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Entretien

Loïc Chaigneau dans la revue Éléments

Dans ce long entretien accordé à la revue Éléments, le président de l'IHT, Loïc Chaigneau, revient notamment sur les questions relatives au clivage gauche-droite, au souverainisme, au postmodernisme, à l'intersectionnalité et à l'antitotalitarisme.

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Par la rédaction

Lecture 25 min

Le texte qui suit est la version intégrale de l'entretien, dont une partie seulement a paru dans le numéro 198 (octobre-novembre 2022) de la revue Élements.


Vous enseigniez la philosophie et dirigez un institut de formation philosophique et politique que vous avez fondé, l’Institut Homme Total. De quoi s’agit-il au juste et qu’est-ce que « l’homme total » ?

J’ai en effet enseigné la philosophie au sein de l’Éducation nationale jusqu’en septembre 2021. J’ai pu par ailleurs longuement m’expliquer sur les raisons de mon départ et celles pour lesquelles j’ai décidé de me consacrer à mon activité théorique et pratique d’écrivain et militant, notamment au sein de l’IHT. Je précise d’ailleurs que cela ne me dispense nullement d’enseigner, bien au contraire, et je poursuis donc l’enseignement par d’autres voies bien aussi riches.

L’IHT, que je préside, est d’abord et avant tout une association d’éducation populaire, un groupe de réflexion et d’action politique, un laboratoire d’idées et une école de cadres. Nous y formons donc des personnes qui viennent à l’origine de tous bords politiques et sociaux afin qu’ils se constituent en intellectuels organiques. Il y a donc une vocation métapolitique dans l’IHT. Il s’agit à la fois de faire de la politique différemment de ce à quoi nous avons pu être habitués dans la deuxième partie du XXᵉ siècle notamment, tout en conservant une influence et des moyens d’action sur les partis, associations et syndicats déjà constitués qui œuvrent de manière plus traditionnelle. L’IHT se structure dorénavant autour de plusieurs centaines de membres, dont certains composent déjà un embryon d’intellectuel collectif. Mais notre institut a aussi une vocation pratique et sociale, et, depuis sa création, j’ai tenu à ce qu’il se décline en plusieurs sections locales qui s’organisent sur tout le territoire métropolitain, et déjà au-delà (en Suisse, en Belgique, en Outre-mer, notamment, depuis peu).

L’homme total renvoie au concept développé par toute une tradition socialiste au sens le plus large, de Fourrier à Lefebvre en passant bien sûr et d’abord par le jeune Karl Marx. L’idée d’homme total s’inscrit pour nous dans la poursuite d’un humanisme bien compris, universaliste, progressiste au sens noble du terme et rationaliste, autant de principes si fortement décriés aujourd’hui. Nous parlons d’ailleurs désormais d’un humanisme total et la dernière assemblée générale, en juillet, a acté la nouvelle dénomination de l’association : Institut Humanisme Total. Cela traduit un réel développement conceptuel de fond et une démarche théorique que nous entreprenons depuis plusieurs années.

Vous inscrivez votre travail dans la continuité de la pensée de Michel Clouscard, un penseur un peu à part dans la vaste galaxie des marxistes français et dont nous nous sommes souvent fait l’écho dans nos pages. Quelles sont les spécificités de cette pensée et qu’est-ce qui, selon vous, en fait une grille de lecture adéquate pour comprendre le monde d’aujourd’hui ?

C’est là une vaste question. Michel Clouscard est aujourd’hui encore très souvent mal compris. Mais il l’est souvent parce que beaucoup de ceux qui cherchent à le récuser se dispensent dans le même temps de le lire. Je crois pourtant que sa force a été de s’inscrire dans la continuité d’un humanisme marxiste que je défends. Cela revient très sommairement à réfuter à la fois le marxisme-léninisme dogmatique et ses variantes mais aussi les impasses post-structuralistes héritées d’Althusser. Michel Clouscard a su s’emparer du matériel théorique qu’est le matérialisme dialectique et historique pour penser l’histoire présente, matériel à l’efficacité redoutable lorsqu’il est correctement employé. L’œuvre de Michel Clouscard, comme d’autres de ses prédécesseurs – et je pense tout particulièrement à Lukacs, Goldmann ou Lefebvre – nous autorisent à employer encore le marxisme et ses acquis théoriques sans sombrer ni dans les fioritures d’un diamat bien trop positiviste d’un côté, ni non plus dans la honte et l’autophobie du côté des postmodernes.

L’œuvre de Clouscard est encore un matériel à l’usage de ceux qui refusent de se scléroser dans les catégories bibliques du marxisme : il s’agit de prendre l’héritage pour ce qu’il est, sans le refuser, et sans non plus errer dans un métalangage révolutionnaire archaïque qui nous empêche de penser le présent politique. Plus qu’un auteur marxiste, Clouscard s’inscrit dans la filiation de Hegel et de Marx et affirme même dans un de ses ouvrages posthumes que sa méthode est kantienne et hégélienne. Il cherche à renouer avec une tradition réellement progressiste dévoyée de tous les côtés. Or, c’est à l’appui de cette tradition qu’il peut nous livrer à la fois les moyens de compréhension des métamorphoses du capitalisme jusqu’à aujourd’hui, mais aussi une orientation révolutionnaire, qui tient compte à la fois des apports majeurs du marxisme, de la théorie politique, et de la réalité sociale et économique actuelle. Michel Clouscard n’est pas seulement le dézingueur en chef des libéraux-libertaires, il est aussi l’auteur d’une anthropologie historique qui peut émanciper les classes populaires, le penseur d’une théorie révolutionnaire en faveur du socialisme autogestionnaire.

→ À lire aussi : Michel Clouscard, penser l'histoire et son actualité

Il y aurait tant à dire, je ne fais donc ici que brosser les grandes lignes d’une pensée et d’un auteur qu’il ne s’agit pas de mythifier, mais dont la lecture sérieuse, quoique parfois difficile, m’apparaît absolument nécessaire dans le combat politique que je mène.

En vous revendiquant communiste, vous tenez à vous distinguer d’une autre famille idéologique, celle de la gauche, à laquelle vous vous défendez d’appartenir. Vous écrivez d’ailleurs que le clivage gauche-droite « permet le maintien de l’ordre social actuel ». Pouvez-vous préciser en quoi consiste cette distinction entre gauche et communisme ?

