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Marxisme

Marx et la critique de la philosophie (partie 2)

Nous tâchons de retracer l'itinéraire de Marx de la critique de la philosophie vers la critique de l’économie politique, et le rôle respectif de la philosophie et l’économie politique dans sa pensée. Nous traitons ici de sa critique de la philosophie.

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Par Gracchus

Lecture 15 min

Article en trois parties :


Comme chacun le sait, l'idéologie constitue le concept central dans cette critique marxienne de la philosophie (1). Entré dans le vocabulaire courant depuis et matraqué jusqu'à en perdre toute signification, il est important d'en cerner la nouveauté et la spécificité chez Marx. Le néologisme « idéologie » apparaît à la fin du XVIIIᵉ siècle comme désignant la science des idées dans une acception tout à fait neutre voire méliorative (2). Il s'agit d'un projet de réforme sociale et philosophique. La critique de ce premier groupe « d'idéologues » fait que son usage devient rapidement à connotation péjorative. Chez Marx, le terme gardera une dimension polémique et va également servir à l'élaboration d'une critique plus rigoureuse de la philosophie. À l'emploi polémique du mot « idéologie » afin de désigner tout point de vue idéaliste va s'ajouter un usage critique qui sera de désigner toute idée conçue d'un point de vue matérialiste et ainsi dévoiler les théories dont on ferait un usage politique.

Marx résume sa position :

« Aucune différence spécifique ne distingue l'idéalisme allemand de l'idéologie de tous les autres peuples. Cette dernière considère, elle aussi, que le monde est dominé par des idées, que les idées et les concepts sont des principes déterminants, que des idées déterminées constituent le mystère du monde matériel accessible aux philosophes. » (3)

Pour Marx, l'idéalisme allemand pêche ainsi de par la croyance à l'indépendance des idées vis-à-vis de la société et de son histoire, la croyance à leur autonomie et leur caractère déterminant ; c'est en cela qu'elle est une idéologie. Mais si tout l'idéalisme allemand est idéologie, l'idéologie ne se laisse pas résumer à l'idéalisme allemand. Marx précise dès cette œuvre que son fonctionnement n'a rien de spécifique vis-à-vis de l'idéologie des autres peuples. On peut alors penser que l'économie politique anglaise ou le socialisme « petit-bourgeois » à la française sont déjà en vue, bien que Marx ne règle pas encore directement ses comptes avec eux. La croyance à la domination du monde par les idées est une croyance qui repose sur une inversion : on considère que l'histoire humaine est une conséquence des idées. Cette inversion est mise en évidence par un passage fameux :

« Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience. Dans le premier mode de considération, on part de la conscience comprise comme individu vivant, dans le second, qui correspond à la vie effective, on part des individus vivants effectifs eux-mêmes et on ne considère la conscience que comme leur conscience. » (4)

Au premier sens s'ajoute alors celui de l'idéologie en tant qu'elle désigne toute idéalité considérée d'un point de vue matérialiste. Les idéalités perdent la trace de leur processus de production. Pour retrouver cette origine, il est nécessaire de partir de la vie effective des individus pour arriver à leur conscience. Le concept d'idéologie permet ainsi de désigner toute pensée qui pense pouvoir s'affranchir des rapports matériels et expliquer le monde sans les prendre comme base première, structurante, de la production spirituelle. Ce caractère idéologique peut être mis en évidence par le matérialisme historique, qui va partir de la vie effective pour arriver à la conscience. Cela permet à la fois de révéler l'insuffisance et la raison d'être de la production idéologique. La recherche des fondements matériels va mettre au jour la base originelle de toute production intellectuelle séparée, de toute idéologie donc. La genèse de l'idéologie est mise en avant par Marx dans un passage qui jouera un rôle central :

« La division du travail ne devient effectivement division du travail qu'à l'instant où entre en jeu une division entre du travail matériel et du travail intellectuel. Dès cet instant, la conscience peut effectivement s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique (Praxis) existante, qu'elle représente effectivement quelque chose sans représenter quelque chose d'effectif – dès cet instant, la conscience est en mesure de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la “pure” théorie, de la théologie, de la philosophie, de la morale, etc. » (5)

La division fondamentale, le rapport matériel réel qui fonde toute production idéologique en tant que production séparée de la vie réelle, est pour Marx celle entre le travail matériel et le travail intellectuel. Une fois dégagé le noyau originel de la production idéologique, Marx va en dégager un schéma plus large :

« La représentation, la pensée, le commerce spirituel des hommes apparaissent encore ici comme une émanation directe des rapports matériels qu'ils entretiennent. Il en va de même pour la production spirituelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., au sein d'un peuple » (6)

Cette émanation directe de la production spirituelle à partir des rapports matériels que les hommes entretiennent entre eux n'est cependant pas homogène ; les rapports matériels sont structurés chez Marx par des rapports de classe. C'est ainsi que la première division (travail matériel et travail intellectuel) va persister jusqu'à la société bourgeoise, où la classe dominante sera en mesure d'imposer ses idées, son idéologie. Le passage emblématique de Marx à cet égard mérite d'être rappelé :

