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Pornographie

Conférence de Romain Roszak : La pornographie comme totem et initiation sadique

Romain Roszak, auteur de la Séduction pornographique, est venu présenter en section francilienne de l'Institut, un état des lieux de la question pornographique. En voici la transcription.

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Par Romain Roszak

Lecture 15 min

La pornographie a été totalement banalisée par l'hédonisme libéral, pour devenir un symbole de la coolitude. Pourtant la consommation dégrade les individus, jusqu'à les habituer au réflexe sadique. Romain Roszak, professeur agrégé de philosophie et auteur de La Séduction Pornographique expose cette contradiction à l'occasion d'une conférence inédite.


C’est délibéré, de ma part, de reprendre la critique de la pornographie en insistant sur sa nature paradoxale. C’est délibéré, car on n’engage pas d’analyse réelle de la pornographie si l’on tient son existence pour une évidence (quelque chose que les hommes ont toujours fait : voir Pompéi et les fresques qui ornent son bordel), et si l’on tient la société qui l’autorise pour une société moderne, accomplie (par opposition à celles qui seraient encore sous le joug d’un Etat autoritaire, paternaliste). On ne se décide à les analyser – la pornographie et la société qui l’adore – que si l’on décèle, en elles, une contradiction.

Or, un des paradoxes les plus saillants de la pornographie contemporaine (c’est-à-dire celle qui est donnée à voir, dans les démocraties de marché, depuis une cinquantaine d’années) est qu’elle est à la fois un totem et le moyen d’une initiation au sadisme de masse. Elle rassemble la société autant qu’elle la clive, voire qu’elle l’atomise. Classe contre classe, dans une certaine mesure sexe contre sexe – et plus insidieusement, principe de plaisir contre principe de réalité.

Une précision avant de commencer : je dis « dans une certaine mesure, sexe contre sexe » car je ne pense pas que la pornographie contemporaine se lise prioritairement comme une persistance patriarcale, mais plutôt à partir du phénomène de dissolution des consciences de classe et de sexe, qui passe notamment, en l’occurrence, par la conquête du marché féminin. Il n’en reste pas moins que je parlerai plus fréquemment de l’exploitation et de l’auto-exploitation des actrices : la logique de soumission et d’aliénation a beau être indifférente au sexe, la forme qu’elles prennent n’est pas exactement la même, et l’ampleur des dégâts non plus.

Un totem occidental

J’ai pu présenter, ailleurs, la pornographie comme un totem (1). J’y reviens. Les lecteurs de Michel Clouscard, et de son Capitalisme de la séduction, auront reconnu la référence au début de l’ouvrage (2) : j’inscris sciemment la pornographie parmi les marchandises initiatiques du capitalisme nouvelle mode, celui qui a fabriqué l’ère du cool, qui a troqué sa morale de l’épargne, de l’effort et du mérite pour ce que Clouscard appelle « l’idéologie du désir ». Défrichons.

Par-delà le jeu de référence, il me semble qu’on peut reconnaître la nature totémique de la pornographie à quatre choses.

  1. C’est une marchandise, mais une marchandise d’une nature particulière, dotée d’une forte charge symbolique qui l’isole du reste des marchandises et assure sa prééminence.
  2. Elle vaut comme emblème de clan.
  3. Elle vaut comme emblème de clan parce qu’elle raconte – de façon allusive, condensée – l’histoire de ce clan, ou du moins l’histoire qu’il aime se raconter.
  4. Il est strictement interdit de toucher à la pornographie, c’est-à-dire de la critiquer.

J’expédie d’emblée ce dernier point, qui pourrait passer pour de la mauvaise foi. La liberté d’expression existe, quand même ! On n’est pas poursuivi pour ce qu’on écrit sur le sujet. D’ailleurs plusieurs journaux conservateurs, chrétiens ou provocateurs titrent régulièrement sur les « ravages » de la pornographie (La Croix, Le Figaro, Marianne). Parfois même cela déborde, quand une affaire de traite de femmes éclate au grand jour – exemplairement : les poursuites actuelles contre les producteurs et hommes de main de « Jacquie et Michel », poursuites engagées pour traite d’êtres humains en bande organisée. Ca remonte jusqu’au Sénat, et dans ce cas Libération et Le Monde se sentent contraints de relayer (3).

On apprend même qu’on peut être affilié au PC (et même au PS !) et écrire des rapports à charge. Mais c’est l’exception, et les critiques conservatrices jouent le rôle que les libéraux veulent bien leur laisser : celui du réactionnaire archaïque, qu’on tolérera au nom des grands principes, et parce que cette mansuétude à peu de frais fonctionne elle-même comme un gage de rationalité. On est entre amis de la discussion.