Il n’est pas rare d’entendre dire depuis plusieurs années déjà que le clivage gauche-droite n’a plus aucun sens. Mon questionnement se porte alors sur le fait de savoir s’il en a seulement déjà eu un, et si oui, pour qui. C’est la question fondamentalement marxiste de la fonction idéologique de telles catégories politiques qui m’intéresse. Le clivage gauche-droite n’a jamais traduit autre chose qu’un rapport de force interne à la classe bourgeoise. D’ailleurs, ni Marx, ni Engels, ni Lénine ne se sont jamais prêtés à ce petit jeu sans conséquence, y préférant à bon droit une analyse en termes de rapports de classes.

Je récuse d’ailleurs de la même manière les nouveaux clivages tout à fait hors-sol et exclusivement électoralistes qui peuvent nous être proposés dans le même registre, à la manière des « trois blocs » qui se seraient dégagés de la dernière élection présidentielle. Cette dernière proposition, centrée sur la déformation opérée par l’élection mais partagée par tous les éditorialistes et les politiques de Mélenchon à Marion Maréchal-Le Pen, est intéressante : il y aurait donc un bloc dit populaire, duquel se détachent à la fois un grand nombre d’électeurs des milieux ruraux, mais aussi beaucoup d’ouvriers et d’employés abstentionnistes, et, dans le même temps, ce bloc populaire serait antithétique d’un bloc dit national, comme si ceux qui composaient ce bloc national ne faisaient pas non plus partie du peuple. Cette nouvelle analyse ne fait que rejouer le clivage gauche-droite dans une version tout aussi disjointe du réel.

Le clivage gauche/droite est un clivage totalement désuet qui sert les intérêts de la classe dirigeante et nous empêche de penser correctement les rapports de force politique. L’objectif au travers de cette vidéo consiste donc à montrer cette désuètude en comprenant les mutations de ces concepts de manière historique. Au terme de ce travail, nous réaffirmons qu’être communiste ce n’est pas être de gauche (ce qui ne signifie pas davantage être de droite).
Découvrez notre vidéo de cours pour comprendre en quoi le clivage gauche-droite est inopérant vis-à-vis des luttes que nous menons.
Découvrir

Le clivage gauche-droite entretient l’idée d’après laquelle la caissière qui se dit de gauche aurait plus d’intérêts en commun avec n’importe lequel des journalistes mondains de France Inter, qu’avec sa collègue dite de droite. C’est une infamie intellectuelle qui fait fi de toute fausse conscience politique possible. À ces catégories hasardeuses, je préfère, comme tant d’autres avant moi, le sérieux des rapports de classes, et c’est en fonction de ceux-là que je me positionne dans mon engagement, quels que soient les représentants de tel ou tel groupe politique sur l’affiche. À l’IHT, nous nous inscrivons dans le double lignage de Thorez : la voie française possible vers le socialisme et la main tendue.

Vous vous êtes fait récemment connaître auprès d’une partie du public patriote en participant à des conversations très suivies sur internet avec Pierre-Yves Rougeyron, le président du Cercle Aristote connu pour ses opinions gaullistes. Est-ce à dire que vous êtes sensible vous aussi à la question de la souveraineté nationale ? Allons-nous assister à la reprise du vieux dialogue gaullo-communiste du temps du Conseil National de la Résistance ?

La question de la souveraineté nationale, que je ne peux m’empêcher d’articuler avec celle de la souveraineté populaire sur la production dans le cadre d’un souverainisme intégral, fait partie intégrante de l’humanisme total que je développe. À ce titre, et dans la continuité logique de ce que j’expliquais précédemment, il m’apparaît nécessaire à l’heure actuelle de mettre en place des dialogues entre ceux qui œuvrent activement dans l’intérêt de la nation. C’est d’ailleurs à ce titre que je revendique mon patriotisme, avec l’idée très française d’une nation dont l’existence précède l’essence, contrairement aux conceptions maurassienne et stalinienne, pour prendre ici des exemples empruntés à Régis Debray. En ce sens, je m’inscris en faux tant vis-à-vis du gauchisme qui ne voit dans la France et son histoire qu’une succession de statues à déboulonner, que d’une certaine extrême-droite qui essentialise la nation d’une façon très germanique, tout en la mythifiant et donc en la détestant, puisqu’elle puise dans un passé fantasmé une histoire qui serait en fait figée et donc totalement paradoxale.

D’après moi, la nation française, c’est autant Barrès que Jaurès, dont l’amitié fut indéfectible par ailleurs. C’est encore Rousseau et le Napoléon des Cent-Jours, mais bien sûr aussi la Commune patriote de Paris, les Gilets jaunes, les grandes grèves de 1936 et 1968, et bien sûr aussi la prise en main autogestionnaire des caisses du régime général de sécurité sociale en 1946. Bref, la nation fait un avec les classes populaires et le bloc historique, quand gauchistes et réactionnaires se donnent la main pour conchier la nation telle qu’elle s’est constituée et qu’elle se constitue encore.

À cet égard, c’est un truisme que de rappeler les origines révolutionnaires de la souveraineté nationale. Or, il me semble indispensable aujourd’hui d’articuler la question de la souveraineté nationale dont nous sommes totalement dépossédés en tant que nation, avec la question de la souveraineté sur le travail dont nous sommes aussi dépossédés en tant que classe et Travailleur Collectif. C’est à ce titre d’abord que ce combat me paraît décisif et privilégié et qu’ensuite il m’apparaît nécessaire de dialoguer et de travailler, sans compromission aucune des deux côtés, avec des gaullistes de la trempe et de la qualité de mon camarade Pierre-Yves Rougeyron.

De là maintenant à entrevoir un nouveau CNR, je me méfie tout à la fois des mystifications historiques qui ont pu avoir lieu à ce propos mais aussi de ceux qui vivent dans un métalangage révolutionnaire en cherchant toujours à prendre le passé comme modèle. Le CNR a assurément été en un moment historique et politique donné un exemple, à nous maintenant d’écrire l’histoire présente en fonction des rapports de force actuels. Et si ceux-là nous imposent des dialogues voire des alliances temporellement définies qui apparaissent pourtant contre-nature vis-à-vis des garde-fous établis, c’est qu’il s’agit probablement là d’une bonne chose pour sortir du pourrissement de l’histoire.