« Les pensées de la classe dominante sont, à chaque époque, les pensées dominantes, c'est-à-dire que la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante de celle-ci. La classe qui a à sa disposition les moyens de production matérielle, dispose par la même occasion des moyens de production spirituelle, si bien qu'en moyenne les pensées de ceux à qui font défaut les moyens de production matérielle sont soumises à cette classe. […] Les pensées dominantes ne sont rien d'autre que l'expression idéelle des rapports matériels dominants, que les rapports matériels dominants saisis en tant que pensées ; donc l'expression des rapports qui font justement d'une classe la classe dominante, donc les pensées de sa domination. » (7)

Il faut alors admettre qu'il semble y avoir plusieurs niveaux d'effectivité différents de l'idéologie selon la classe à laquelle on appartient. Il va de soi que la production idéologique voile la réalité des rapports matériels aussi bien aux bourgeois qu'aux prolétaires, dans la mesure même où elle est une théorie idéaliste, et donc autre chose que la pratique existante, seule réalité absolument tangible (8).

Il n'en demeure pas moins que si la production idéologique arrive le plus souvent à mystifier la conscience des prolétaires – puisque « en moyenne les pensées de ceux à qui font défaut les moyens de production matérielle sont soumises à cette classe » – le statut de l'idéologie vis-à-vis des rapports matériels de la classe dominante est plus ambigu. Si l'idéologie bourgeoise correspond toujours à une représentation partielle et partiale, celle d'un monde lui-même renversé, elle correspond néanmoins de façon adéquate à ce monde-là – le monde bourgeois – tout en étant incapable d'en apercevoir le caractère historique et contradictoire. Ce caractère hétérogène de l'idéologie va encore se complexifier davantage. La division entre travail matériel et travail intellectuel va se redoubler et opérer non plus seulement entre les classes mais au sein même de la classe dominante :

« La division du travail que nous avions déjà rencontrée plus haut comme une des principales puissances de l'histoire passée, s'exprime également à présent dans la classe dominante en tant que division du travail intellectuel et du travail matériel, si bien qu'à l'intérieur de cette classe, la première partie se présente comme les penseurs de cette classe, les idéologues de cette classe, actifs dans l'ordre du concept, qui font de la formation de l'illusion que cette classe a d'elle-même le principal besoin de subsistance, tandis que les autres se rapportent à ces pensées et à ces illusions de façon plus passive et réceptive, parce que, dans la réalité effective, ils sont les membres actifs de cette classe et ont moins de temps à consacrer à se faire des illusions et des idées sur eux-mêmes. » (9)

Il y a donc au sein même de la classe qui domine matériellement, et donc réellement, une division à l’œuvre quant à la production idéologique. C'est de plus en plus une partie (minoritaire) de cette classe qui se dévoue activement à produire la conscience totale de cette classe (10).

La majorité de la classe dominante (la bourgeoisie) étant occupée à mettre en place les moyens de la domination matérielle (manufactures, usines), cette scission, cette division du travail au sein même de la classe dominante, peut conduire à une opposition apparente entre différentes parties de cette même classe. Opposition et hostilité qui « toutefois, tombent d'elles-même à chaque conflit pratique qui met en danger la classe elle-même » (11). La pensée de la classe dominante retrouve alors son unité qu'elle n'affiche cependant pas en tant que pensée unitaire de la classe dominante mais en tant que pensée unitaire des intérêts prétendument universels :

« Ce sont des pensées toujours plus abstraites qui dominent, c'est-à-dire des pensées qui prennent toujours davantage la forme de l'universalité. En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place d'une autre qui dominait avant elle doit nécessairement, ne serait-ce que pour arriver à ses fins, présenter son intérêt comme l'intérêt communautaire de tous les membres de la société, c'est-à-dire exprimé de façon idéelle : donner à ses pensées la forme de l'universalité, les présenter comme uniques pensées rationnelles et universellement valables. » (12)

L'idéologie comme défense particulière d'un intérêt particulier est ainsi une forme singulièrement vulgaire et sous-développée de production idéologique. L'idéologie bourgeoise, celle de la dernière classe dominante en date, doit au contraire présenter ses intérêts particuliers comme étant universels et faire passer la partie pour le tout. La fin de l'Histoire et de la philosophie de Hegel, l'ordre naturel du marché chez Smith ainsi que la Déclaration française des droits de l'Homme sont autant de formes de pensées « toujours plus abstraites » et « qui prennent toujours davantage la forme de l'universalité ».

Une autre cible du jeune Marx est la philosophie de Kant. Il s'agit des quelques passages de L'idéologie Allemande où Marx s'en prend directement à Kant. La philosophie de Kant, notamment sa philosophie morale, est comprise comme « le reflet exact de l'impuissance, de l'accablement et de la misère des bourgeois allemands ». Le kantisme est ainsi parfaitement adapté au développement historique de l’Allemagne et à la situation de sa classe dominante. Le rapport entre les conditions matérielles et la théorie kantienne est analysé à l'aune des intérêts de classe de la bourgeoisie.