Venons-en au symbole : symbole de quoi ? Secret de polichinelle : de la liberté, d’abord. Aussi : de la modernité et de la jeunesse, de la tolérance et de la décontraction. Pour le dire en un mot, revendiqué par le chef de file des études pornographiques françaises (Florian Vörös), de l’« indiscipline » (4). Produire de la pornographie, en regarder, la commenter comme on fait de la stylistique, c’est mettre en lumière ce que la « culture bourgeoise » s’acharne à évincer. Il reformule l’idée de l’universitaire américaine Laura Kipnis : puisque « nous héritons d’un puritanisme qui fait du sexe le vecteur de presque tout ce qui est réprimé », la pornographie est « un espace de transgression » qui tend par principe à « importuner et contrarier les dominants » (5).

C’est l’évidence même, au moins pour eux. Et ce n’est pas sans raison : l’interprétation du phénomène pornographique est aujourd’hui surdéterminée par l’idéologie du désir, qui est la synthèse des affirmations suivantes :

  1. Le désir en général, et le désir sexuel en particulier sont une force naturelle et un signe de vitalité : aussi faut-il les multiplier et les assouvir autant que possible.
  2. Il faut abolir toutes les morales constituées, qui témoignent d’un manque d’élan voire d’une peur panique du corps – en tout cas d’une tendance au ressentiment, à la réaction. C’est une nécessité hygiénique et un acte de résistance.

Cette vulgate n’est pas une invention contemporaine, mais la conjonction un peu étrange de l’héritage des surréalistes, de l’infusion des idées du psychanalyste Wilhelm Reich chez les romanciers américains du milieu du XXe siècle, et de leurs échanges avec l’avant-garde parisienne. Je n’en donnerai, ici, que les grandes lignes. C’est Paul Eluard, d’abord, en 1920, qui dit de la pornographie qu’elle est un « art sauvage » et « très pur » : elle seule montre « la vie de la chair amoureuse » sans fausse pudeur, et c’est au nom de sa vérité qu’il faudrait en diffuser « dans toutes les salles de spectacle et les écoles (6) ».

Benjamin Péret, qui légende avec Aragon les photographies crues de Man Ray en 1929, estime que l’érection d’une verge est le meilleur moyen de « décapiter le bourreau » et de « foutre la guillotine (7) » – et ceux qui le nient sont semblables à la « charogne sacerdotale (8) » que condamnait Georges Bataille un an plus tôt : tout aussi libidineux, mais puissament hypocrites.

Cette fascination propre aux surréalistes se répand outre-Atlantique : Henry Miller et William Burroughs s’en souviendront pour mener leur charge contre le puritanisme américain – et plus généralement contre tout ce qu’ils jugent antinaturel et castrateur. Et ces idées refont surface chez Gallimard, dans les années 1960, traduites par le fils de Kahane, l’éditeur français grâce auquel les romanciers américains ont pu circuler sur le sol américain (9). Une affaire de famille, donc – ou au moins de classe, définie moins par son niveau de vie que par son genre de vie.

Cette vulgate est frappée du sceau de l’évidence : ne met-elle pas tout le monde d’accord ? Ne cerne-t-elle pas la nature humaine, et ce qui vient la corrompre – l’Eglise, l’Etat pudibonds, le père sévère ? Tout cela, bien sûr, est trompeur ; et ces admirations réciproques sont davantage le fruit d’une conception de classe homogène qui n’a que faire des particularités nationales, mais qui témoigne de la relative similitude des conditions d’existence des avant-gardes américaine et française, ainsi que d’un décalage similaire, en France et aux États-Unis, entre l’infrastructure économique en pleine mutation et sa codification, sociale et morale, qui retarde d’un bon demi-siècle.

Mais l’essentiel sur cette vulgate est qu’elle surdétermine la réception de l’imagerie sexuelle. S’il y a trafic, exploitation, ça ne peut être qu’à la marge. La pornographie, c’est la vérité du sexe, et puisque c’est la vérité du sexe il n’y pas besoin d’en forcer l’expression. Il ne saurait être question d’aliénation, de fausse conscience : l’outillage conceptuel de Marx, et du matérialisme historique et dialectique en général, reflue (10).