Votre dernier livre se veut une critique de l’intersectionnalité et de la pensée postmoderniste dans une perspective marxiste. Force est de constater que ces dernières années, la plupart des critiques philosophiques sérieuses de la pensée intersectionnelle et du wokisme nous sont venues du monde anglo-saxon (le cœur du cyclone) et d’auteurs plutôt de sensibilité libérale (des libéraux de gauche pour faire court). Pourquoi cette frilosité des marxistes (et des anti-libéraux en général) à se saisir du problème ?

Je crois qu’il y a plusieurs raisons à cela. La première d’entre elles risque de nouveau de ne pas agrandir mon cercle d’amis, mais je l’ai si souvent constatée auprès de prétendus intellectuels dits de gauche ayant pignon sur rue que je ne peux m’empêcher de la signaler aux lecteurs les plus honnêtes. Je n’aurai pas l’espace suffisant ici pour critiquer un à un ces intellectuels et philosophes. Je dois dire toutefois qu’ils font preuve à la fois d’une inculture crasse à propos du matérialisme dialectique et historique et qu’ils ont été pour beaucoup ravalés par un post-structuralisme qu’ils considèrent aujourd’hui comme la continuité logique du marxisme faute de savoir réellement de quoi il s’agit. Plutôt que de m’arrêter sur chacun d’entre eux, je préfère soumettre à nos lecteurs une citation d’Althusser extraite des Éléments d’autocritique de 1972, qui résume par bien des aspects les accointances actuelles parfois non sues et non dites par les soi-disant auteurs marxistes eux-mêmes : « Si nous n’avons pas été des structuralistes, nous pouvons bien, maintenant, avouer pourquoi : pourquoi nous avons paru l’être, mais ne l’avons pas été, pourquoi donc ce singulier malentendu, dont on fit des livres. Nous avons été coupables d’une passion autrement forte et compromettante : nous avons été spinozistes. » Cet aveu d’impuissance révèle toute la dynamique actuelle pour qui sait lire entre les lignes. Le spinozisme des uns n’a été que le moyen d’un anti-hégélianisme qui s’est en même temps avéré être un anti-marxisme et par là l’occasion d’une disjonction croissante entre les intellectuels marxistes et les classes populaires. C’est une constante que l’on retrouve chez un grand nombre de ceux qu’on qualifie trop souvent à tort de « marxistes » ou « marxiens ». Mais cette entreprise parait à beaucoup d’entre eux tout à fait logique et presque naturelle et n’a donc rien de volontaire. Mais le pire à ce propos reste encore ceux qui ignorent tout simplement tout de la doctrine dont ils se réclament. Je mesure à quel point ce propos peut sembler abusivement prétentieux pour ceux qui me liraient pour la première fois. Mais encore une fois, c’est une constatation empirique que j’ai pu faire depuis plus de dix ans maintenant et dont le futur nous apportera des preuves que j’ai par ailleurs parfois déjà en ma possession.

La deuxième raison est encore plus idéologique et morale. Il y a une omerta, notamment de la part des intellectuels de sexe masculin, souvent blancs et aux cheveux grisonnants. Les marxistes ont subi depuis au moins la chute du mur des attaques de toutes parts, en interne et depuis l’extérieur et même le plus souvent des attaques internes produites par l’extérieur. À ce propos, il faut lire et écouter Gabriel Rockhill, ancien adepte de la French Theory qui n’a cessé depuis quelques temps de mettre en lumière les liens entre la CIA et la diffusion des auteurs français ayant rendu possible aujourd’hui l’intersectionnalité et tout ce qui s’ensuit sur le plan théorique. Cela s’est toujours fait au nom d’un antimarxisme revendiqué ou accepté. De ce fait, très rares sont ceux qui osent s’aventurer sur ce terrain du fait de la mainmise idéologique de ce courant, notamment lorsque la lutte des places au sein de l’institution l’emporte sur celle des classes, même si la seconde figure là encore toujours en arrière-plan de la première. Depuis la parution du livre, j’ai dû faire face à un certain nombre de réactions épidermiques de la part de ceux que je considérais pourtant comme des alliés théoriques. Mais en l’absence d’arguments pour s’opposer aux thèses que je défends, je n’ai eu droit qu’à des colères enfantines le plus souvent. Celles-ci ne manquent pas de traduire la chape de plomb qui pèse sur ceux qui oseraient seulement remettre en question le bien-fondé et la prétention progressiste de ces courants idéologiques.

Je crois donc que ces deux raisons – mais ce ne sont pas les seules – concourent fortement à l’absence de production théorique viable à l’encontre du postmodernisme de la part de ceux qui sont pourtant les premiers touchés.

En quelle mesure l’actuelle offensive intersectionnelle s’inscrit-elle dans la continuité de la pensée postmoderne ?

Dans mon livre, je dresse un état des lieux synthétique des fondements ontologiques et épistémologiques de ce qui peut être qualifié de postmodernisme. Pour employer un terme marxiste très classique, je dirais que le postmodernisme se qualifie principalement par son réductionnisme superstructurel et discursif. Le postmodernisme s’inscrit alors d’emblée en opposition directe avec le matérialisme dialectique et historique, dont le point de vue phare est celui de ladite totalité. Il y a dans le postmodernisme un refus affirmé et revendiqué du réel qui passe par l’affirmation d’après laquelle il nous est impossible de saisir le réel ou des processus sociaux objectifs, mais que seuls les discours portés sur ce réel, avec leur lot d’interprétation, peuvent nous être accessibles. C’est un bond en arrière théorique gigantesque, un retour au pré-kantisme, et une survalorisation de la chose en soi inconnaissable. Une fois que cela a été établi, il n’y a rien d’étonnant à constater le fait que des auteurs comme Foucault ou Derrida se sont évertués à ne penser que des phénomènes superstructurels et de manière en plus très partielle. Il est toujours ainsi question de savoir ce qui a été dit à une époque particulière, à propos d’une chose en particulier et d’en saisir ses évolutions. C’est le propre par exemple de la méthode généalogiste de Foucault à propos de la sexualité. Ce n’est d’ailleurs pas inintéressant, mais cela apparaît très sommaire en comparaison de ce qui peut être étudié historiquement et objectivement à ce propos, au-delà des seuls discours portés sur la chose à travers l’histoire.

