Union Européenne et censure des chaînes d’information russes : une nouvelle Guerre froide ?
Le conflit ukrainien n’est pas seulement d’ordre militaire, il est surtout le reflet d’un combat idéologique. Le point d'orgue de cette guerre du contrôle de l’information est la censure des médias russes Sputnik et RT par l’Union Européenne, qui assume par là son tournant autoritaire et sécuritaire.
La presse est supposément un contre-pouvoir démocratique dont le journaliste doit avoir pour ligne directrice la vérité « quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même » (article 1 de la Charte de Munich) et la défense de la liberté de l’information, du commentaire et de la critique (article 2). Que de vaines paroles et de mots vides de sens en ces temps où la désinformation, les mensonges et les manipulations de la propagande de guerre sont devenus monnaie courante ! Les chaînes d’information russes RT France et Sputnik ont été victimes de cette tabula rasa de la parole alternative.
À l’unanimité, le 5 mars dernier, les 27 États membres de l’UE ont donné leur accord pour interdire la diffusion des médias russes ainsi que leurs filiales. Fin de la « désinformation toxique et nuisible en Europe », s’enorgueillit l’ultra-atlantiste et vassale de Washington, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne.
La question de la légalité d’une telle décision s’est rapidement posée. En vérité, en France, seule l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), anciennement CSA, a le pouvoir de couper le signal d’une chaîne. L’Arcom-CSA l’a fait une seule fois dans son histoire, en 2004, en résiliant l’autorisation d’émettre de la chaîne libanaise Al-Manar (diffuseur de programmes antisémites). Comment l’UE a-t-elle pu aussi rapidement, et sans aucune contestation de nos dirigeants (et encore moins des journalistes à leurs bottes), s’ingérer dans les politiques intérieures de ses États membres ? Par une pirouette juridique, elle a pu outrepasser les prérogatives relevant des nations : ce n’est pas une censure, mais des « mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ». Pour justifier cette décision, l’UE fait donc appel à des sanctions inscrites dans la politique étrangère et de sécurité commune, prolongeant bien cette vieille lubie d’une « Europe de la défense » qui, avec la guerre en Ukraine, aurait fait « en trois jours ce qu’elle n’avait pas fait en 30 ans ». Une escalade sécuritaire et défensive qui a de quoi inquiéter lorsque l’on voit des pays comme l’Allemagne allouer une enveloppe de 100 milliards d’euros pour « moderniser son armée ». Ou encore lorsque de nombreux pays membres de l’UE s'évertuent à fournir des armes létales et des équipements militaires à l’Ukraine, un pays tiers, qui plus est en guerre, sur la base d’une mesure créée ex nihilo, destinée à changer le rôle de l’UE sur la scène sécuritaire internationale, en bonne soupape américaine : la Facilité européenne pour la paix (FEP), doux euphémisme aux conséquences funestes car participant de l’escalade militaire en Ukraine.
Rappelons que quoiqu’en dise la médiasphère française, RT et Sputnik restent des chaînes d’information ; les informations se doivent d’être filtrées, critiquées mais surtout discutées. Derrière ces chaînes russes, il y a des journalistes, plus de 100 pour RT, qui du jour au lendemain se voient mis au ban. RT et Sputnik étaient dépendantes des financements russes, à hauteur de 430 millions pour la première, nous en convenons. Mais qu’en est-il de nos chers médias français, possédés à 80% par 9 milliardaires français (1) qui entaillent l’indépendance journalistique et le pluralisme de l’information ? Libération, par exemple, se permet, sans contradicteurs, de défendre l’indéfendable, à savoir Roman Protassevitch, ouvertement néo-nazi, photos, documents et témoignages à l’appui, en osant le présenter sous les traits d’un « journaliste et opposant », un simple « observateur ». Ce n’est pas de la propagande, ceci est de l’information dûment sourcée… « La guerre c’est la paix » et les « média-mensonges » la vérité, répondant parfaitement à l’agenda géopolitique américain.
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Comment ne pas voir que la censure contre des voix alternatives participe de ce maintien dans l’ignorance des masses, transformant les individus en aveugles au milieu d’un monde vaste et inconnu (2) ? Rien de moins que la fabrication du consentement ou les principes élémentaires de propagande de guerre (3) : cacher les intérêts économiques / ne pas laisser la parole au camp adverse / oblitérer l’Histoire / lâcher les nouveaux chiens de garde / manichéisme et diabolisation de l’ennemi.
Fait souvent passé à la trappe, les chaînes russes censurées par l’Union Européenne l’ont d’abord été par Youtube et Facebook, qui s’étaient arrogées le droit de prendre des mesures éminemment politiques. Censure du groupe Meta (Facebook et Intagram) à géométrie variable lorsqu’il s’agit de posts appelant ouvertement « à la mort des envahisseurs russes » : c’est la tolérance et l’indulgence des démocraties occidentales. L’Union Européenne leur a emboîté le pas, et a repris l’agenda de ces GAFAM pour les durcir et les généraliser aux États européens (sans consultation des peuples, comme à l’accoutumée – le carcan européen dans toute sa splendeur ! (4)). Cela soulève des problèmes majeurs. En effet, les GAFAM tendent progressivement à se substituer aux autorités politiques elles-mêmes, prêchant la juste parole et se faisant les garantes de la seule vérité. Nous sommes en plein dans le règne des trusts de l’informatique, où les Google, Facebook & consort prennent des places démesurées dans la sphère économique et politique, capables de faire plier des gouvernements. Ces monstres nous asservissent dans des fiefs d’où l’on ne s’échappe pas (5). Les GAFAM parlent, l’Union Européenne se plie.
Il est particulièrement inquiétant que des entreprises américaines puissent agir aussi facilement, d’un claquement de doigts, du fait de leur monopolisation de la sphère publique, et faire taire sans ambages des médias alternatifs, certes critiquables, mais dont le mérite est de défendre une autre vision de l’information, détonnant avec le bréviaire quotidien de BFM ou CNews et leur unique son de cloche : Poutine l’ours de Moscou, le sanguinaire, le manipulateur, etc... autant de poncifs qui rendraient jalouse la propagande de la Guerre froide.
Confondre, sans la moindre nuance, le travail d’une rédaction avec la politique du pays qui le finance est au mieux le reflet d’une pauvreté intellectuelle, au pire un raccourci dangereux (cette verve ridicule s’apparentent à une « Cancel Russie » tous azimuts (6)). L’important n’est pas de savoir si RT et Sputnik sont de « bons » médias, mais plutôt de constater qu’avec eux, nous étions mieux informés – et que, par là même, la censure tend à désamorcer notre seule arme : la critique. Il n’est pas étonnant de retrouver ces mêmes va-t-en guerre et défenseurs de l’impérialisme de l’OTAN, bras armé des États-Unis, passer sous silence le « meurtre en mode ralenti » de Julian Assange.
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