Les marchandises sont omniprésentes. À tel point qu’on oublie leur existence. Pourtant, les marchandises sont le résultats du capitalisme qui leur octroie une véritable vie autonome. Si Marx ouvre le Capital sur l’analyse de la marchandise c’est parce qu’elle se trouve au coeur du mode de production capitaliste. Cette vidéo introduit donc la notion de fétichisme de la marchandise.
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La pornographie apparaît ainsi comme l’emblème du clan « France », ou, à tout le moins, comme ce qui révèle une certaine idée de la France ; et plus généralement, l’emblème de l’Occident, c’est-à-dire du bon hémisphère, celui qui s’est libéré à la fois de la tutelle religieuse et des affres du collectivisme politique. Celui qui ne connaît plus de tabous corporels, et qui laisse chacun, chacune consentir à ce qui lui plaît. L’autorisation de la pornographie, c’est l’allusion au néolibéralisme comme retour – ô combien difficile – à la nature des choses : plus d’intégristes religieux, plus de prétendue « conscience de classe » pour me dire ce que je dois faire, pour oser retracer ce qui rend telle ou telle chose désirable, ce qui m’aliène de telle ou telle façon. Totem anticlérical, antiféministe, anticommuniste. Totem de la liberté de se vendre et d’acheter ceux qui se vendent, c’est-à-dire totem de la liberté tout court.

La métonymie (la liberté du commerce pornographique pour désigner la liberté tout court) semble être une des plus opératoires aujourd’hui. Streetpress, journal autoproclamé « de la culture urbaine », engagé « dans la bataille contre les préjugés » et contre toute « caricature » – mais surtout étiqueté « féministe » et « au côté des précaires (11) » – publiait en 2014 une carte mondiale des législations sur le porno.

Celle-ci était donnée à lire comme une répartition mondiale du progressisme, au même titre que les cartes qui font l’état des lieux de la liberté de la presse (ce qui est cohérent, puisque pour les autoproclamés champions de cette liberté, elle ne consiste qu’en une absence de pression directe et explicite, sans jamais s’interroger sur la reprise en main des moyens de produire l’information). Il y a les gentils en bleu clair, les méchants en rouge : c’est assez simple. Et les « what the fuck » en jaune, pour nourrir les anecdotes à la machine à café (12).

C’est avec une même candeur satisfaite que Marie Maurisse, journaliste d’investigation, correspondante du Monde, oppose « nos démocraties occidentales » à « la Chine, l’Ouzbékistan, l’Arabie Saoudite (13) ». A chaque fois, on se passe d’arguments, car il est entendu par avance que la pornographie est un signe d’émancipation individuelle et collective.

En résumé, le libre commerce pornographique est l’étendard de l’Occident contre le reste du monde ; celui de la bourgeoisie libertaire, branchée et tolérante par principe, contre les bourgeois tradis, et contre les petites gens sottement empêtrées dans leur morale ou leur bigoterie ; celui des hommes (qui savent ce qu’ils veulent, et qui savent ce que veulent les femmes) contre les femmes. Et de manière beaucoup plus diffuse, insidieuse, indifférente à la classe ou au sexe, l’étendard des bons vivants contre les pisse-froid.

Mais précisément : où est le mal ? Pour simplificatrices, ces cartes du monde ne disent-elles pas quelque chose de vrai, à savoir la conquête d’une liberté individuelle (de produire, de consommer des images de la sexualité) ? Tant qu’il n’y a pas d’esclavage ou d’exploitation, pourquoi vouloir entraver un marché qui ne fait que des heureux ?

C’est ce que pense notamment la sexologue américaine Betty Dodson, qui décrit la consommation pornographique en ces termes : « une personne qui en regarde une autre qui se donne l’expérience du plaisir ». Les acteurs, les actrices jouissent et se montrent en train de jouir. Marie-Anne Pavaud, professeure en sciences du langage à Paris-13, estime qu’on a là « une définition basique et opératoire » (14), exempte de toute idéologie.

C’est une harmonie préétablie, qui règle par miracle l’offre pornographique sur les désirs des spectateurs : ils trouvent ce qu’ils cherchent, tout ce qu’ils cherchent, et même au-delà. Parfois ils paient, parfois non. Jeu du marché : parfois les produits sont payants, parfois ils servent d’appât (tout ce qui est mis à disposition par les industries sur les plateformes de streaming). Pour l’essentiel, tout le monde trouve son compte, et chacun se branche à la jouissance d’un autre, qu’il a librement désigné.