On peut sembler bien loin de la problématique a priori si bienveillante de l’intersectionnalité. C’est justement pourquoi j’ai tâché d’en montrer les liens dans mon dernier livre. En réalité, l’intersectionnalité procède de la même manière. Cette théorie, très juridique (donc superstructurelle) part du principe qu’il existe des intersections qui sont autant de discriminations produites par une formation sociale particulière. Ainsi, une femme, noire, prolétaire, serait nécessairement plus discriminée que sa camarade blanche, et cette dernière davantage que son collègue, etc. Or, ces intersections sont posées là comme des réalités fixes sans qu’on ne s’intéresse jamais aux raisons et aux causes qui ont pu les produire, et donc à l’histoire et aux rapports sociaux. Le racisme, par exemple, devient le seul produit d’un imaginaire culturel qu’il faudrait combattre par l’intermédiaire de la loi. Comme si une loi contre le racisme pouvait par elle-même stopper le racisme et ses origines. Or, les fondements de celui-ci ne sont plus recherchés, comme c’était pourtant encore le cas dans des groupes très critiquables comme les Black Panthers. Ces derniers ne manquaient pas d’enraciner leur antiracisme dans une lutte primordiale contre le rapport social capitaliste producteur d’après eux – et à juste titre – d’un racisme historiquement identifié et particulier.

En ce sens, l’intersectionnalité ne saisit le réel que par l’entremise des formes idéologiques dominantes, et les militants qui prennent appui sur cette théorie ne cherchent pas à produire une quelconque alternative à ce réel, chose impensable, mais seulement à le configurer autrement dans un même rapport social et dans les mêmes rapports de production. En ce sens – et c’est tout le propos de mon livre – ces théories s’inscrivent dans la stricte continuité du postmodernisme et n’ont rien à voir avec le matérialisme dialectique et historique. C’est leur droit. Mais que l’on cesse de tous bords de faire cet amalgame pénible par simple honnêteté intellectuelle.

Si l’intersectionnalité prétend se situer au croisement des diverses oppressions qui peuvent s’exercer sur des individus, il apparaît pourtant rapidement que la domination économique (rebaptisée pudiquement « classisme ») n’est que le parent pauvre de cette théorie, l’essentiel de l’attention étant concentré sur les questions de race, de sexe, de genre et d’orientation sexuelle. Comment expliquer cette dissymétrie ?

Il faut dire d’abord que je consacre plusieurs pages à cette question dans le livre. Je montre notamment que ceux qui prétendent que le marxisme ne s’est jamais intéressé aux questions des dominations raciales ou sexuelles se fourvoient totalement. En réalité, cela en dit davantage sur eux et sur leur méconnaissance du corpus qu’ils prétendent combattre que sur la réalité de celui-ci. Mais là encore, c’est un processus presque déjà inscrit dans la méthode de travail postmoderniste ; dès lors, ce fourvoiement des militants ne peut qu’être aisé.

La dissymétrie que vous pointez n’a rien d’un hasard. La classe sociale est une détermination fondamentale. Cela dit, si elle est une détermination, c’est qu’il s’agit là d’un point de départ essentiel et non d’un point final à l’analyse sociale qui peut en découler. L’erreur la plus naïve qui peut être commise la plupart du temps à ce propos consiste à laisser entendre qu’une détermination, de classe notamment, dispenserait de saisir les autres déterminations qui en émanent. C’est l’exact inverse qui est vrai. Si nous reprenons, succinctement, l’exemple précédent à propos du racisme, nous voyons bien qu’il y a eu une dynamique de classe première, d’organisation sociale de la production à grande échelle, qui a pu produire un racisme pour des raisons d’abord économiques et dont le racisme n’est que le reflet, colonial, notamment. Mais dès lors qu’on cherche à se dispenser de toute compréhension objective des conditions matérielles qui produisent ce type de rapports sociaux, il devient nécessaire, et sans même qu’on s’en rende compte, d’évincer la question des rapports de classes et économiques au seul profit des imaginaires abstraits qui ne correspondent plus à aucune catégorie sociale : les femmes, les jeunes, les gays, les racisés, etc. Autant de catégories soumises à la seule interprétation de l’intelligentsia de gauche qui tendra toujours à considérer que les femmes sont majoritairement plus discriminées au sein de l’université, pour ne prendre qu’un exemple. Or, cela ne nous dit rien sur l’origine sociale de ces dites femmes, ni de quelles disciplines nous parlons, pour quelle université, quel laboratoire, à quel poste... et cela alors même qu’en réintégrant une analyse de classe, on s’aperçoit très vite que les hommes et les jeunes garçons sont en réalité bien plus rapidement évincés des milieux scolaires et donc exclus par là même des statistiques. De là peut naître la sérénade habituelle entre les féministes bourgeoises et les groupes dits masculinistes à coup de bataille statistique. Mais dans les faits, cela ne permet plus de questionner fondamentalement la réalité sociale qui voit en fait se perpétuer des formes de reproduction sociale plus conséquentes que jamais ces cinquante dernières années. Mais qu’importe que ce soient les femmes de la bourgeoisie dominante qui accèdent le plus aux études supérieures, tant que ce sont des femmes… Voilà en clair le discours qui nous est actuellement tenu. Qu’importe que le ministre de l’Éducation nationale perpétue la même politique dévastatrice et antirépublicaine déjà menée par son prédécesseur, puisqu’il est noir. C’est l’effet miroir du racisme ordinaire le plus gras et ignoble, sous couvert de progressisme. La contre-révolution sera « woke » ou ne sera pas ; et elle est déjà En marche !

Que rétorqueriez-vous à ceux qui, sous l’influence d’un discours quelque peu « réac » et pas toujours très inspiré (je pense notamment à la critique de la droite radicale américaine, l’Alt Right par exemple), voient dans l’intersectionnalité une forme de néo-marxisme du fait d’une vision commune du monde fondée sur des rapports de domination et une dialectique de lutte ?

Il y a toute une frange de l’extrême-droite qui s’est créée depuis quelques années un ennemi imaginaire. Mais le pire à ce niveau tient sans doute au fait que, sans toutefois s’en rendre compte, cette droite radicale n’a fait que mimer l’entreprise postmoderniste dans l’opposition qu’elle formule à l’encontre de ses adversaires politiques ! Le terme de « marxisme culturel », par exemple, ne fait que traduire, assez mal et difficilement, des composants analogues à ceux qu’il est d’abord possible de trouver dans le postmodernisme. Or, j’ai déjà dit à quel point celui-ci non seulement n’avait rien à voir avec le matérialisme dialectique et historique mais même que son édification s’est faite à l’encontre du marxisme et du communisme de manière générale.