La critique de la philosophie qui se dégage chez Marx, une fois celui-ci familiarisé avec les analyses de l'économie politique, se concentre donc autour du concept d'idéologie et de production idéologique. Cerner cette production idéologique implique d'admettre une certaine secondarité des idées vis-à-vis des rapports matériels et en tout cas un déni de toute histoire autonome de celles-ci. Apparaît alors une interrogation qui suivra jusqu'au bout le cheminement de Marx : si ce sont bien les rapports matériels, la vie effective de l'homme, qui déterminent sa conscience, et donc la conception théorique qu'il a du monde, à quoi bon combattre sur le plan théorique cette production idéologique ; en somme, pourquoi écrire L'idéologie allemande ? Puis plus tard, pourquoi écrire Le Capital ? Marx avait répondu lui-même à la question quatre années plus tôt :

« Sans doute l'arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, la puissance matérielle doit être renversée par la puissance matérielle, mais la théorie aussi devient une puissance matérielle dès qu'elle s'empare des masses. La théorie est capable de s'emparer des masses dès qu'elle démontre ad hominem, et elle démontre ad hominem dès qu'elle devient radicale. Être radical c'est prendre les choses à la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même. » (13)

On discerne bien là une nuance de l'importance de la théorie et une spécification de ces conditions de réalisation. Il ne faut pas oublier qu'au moment où Marx écrit, la puissance matérielle capable de « renverser » l'ancienne puissance matérielle, le prolétariat, est visible et en train de se former ; la critique des armes est donc présente, du moins en puissance, et la théorie s'appuie sur son développement nécessaire. C'est seulement en partant du développement des conditions matérielles qui font advenir cette nouvelle classe, et de l'arme réelle qu'elle pourrait être, que la théorie a sa place afin de devenir aussi une « puissance matérielle ». Elle peut le devenir en ce qu'elle permet de transpercer le voile idéologique qui couvre les personnes susceptibles de s'en défaire : le prolétariat, et occasionnellement des bourgeois qui se sont « élevés laborieusement jusqu'à la compréhension théorique de l'ensemble du mouvement historique ». (14)

S’ensuit que l'interrogation persiste quant à la nécessité de croiser le fer sur le terrain théorique avec l'idéalisme allemand. S'il s'agit bien de la conscience idéologique dominante en Allemagne, cette même Allemagne n'est pas la puissance matérielle dominante de son temps. Le développement historique a atteint le dernier stade en Angleterre et Marx le sait ; il nuance donc lui-même aussitôt l'intérêt de la critique de la philosophie :

« Naturellement, dans un pays comme l'Allemagne où il ne se produit qu'un développement historique sordide, ces développements de pensée, ces sordidités transfigurées et inactives, replacent le manque de développement historique : ils se fixent et il faut les combattre. Mais c'est une lutte d'importance locale. » (15)

C'est pourquoi cette lutte contre ces « sordidités transfigurées » allemandes ne prendra plus la place qu'elle avait occupée dans L'idéologie allemande, sans que celle-ci soit la dernière de ses querelles théoriques, loin de là. Marx opère en effet un tournant de la critique de la philosophie vers la critique de l'économie politique. Comprendre ce tournant, ses motivations et sa méthode, nous semble nécessaire pour comprendre le mouvement de la pensée de Marx quand celui-ci bascule vers la critique de l'économie politique. C'est le sujet de notre prochain et dernier volet.

Suite de l'article


(1) La philosophie étant comprise comme discipline qui a vocation à réfléchir et donner une réponse aux grands problèmes de l’existence, notamment aux questions « Que puis-je savoir ? » et « Que dois je faire ? » (voir à ce sujet « Pagani sans détours. Initiation à la philosophie » d'Alexis Manago). On comprendra qu’il s’agit pour Marx de la grande tradition philosophique occidentale qui va de Platon à l’idéalisme allemand et culmine dans la philosophie de Hegel.

(2) Voir Le marxisme, de Marx à Mao de Jean Guichard, p.241

(3) L'idéologie allemande, Préface, passage biffé dans le manuscrit, Paris, Éditions sociales, 1976, p.40, note 2

(4) L'idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, Geme, 2014, Fragment I/5-9, p.301

(5) Ibid, p.71

(6) Ibid, p.299

(7) Ibid, p.125-127

(8) À moins qu'elle soit théorie révolutionnaire de la classe prolétarienne consciente de soi par exemple.

(9) Ibid, p.131

(10) On peut ici songer aux philosophes attitrés, aux journalistes travaillant pour les médias bourgeois, aux économistes libéraux, etc.

(11) Ibid, p.131. Ce que l'on n'a pas manqué d'observer ces dernières années. Les querelles politiciennes ont laissé place à une position commune intransigeante face aux Gilets jaunes, la politique sanitaire, la situation ukrainienne, etc.

(12) Ibid, p135

(13) Marx, L'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, par E. Kouvélakis. p.14

(14) Cité par Axelos dans : Marx, penseur de la technique, p.321

(15) L'idéologie allemande, 2014, p.49
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