Le capitalisme n’a-t-il pas réalisé le rêve proto-anarchiste des associations libres de citoyens libres ? Il n’y a aucun moyen de parer l’optimisme foudroyant de nos intellectuels, tant qu’on ne restitue pas, au minimum, la nature marchande des images pornographiques. Ce rappel ne sera qu’un prétexte pour accéder aux thèses suivantes : le libre marché pornographique ne constitue pas un moyen de s’émanciper de l’exploitation capitaliste, mais l’aggrave et la justifie ; par ailleurs, il ne donne pas libre cours à des transactions innocentes, mais produit une initiation massive au sadisme.

L’exploitation et l’auto-exploitation des actrices

L’orthodoxie marxiste et féministe-radicale au sujet de la pornographie est devenue à peu près inaudible, c’est un fait. Il faut le comprendre à la lueur des métamorphoses de la main-d’œuvre du secteur. Reconfiguration très partielle, mais combien opératoire. La critique de l’industrie pornographique consistait, dans les années 1980, à mettre en lumière, derrière les belles apparences du « libre travail », la double réalité, sordide, de l’esclavage et du salariat. Réalité de l’esclavage : une partie de la main-d’œuvre est directement tirée de réseaux de traites de femmes et d’enfants, façonnée par la force pour les besoins de l’industrie, c’est-à-dire cassée, physiquement et psychiquement, et rendue consentante à tout. L’instruction de l’affaire « Jacquie et Michel » est l’occasion, pour la Fondation des femmes, de rappeler la réalité du « viol d’abattage », initiatique, par lequel les proxénètes brisent rituellement « les défenses et les résistances des femmes (15) ».

Réalité, ensuite, du salariat : dans la mesure où les relations sexuelles sont, dans la prostitution, l’objet d’un marché, et dans la mesure où c’est aussi le cas de tout ce qui est nécessaire à la simple reproduction de la vie, alors la sexualité ne peut, par principe, être dite libre. Le consentement n’a pas de sens – et n’est que le paravent de la pudibonderie bourgeoise – quand il faut remplir le frigo, et qu’on n’a le choix qu’entre des métiers non qualifiés, tous dégradants à leur manière.

Tout ceci passe sous les radars depuis les années 1990-2010, c’est-à-dire depuis l’accomplissement du travail de normalisation des prescripteurs de la marchandise pornographique. Travail propre à l’industrie du divertissement : le Journal du Hard, exemplairement, a été confié depuis le début à des vedettes de la contre culture (Philippe Vandel), de l’animation nocturne (Alexandre Devoise) ou du happening corrosif (Sébastien Thoen, d’Action discrète).

Travail, encore, des intellectuels défroqués, ceux des « porn studies », qui ont hissé le porno au statut de bien culturel, et tâché d’en montrer à la fois la complexité et l’innocuité relative. En France, on peut citer Florian Vöros et Sam Bourcier, tous deux maîtres de conférence à Lille, ou Rachele Borghi, à Paris-IV ; pour leur restitution vulgarisée, on peut se rapporter à Maïa Mazaurette pour Le Monde, Agnès Giard pour Libération, ou Peggy Sastre pour Slate.

Personne ne nie publiquement que l’industrie repose pour partie sur l’esclavage ; mais personne ne le dit plus non plus. Le salariat, lui, n’est plus interrogé comme tel : il est défini implicitement comme la relation libre entre un employé et un employeur, comme le contrat dont l’Etat ne s’assure plus que de la bonne exécution.

C’est qu’une nouvelle figure de libre travailleur occupe le devant de la scène porno : l’heureux schizophrénisé, celui qui a intégré l’idéologie de la jouissance définie plus haut, et qui s’engage volontairement – voire de manière militante – dans le porno. Certains éditeurs, journalistes et sociologues leur font la part belle, pour tordre ce qui leur semble être une vision trop manichéenne du milieu. Fayard publiait en 2018 l’autobiographie de l’actrice pornographique Céline Tran (Ne dis pas que tu aimes ça), qui avait beau jeu de tancer l’hypocrisie bourgeoise au sujet du porno – t’as pas honte ? continue – et qui décrivait son exultation d’avoir été « la première frenchy à avoir signé avec une société de production américaine (16) ».

Robin D’Angelo, qui travaille pour Streetpress, et Marie Maurisse, dont on a déjà parlé, relatent l’enthousiasme de certaines actrices. L’une « fait défiler les photos » du tournage, « les contemple en silence », confie : « Franchement tu as vu l’image qu’il fait ? Il n’y a que Dorcel qui fait ça ». D’Angelo souligne qu’elle se flatte d’être « un objet de désir », et que c’est « avec un pointe de fierté » que ses interviewées énumèrent les films dans lesquels elles ont tourné.