Aussi, nous nous retrouvons avec des nietzschéens, de gauche, comme de droite, adeptes (parfois malgré eux) de l’entreprise généalogiste faute de toute pensée historique véritable, et qui cherchent des deux côtés à mener une prétendue bataille culturelle qui fait fi de tout rapport au réel. Ce sont en effet les seuls discours, la lutte pour les représentations, pour des valeurs parfois très abstraites, qui comptent désormais. À ce propos, et pour illustrer un peu tout cela, il m’est arrivé lors de mes interventions publiques de renvoyer dos-à-dos militants gauchistes pro-avortement et militants de droite anti-avortement et pro-vie en leur indiquant à chacun le fait que leurs discours abstraits n’avaient aucun sens. Le régime général de sécurité sociale a par exemple fait beaucoup plus pour le maintien en vie des nourrissons que n’importe quel groupe de catholiques traditionalistes, grâce notamment à un développement de l’hygiène et à des institutions médicales compétentes. Or, cela a pourtant bien été mis en place par des communistes. Mais, en retour, les militants gauchistes, si fiers de revendiquer la tolérance – que je critique ardemment dans mon livre –, ne font bien souvent que légitimer l’ordre établi en légitimant le chantage à l’avortement pratiqué par le Capital ou les structures familiales communautaires sur les classes populaires : avorter pour conserver son emploi dans le premier cas, avorter faute de moyens dans le second, etc. Puisqu’encore une fois, il ne s’agit pas d’être pro ou anti avortement mais de savoir si, au sein des classes populaires, les conditions matérielles et politiques rendent seulement possible ce choix. Lutter contre la légalité de l’avortement n’a jamais empêché que les avortements aient véritablement lieu. En revanche, il a toujours été plus facile pour les femmes de la bourgeoisie de trouver des solutions abortives moins coûteuses pour leur santé et leur vie psychique que le recours, dans les classes populaires, aux aiguilles à tricoter. La réalité se situe à ce niveau-là. Et le socialisme devrait d’abord et avant tout permettre de pouvoir laisser aux femmes comme aux couples la possibilité de pouvoir véritablement se poser la question en fonction des moyens qui sont à leur disposition.

Enfin, et pour répondre plus directement à la deuxième partie de votre question, je dirai simplement que comparaison n’est pas raison, d’autant plus lorsque celle-ci est empreinte de sophismes. Il faudrait donc beaucoup de temps pour venir à bout d’erreurs de lectures et d’analyses répétées. Disons tout de même que la raison essentielle qui permet au marxisme de présenter une classe dirigeante comme dominante, c’est encore son inscription dans le procès de production en tant que classe exploiteuse, c’est-à-dire en tant que classe disposant du pouvoir sur le travail et sur l’organisation des rapports de production dont est privée la majorité de la population. Le concept de domination ne prévaut alors jamais sur celui d’exploitation et sur la compréhension de ce processus. Cet usage est encore une fois très différent de celui qui peut être fait par l’intersectionnalité, de façon d’abord très weberienne, puis très foucaldienne, de l’idée de domination comme micro-pouvoir qui horizontalise toutes les luttes pour finalement mieux effacer l’essentiel.

Derrière les idées, il y a aussi non seulement des rapports de pouvoir mais également des hommes et des organisations. Parmi elles, vous citez l’Open Society Institute de George Soros, bailleur de fonds du Centre pour une Justice Intersectionnelle (CIJ). Vous liez ce lobbyisme « woke » à un autre lobbyisme, plus directement politique, celui de l’anti-communisme, dans les pays d’Europe de l’Est notamment. Qu’est-ce qui lie ces deux combats ?

C’est en effet un marqueur déterminant des nouvelles luttes sociétales qu’elles s’inscrivent politiquement et par leur financement même dans la droite ligne du libéralisme culturel et donc nécessairement politique. Cela prend forme d’ailleurs au travers des publicités répandues par les plus grandes marques et enseignes, américaines notamment, qui ne cessent depuis plusieurs années de promouvoir lesdites « minorités ». Autant d’éléments qui n’ont en rien affaibli le Capital, mais qui l’ont au contraire profondément renforcé : McDonald's s’adresse aux vegan, Nike aux paraplégiques, Gilette aux transsexuels, etc. Bref, autant dire qu’il n’y a pas grand-chose à craindre pour le Capital de ces nouvelles luttes artificielles. Bien sûr, le Capital est toujours dans une recherche de récupération des luttes à son profit. Mais la facilité déconcertante avec lesquelles celles-ci peuvent et ont été récupérées, mais aussi la jouissance que certains militants ayant pignon sur rue trouvent dans cette alliance objective, traduit bien une solubilité de ces luttes dans le capitalisme, voire même le fait qu’elles en soient les moyens, au moins partiellement, de sauvegarde.

Une fois encore, il faut dire que ces conséquences politiques n’émanent pas de nulle part. En effet, George Soros, comme je l’indique dans mon livre, prend appui sur la figure philosophique libérale par excellence qu’est Karl Popper, l’auteur de La société ouverte et ses ennemis. Le milliardaire entend promouvoir lui aussi la « société ouverte », et quant à ses « ennemis », de Platon à Marx et le socialisme, Popper n’avait pas manqué de les désigner très clairement. Il n’y a encore rien d’étonnant à ce que la fondatrice de la théorie de l’intersectionnalité, Kimberley Crenshaw, se trouve justement enseignée au sein du CIJ. Même les esprits les plus naïfs et les mieux disposés peinent à ne voir dans tant de coïncidences que le fruit du hasard.

Vous comparez la tolérance libérale au travail dominical et à la prostitution comme deux exemples de cas dans lesquels la reconnaissance de libertés individuelles devient génératrice de nouvelles pressions sociales. Pourriez-vous préciser votre pensée ?

