d'angoisse modelé par la mécanique implacable des nouveaux moyens de surveillance.
Le second argument réside sur le fait de n’avoir rien à se reprocher. Edward Snowden a déjà balayé cette idée et nous nous en tiendrons à sa réponse : « Lorsque vous dites “le droit à la vie privée ne me préoccupe pas, parce que je n'ai rien à cacher”, cela ne fait aucune différence avec le fait de dire “je me moque du droit à la liberté d'expression parce que je n'ai rien à dire”, ou “je me moque de la liberté de la presse parce que je n'ai rien à écrire." »
À terme, la progression de cette tendance pourrait éteindre toute liberté et cela à un rythme plus rapide qu'on pourrait le penser. Si cette perspective ressemble plus à un énième bouquin de littérature dystopique, Arié Alimi, cité ci-dessus, observe même qu'après avoir raboté les libertés et discipliné la population au moyen de nouvelles méthodes de traçage : « imaginons alors qu'un parti politique mû par une idéologie malveillante prenne le pouvoir. La possibilité de résistance à l'arbitraire, de la clandestinité ou de la solitude monastique ne deviendrait qu'une chimère. (8) » Ce « parti malveillant » ne serait-il pas déjà LREM ?
Les files d'attente à l'aide alimentaire, les policiers dans les restaurants et les sorties du président sur sa volonté d'« emmerder » ses propres citoyens n'ont pas érodé l'admiration du bloc bourgeois pour Emmanuel Macron, qui réussit à maintenir son hégémonie en figeant la population dans la peur au moyen d'une incessante dialectique entre résorption de l'épidémie et nouvelle vague. Le débat sur les thèmes essentiels, Union européenne, démocratie, questions sociales, a été confisqué, étouffé, avorté par la macronie et ses chiens de garde, son appareil idéologique d'État, qui ont noyé les citoyens sous une avalanche d'ordres et contre-ordres parfois en changeant de ton d'une semaine à l'autre. À l'instant où ces lignes sont écrites, la guerre en Ukraine ne permet plus de maintenir le genou sur la gorge des Français, c'est donc le variant BA-2 qui revient sur les bandeaux des chaînes d'information en continu. La guerre en Ukraine a justement permis de repolariser à l'extrême l'environnement idéologique. Dans une atmosphère très « fin de l'histoire », la bourgeoisie atlantiste se déchaîne au soir du 24 février en ressortant du tiroir la cassette barbarie contre civilisation (ce que l'un de nos camarades a malicieusement désigné comme l'Axe « ukraino-pfizeresque »). Les européistes et atlantistes de toutes sortes se vautrent dans une russophobie glaçante (9) en ressoudant la nation dans une crasseuse version de l'Union sacrée. Une Union sacrée post-nationale, otanienne, libérale, avec Ursula von der Leyen comme cheffe de guerre rétablissant la censure a priori, en interdisant purement et simplement les sources d'information, non pas pro-russes, mais juste non-atlantistes. N'est-ce pas là le signe qu'un parti mû par une « idéologie malveillante » a pris le pouvoir ?
L'histoire du quinquennat d'Emmanuel Macron, c'est donc l'histoire d'un démembrement. Du démembrement accéléré du monde commun hérité de 1944-46. Disloqué par en bas sous les coups de boutoir de l'arraisonnement de notre existence, par la tyrannie technologique non contrôlée et aux nouvelles formes d'isolement et de para-sociabilité. Disloqué par en haut parce que jamais la parole de l'État ne fut autant décrédibilisée, jamais le peuple en tant que puissance constituant la base d'une nation ne fut à ce point méprisé, appauvri, fliqué, divisé. La fin – espérons-la – de la pandémie et du passe sanitaire ne signera pas la fin de la « société du passe ». Car les cinq années qui nous séparent de 2017 ont accouché d'une nouvelle société qui tend à s'« archipeliser », selon l'expression consacrée. Les nouvelles méthodes, non pas du politique mais plutôt de la gestion de la population, ou même pourrait-on dire de « management de masse » tel que le contact tracing, les QR codes et les « passes », deviendront à l'avenir des outils communs de régulation et de répression. Vous avez aimé le QR code vaccinal ? Vous adorerez le passe écologique coupant votre chauffage au-delà d'X heures de chauffage. Vous récidivez ? Vous perdrez des points sur votre permis à « points carbone », ou que sais-je, le contact de votre voiture se bloquera ! Mais après tout, on a déjà les vignettes Crit'air qui dissuadent ces chiens de smicards de venir ajouter de la grisaille en ville.
L'abstention des classes populaires, leur contre-sécession, sur fond de fatigue et d'épuisement liés à la loi d'airain du néolibéralisme agonisant, ne donnent pour l'instant rien d'autre que ce simulacre de civilisation qu'un auteur a nommé « civilisation du cocon ». Heureusement, avec Hölderlin, nous savons que « là où le péril croit, croit aussi ce qui sauve » (dommage que cela soit la description du compte Twitter de Raphaël Glucksmann) et qu'en cinq années, jamais le peuple ne fut autant dans la rue qu’avec la mobilisation des Gilets jaunes (hiver 2018-2019), des retraites (hiver 2019-2020), contre le passe sanitaire (été 2021). La vitalité de ces mouvements a permis de régénérer les luttes populaires, jusque-là enkystées de corporatisme cégétisant. À nous de continuer le travail d'hégémonie au-delà du clivage droite-gauche pour la constitution d'une avant-garde nationale-populaire qui nous permettra de consolider et d’arrimer au mouvement social le nouvel espace politique souverainiste et communiste.
Sources images :
La matrice - Emmanuel Macron - Ville futuriste - Seringue - QR Code