À ce niveau, je ne me fais encore une fois que le continuateur, voire ici le répétiteur, de Michel Clouscard, comme d’autres qui ne l’ont pas toujours cité malheureusement. Ces exemples illustrent une fois encore la logique libérale derrière les combats portés par les militants intersectionnels et consorts. Les libertés individuelles sont reconnues comme l’alpha et l’oméga du développement social. Or, ce que la théorie politique nous enseigne, c’est qu’il n’y a nulle liberté réelle en dehors du collectif et des lois qui représentent au mieux la volonté générale. Dans le cas du travail dominical, par exemple, cela nous a toujours d’abord été présenté comme un choix libre. Or, il s’est agi en réalité le plus souvent d’un choix contraint par les rapports de production et la précarité ouvrière. Les caissières qui ont d’abord fait le choix d’aller travailler le dimanche matin ne l’ont pas fait par dégoût du farniente et mépris vis-à-vis de leur famille, mais par nécessité économique. Malheureusement, ce qui est présenté un temps comme une liberté individuelle, prend appui sur les plus précarisés, dans un tel exemple, pour devenir une norme à laquelle tous les employés doivent ensuite se plier. Voilà alors comment, au nom de l’extension des libertés, on ne cesse d’étendre l’exploitation capitaliste et donc de réduire la liberté collective, seule garante des libertés individuelles réelles.

Et il en va bien sûr de même avec la prostitution à l’heure actuelle. Notons d’ailleurs que les propos qui suivent pourront d’emblée être qualifiés par mes adversaires de « putophobe ». La prostitution nous est en effet présentée comme l’alpha et l’omega de la libération des femmes. Ceci par l’intermédiaire, entre autres, de médias fast-food qui pullulent ces dernières années sur internet et auquel chacun pense sans que nous ayons besoin de les citer – malheureusement. Ainsi, ce qui était autrefois un combat pour l’émancipation des femmes contraintes à vendre leur corps a subi un total renversement. Nous voyons comment, une fois encore, et n’en déplaise aux quelques rhétoriciens de plateau, l’alliance entre les libéraux et les libertaires s’obtient objectivement. Les seconds n’hésitant plus à faire la promotion d’une pratique peut-être tout à fait émancipatrice pour la petite-bourgeoise des beaux quartiers, mais qui contraint dans le même temps à légitimer cela pour celles qui n’ont pas ou plus d’autres moyens de subsistance. On peut même imaginer que très prochainement les crédits CPF dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles proposent des formations complémentaires à la prostitution.

Vous critiquez le remplacement d’un discours fondé sur la lutte des classes à un discours fondé sur la dénonciation des « discriminations ». Quel problème vous pose ce terme ? Vous écrivez d’ailleurs qu’elles recouvrent « une pratique réelle, nécessaire (au sens qui ne peut pas ne pas être) et indépendante souvent de notre volonté »…

Oui, en effet, la discrimination, en son sens le plus analytique, c’est-à-dire en tant que choix, est un fait inaltérable qui contribue d’ailleurs aux expressions de chaque subjectivité. En ce sens, et si nous voulions ironiser, elle devrait même être vantée par tous ces militants défenseurs de la théorie de l’intersectionnalité et assimilés. C’est par un exercice de discrimination que chacun choisit son ou ses partenaires amoureux et sexuels, par exemple. C’est le même phénomène qui conduit d’ailleurs ces jeunes hommes en proie à des conditions matérielles très précaires et à une numérisation absolue du corps-marchandise à se déclarer en tant que célibataires involontaires. Là encore, ils ne sont en réalité que les éclopés de situations sociales et de codes surtout qu’ils méconnaissent et qui sont entretenus en ce sens. Et toutes les femmes, d’ailleurs, sont favorables, étrangement, à ce genre de discriminations.

Maintenant, et pour être moins polémique peut-être, ce discours portant sur les discriminations pose encore une fois d’abord et avant tout le problème d’être décorrélé, comme nous venons encore de le voir, des processus de vie réelle, pour paraphraser Marx et Engels. Bref, il y a discrimination d’abord et avant tout lorsque cela arrange celles et ceux qui sont en droit d’en juger. Le pendant de la discrimination étant alors le privilège, prétendument blanc, masculin, hétérosexuel. Autant de notions si vagues et élastiques qu’elles peuvent tout dire sans rien signifier. Ces discours entretiennent en permanence un pouvoir symbolique de la part de ceux qui prétendent être en soutien à ces victimes de discriminations.

Le marxisme reconnaissait et reconnaît encore la classe ouvrière et son élargissement au secteur tertiaire actuel comme le lieu d’un passage d’une classe en soi vers une classe pour soi, consciente non seulement de ses intérêts, mais aussi du fait d’être l’acteur-producteur de cette société, et donc d’en être le moteur. À tel point même que l’ouvriérisme naïf conduisit un temps certains soixante-huitards à se chercher sans cesse des origines ouvrières, comme si la praxis était d’abord un héritage génétique… Toutefois, faire de la classe laborieuse une classe révolutionnaire avait du sens. Aujourd’hui, la situation a bien changé : des gens de bien s’auto-valorisent dans la reconnaissance de victimes qu’ils invitent toujours davantage à se morfondre sans ne plus jamais offrir la moindre opportunité de transformation sociale. C’est dégradant et contre-productif. Mais cela permet à chacun de se tenir à sa place : le clerc traître qui fait consentir ladite victime, et la victime qui attend des réparations qu’elle n’est plus capable d’obtenir par elle-même ou collectivement. C’est la logique de l’apolitisme, si bénéfique au Capital.

Certains de vos confrères clouscardiens (je pense notamment à votre éditeur Aymeric Monville) s’en prennent régulièrement au philosophe Jean-Claude Michéa, pour lequel nous avons beaucoup de sympathie à Éléments. On a parfois l’impression qu’il est considéré chez vous comme une sorte de « frère ennemi » dans le domaine de la critique anti-capitaliste. Dans votre dernier livre, vous reconnaissez toutefois la validité d’une partie de son analyse tout en lui reprochant de trop souvent sacrifier à « l’antitotalitarisme orwellien si dominant actuellement ». En quoi est-ce mal d’être antitotalitaire ?

Je tiens d’abord à dire que je ne me positionne pas du tout à l’égard de Jean-Claude Michéa à la manière dont bien des intellectuels de gauche peuvent le faire. Ce que j’entends par là, c’est qu’il est devenu courant pour certains philosophes bien à l’abri de l’institution de jouer tantôt les révolutionnaires spinozistes à la Bourse du travail de Paris pour mieux montrer patte blanche dans les éditoriaux qu’ils signent en opposition formelle à des auteurs comme Michéa. Je n’ai absolument que faire de ces anathèmes et ce n’est pas sur ce terrain que je me situe. J’irai même plus loin en disant qu’entre la gauche institutionnelle, dont je récuse qu’elle ait quoi que ce soit à voir véritablement avec le socialisme humaniste que je défends, et des philosophes comme Michéa, j’entends bien que nous soyons bien davantage en capacité de dialoguer utilement avec les seconds.

Maintenant, pour ce qu’il en est de l’antitotalitarisme, c’est autre chose. Je crois qu’à ce sujet, comme sur d’autres (la décroissance notamment, une certaine acceptation du concept de progrès aussi, etc.), Michéa me donne l’impression d’avoir une lutte théorique de retard. S’il est vrai que l’antitotalitarisme marxiste (dans le sillage d’un Debord, revendiqué par Michéa) a pu être, à un moment donné de l’histoire, l’occasion de pérenniser la pensée marxiste sans être enclavé dans le stalinisme naïf, je crois qu’à l’heure actuelle les cartes ont été rebattues. J’entends par là le fait que la notion de totalitarisme n’a cessé depuis un demi-siècle d’avoir pour fonction idéologique première de desservir les intérêts du socialisme, en renvoyant dos à dos et arbitrairement le nazisme et le socialisme comme l’avers et le revers d’une même pièce, au seul profit du mode de production capitaliste exempt de tout procès en totalitarisme. Jean-Claude Michéa, qui a enseigné en lycée bien plus longtemps que moi, le sait certainement très bien : à l’heure actuelle, la génération qui sort du lycée tient parfois plus en horreur le communisme que le nazisme. Or, les enseignements clairement propagandistes qui usent à tort et à travers de notions comme celle de totalitarisme n’y sont pas pour rien. Dès lors, le seul horizon indépassable est celui de l’apolitisme et du capitalisme, y compris lorsque cette absence d’engagement prend la forme si frivole d’une lutte pour la préservation de la « nature » en adéquation parfaite avec l’idéologie dominante. En ce sens, je crois que Michéa fait fausse route et que le combat est ailleurs. Mais, encore une fois, j’en veux souvent moins à Michéa directement qu’à ses sbires qui se contentent de répéter un catéchisme dont la production est désormais indépendante de son auteur et peut-être même souvent récusée par lui.

Je maintiens encore qu’il y a dans le logiciel de Michéa des bribes conséquentes de ce qu’il prétend en même temps combattre. Je veux dire que cette récusation du socialisme par l’entremise de la notion de totalitarisme n’en reste pas moins une lecture critique très soixante-huitarde. Il y a des tas de moyens et de raisons d’être marxiste sans adhérer pour autant au catéchisme dogmatique d’un certain marxisme-léninisme aujourd’hui largement battu en brèche. Je crois que la voie orwelienne (très antimarxiste et anticommuniste), décroissante, conseilliste, localiste, n’est bien qu’une forme de positionnement en simple opposition à 68 qui ne fait que reproduire pourtant les mêmes formes idéologiques. Et finalement, entre l’intelligentsia de Paris 8, si justement décriée par Michéa, et les « orwelliens » toujours plus nombreux, nous n’avons là que l’avers et le revers d’un anticommunisme de gauche qui se prétend toujours plus royaliste que le roi.

Vous reprochez à la Nouvelle Droite de faire un mauvais usage de Gramsci en réduisant sa pensée révolutionnaire à son seul aspect idéologique et discursif, reproche que vous adressez également aux postmarxistes. Pourriez-vous préciser cette critique ?

Vous avez raison en ce sens que je renvoie encore une fois dos à dos deux lectures par certains aspects similaires et en même temps fausses de Gramsci. Gramsci fait partie de ceux qui ont su mettre en lumière la puissance que peut représenter le matérialisme dialectique et historique lorsqu’on cesse de le scléroser mais qu’on l’utilise à bon escient comme un outil d’analyse du monde social. En ce sens, son legs, notamment en matière de stratégie politique, est certainement des plus novateurs, et ce n’est pas pour rien si sa pensée a influencé une très large partie du spectre politique actuel. Il y a d’ailleurs bien sûr au sein de la nouvelle droite des lecteurs tout à fait sérieux de Gramsci. Mais, dans mon livre, j’incrimine l’usage qui a pu être fait par certains protagonistes politiques qui n’ont certainement que survolé de très loin les travaux du théoricien italien, vaguement inspirés par la nouvelle droite. Ceux-là n’hésitent pas alors à focaliser leur analyse à partir de la seule idée de combat culturel, détaché de toute réalité matérielle. C’est comme s’il s’était agi pour Gramsci de réécrire le roman national, sans plus considérer l’inscription de cet imaginaire dans des conditions sociales et historiques déterminantes. Dans le livre, je montre d’ailleurs comment Eric Zemmour s’inscrit en fait en ligne droite du postmodernisme. Il n’est que la réciproque de ceux qu’il prétend combattre, il est en quelque sorte un postmoderniste de droite, dont les adversaires sont les postmodernistes de gauche. Mais nous sommes toujours à la gauche ou à la droite du Capital, pour reprendre une expression tout à fait juste des situationnistes notamment.

De leur côté, les postmarxistes comme Mouffe et Laclau, encore, ou bien comme Fabio Frosini, n’ont fait que désarticuler la pensée du communiste italien. Pire, ils l’ont transformée, pour les raisons que j’ai pu évoquer auparavant, en une pensée qui ne s’intéresse plus qu’à la question de l’hégémonie culturelle. Or, cette fameuse bataille des idées s’inscrit pour Gramsci dans une théorie systématique et bien plus vaste. Celle-ci s’articule autour de notions trop souvent galvaudées, là aussi, comme la composition d’un bloc historique, la guerre de mouvement et de position, et pourquoi pas l’idée de métapolitique, tirée justement d’une lecture plutôt issue de la nouvelle droite, mais tout à fait intéressante. Pour aller à l’essentiel, il faut dire que jamais Gramsci ne déconnecte la question de la bataille des idées de l’enracinement de celle-ci dans les conditions sociales et politiques spécifiques. Il insiste sur le fait que celle-ci ne peut être conduite qu’à la seule condition que l’histoire pratique s’accorde avec les idées qui peuvent être défendues par un groupe organisé. Pour Gramsci, il ne peut pas y avoir de transformation superstructurelle sans transformation conjointe ou préalable des conditions de la production, et en l’occurrence sans une reprise en main du pouvoir sur le travail et le politique au sens fort du terme. Nous en revenons à la question du réductionnisme au seul signifiant. Les postmarxistes et les politiciens de droite qui s’y opposent ont réduit un auteur qu’ils n’ont pas lu à quelques concepts vidés de leur substance et du système au sein duquel ils s’inscrivent. Nous nous retrouvons donc avec des personnes qui parlent de « féminicide » quand d’autres s’enorgueillissent d’être subversifs parce qu’ils refusent le terme… Nous avons la scolastique que nous méritons. Je constate toutefois que les explications que je donne et enseigne à propos de Gramsci, avec quelques autres, depuis plusieurs années, commencent enfin à être entendues et répétées : c’est tant mieux.

Les clouscardiens nous ont habitués aux synthèses historiques hardies. Je pense notamment à la séquence que notre ami Dominique Paganai trace entre Rousseau et Lénine et dans laquelle il place successivement Kant, Hegel, Marx, Rimbaud, Wagner, Nietzsche… Vous jetez quant à vous des ponts encore plus vertigineux et notre époque aurait, à vous lire, besoin d’une forme de communion entre Marx et Homère. Comment concilier les deux ?

Vous n’avez pas fait semblant de lire mon dernier livre, cela se remarque, c’est très appréciable et je vous en remercie très sincèrement. Mais je vois que vous êtes même allé fouiller beaucoup plus loin pour dénicher cela dans un article que j’ai écrit il y a plusieurs années. Il serait bien trop long de revenir en détail sur tout cela. Disons que l’idée principale derrière cette proposition, appuyée sur celle d’une mythologie de la raison développée au sein de l’idéalisme allemand, consistait à rappeler la nécessité de concilier la politique et l’esthétique en son sens le plus vaste, repris parfois par Marx, lecteur de Hegel, c’est-à-dire une esthétique qui n’est pas seulement un produit artistique mais le résultat d’une époque et la traduction même de certaines valeurs, d’une conscience possible. La politique sérieuse doit tenir les deux bouts. Si elle n’est que dans le grand récit homérique détaché des conditions matérielles, elle ne présente pas d’autres horizons que le mirage. Si, toutefois, elle n’est que la vaste entreprise positiviste et statistique à laquelle nous assistons de tous bords parfois, elle est déshumanisante et orgueilleuse. En somme, il faut articuler, comme l’ont très bien fait Rousseau et Clouscard, la praxis et la psyché, dans la compréhension dialectique du monde, comme en matière de politique.

C’est la raison pour laquelle, dans la continuité de Jaurès, je crois encore férocement à la fois dans le patriotisme et dans la république comme voies possibles vers le socialisme. Le républicain patriote tient à la fois la raison et le mythe (en son sens le plus noble), la praxis et la psyché politique. Régis Debray résume cela très bien dans Le Code et le Glaive, lorsqu’il écrit qu’ « en termes simples, il est français avant d’être républicain et républicain avant d’être socialiste. Car il lui faut être l’un pour être l’autre. » Je souscris pleinement à ces quelques lignes.

→ À lire aussi : Penser avec Jaurès

La communion entre Homère et Marx n’est alors que l’expression même du meilleur de l’humanité, non pas au travers de ces deux individus en tant que tels, mais en tant qu’ils ont été quelque part la cristallisation d’un humanisme bien particulier qui dessine l’héritage au sein duquel je souhaite m’inscrire pour le combat collectif que je tente de mener.

Brodant sur la célèbre phrase de Marx sur le monde qu’il s’agit non plus seulement de comprendre mais aussi de transformer, vous écrivez que « l’enjeu de l’intellectuel n’est pas de produire un discours alternatif sur le réel mais bien de produire un réel qui soit une alternative ». Qu’est-ce à dire ?

Cela s’inscrit dans ma critique à l’encontre des postmarxistes, notamment des Mouffe, Laclau, Lordon, Framont, etc. Tous ceux qui mènent désormais la seule bataille des mots et des signifiants. Encore une fois, je le répète, cette bataille est utile et même nécessaire, mais quand elle devient le seul enjeu de lutte, nous nous approchons davantage de l’animation culturelle et de la « com’ » que d’une quelconque réflexion théorique et pratique.

En effet, pour beaucoup d’intellectuels de gauche aujourd’hui, l’enjeu primordial semble moins de produire un réel alternatif que de se contenter d’une relecture du monde social à l’aune de nouveaux signifiants. Or, si le rôle du philosophe, comme de l’anthropologue, est en partie de remettre en question les paradigmes dominants et par là le vocabulaire et les récits auxquels la classe dominante nous fait adhérer, cela ne peut être qu’un élément de la longue lutte à mener. Le plus important alors, c’est encore de livrer aux classes populaires les moyens de sa transformation en tant que classe, ce qui passe nécessairement par la transformation radicale des rapports sociaux de production et de consommation. C’est la manière dont nous organisons les rapports de force qui importe davantage que la manière dont nous les nommons immédiatement. À ce titre, les travaux de Bernard Friot sur le régime général de la sécurité sociale sont éclairants. Ce dernier insiste sur le fait qu’il y a eu une véritable révolution, au sens hégélien-marxiste, qui s’est constituée dans le mode de production capitaliste en France. Celle-ci ne s’est pas faite à la manière d’un Grand soir, mais par l’établissement d’un déjà-là communiste au sein même du mode de production capitaliste. Ce n’est pas parce que les communistes de l’époque ne l’ont pas présenté comme un acte profondément révolutionnaire que cela n’en n’a pas été un. C’est au contraire le recul de l’analyse historique qui nous permet de le fonder comme tel. A contrario, ce n’est pas parce que quelques étudiants déclassés se réunissent place de la République pendant quelques nuits que nous sommes en présence d’une quelconque révolution, ne leur en déplaise. Ils sont nombreux ceux qui confondent encore philosophie et développement personnel. Mais la transformation de son « mindset », pour reprendre les codes des jeunes cadres dynamiques, conduit le plus souvent à l’adoption de l’ordre établi et non à sa transformation. Sauf bien sûr lorsqu’on est un petit-bourgeois dont le niveau de vie rend encore possible un genre de vie marginal au sein de la maison de campagne de papa et maman, une fois le Grand soir échoué place de la République.

C’est pourquoi il est grand temps, à mon avis, que les classes populaires renouent avec leurs intellectuels organiques et que les deux saisissent la nécessité de leur jonction par-delà les anathèmes. Dans le même temps, il nous faut nous défaire de l’emprise actuelle de l’intelligentsia de gauche, postmoderniste, aux catégories théoriques archaïques et inefficientes et finalement profondément contre-révolutionnaires.

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