Quand le sociologue Mathieu Trachman présente une actrice débutante, il prend soin d’énumérer tout ce qui garantit a priori son agentivité, c’est-à-dire, dans la novlangue bourgeoise et branchée, sa capacité à faire advenir les événements plutôt qu’à les subir : elle est « en licence de droit », fille d’un « directeur de banque » et d’une « assistante de gestion », confie qu’elle pourrait « vivre sans » ce supplément de revenus, mais qu’entrée par un « concours de circonstances » dans le milieu, elle n’a aucune envie de le quitter – malgré le fait qu’on l’a sommée de tourner une scène anale, dont elle ne voulait pas (17) .

Ajoutons que depuis 2010, des plateformes en ligne permettent, en théorie, aux actrices de ne répondre que d’elles-mêmes, grâce au lien direct avec une communauté fidélisée de spectateurs qui paie pour avoir accès à ses productions (Patreon, Onlyfans, Mym, qui fonctionnent toutes sur le même modèle : en prélevant une part des revenus). Et que certaines sociétés de production « conscientes » émergent, et font valoir leur taille plus humaine, ou les femmes ou les minorités sexuelles qui détiennent les capitaux (et qui sont censées se soucier davantage de la santé de leurs équipes).

Cette nouvelle figure de travailleuse, l’auto-entrepreneuse ou la salariée d’une petite boîte éthique et alternative – est l’étendard des féministes libérales. Notons qu’elle ne remplace pas les autres figures d’actrices, et qu’elle ne s’y ajoute pas simplement aux autres. Elle vient plutôt justifier qu’on réinterprète la condition des esclaves et des salariées traditionnelles. C’est de cette manière qu’elle peut assurer la publicité de l’industrie pornographique en général. S’il y a des auto-entrepreneuses, ou des filles de bonne famille engagées dans le milieu (comme dans Jeune et Jolie, de François Ozon), c’est que ce milieu n’est pas si terrible ; ou qu’il ne l’est qu’à la marge, quand on n’a pas la chance de tomber sur des producteurs compréhensifs.

Les féministes radicales ont dû exagérer : bien sûr certaines filles doivent remplir le frigo, mais même dans ce cas, l’actorat pornographique est un travail comme un autre. Quant au trafic de femmes, il perd en vraisemblance. Pourquoi supposer qu’il y a des hommes et des lieux voués à la casse physique et psychique des débutantes, si on trouve dans les pays développés des jeunes filles promptes à se couler dans les rôles demandés ? N’est-ce pas que, dans le fond, tout le monde ne demande qu’à jouir, tout le temps avec tout le monde et de toutes les façons ?

Clouscard désignait cela comme la « pathologie de l’auto-exploitation (18) », l’aboutissement d’un processus de « schizophrénisation » de la société civile : les travailleurs sont sommés d’abdiquer leur conscience de classe, et de se sentir contradictoirement clients et consommateurs. Il faut qu’ils veuillent la liberté maximale de consommer, pour consentir à l’oppression des producteurs.

Ce mouvement général s’est manifesté de manière exemplaire dans la conquête du marché pornographique féminin. Les industriels du porno ont laissé des traces de cette conquête : Marc Dorcel a fait appel à l’Ifop en 2012 pour élaborer un catalogue ad hoc, Pornhub a dressé en 2014 puis en 2015 un état des lieux détaillé des requêtes des internautes féminines et de leurs habitudes de visionnage. En arrière-fond, toujours, l’idéologie du désir, et son application : dans une société pleinement libérée, le public devrait être à 50% féminin. Et si les femmes, en tant que femmes, sont bien placées pour deviner la réalité de l’exploitation derrière la vitrine aguicheuse, alors il faut démanteler patiemment ce qui ressemble à une conscience collective, individualiser les parcours, souffler aux « agents » le dictionnaire portatif du néolibéralisme (19) .

C’est, au moins, à de telles mises en gardes qu’on s’attendrait de la part d’un sociologue de l’EHESS comme Mathieu Trachman ; pourtant, trop soucieux de ne pas parler à la place des premières concernées, il renonce à tracer la genèse de leurs désirs et de leur formalisation (c’est-à-dire de leur justification morale et des mots qu’elles revêtent).

C’est sur la base de cette analyse de la main-d’œuvre du secteur pornographique et de sa restructuration qu’on peut réaffirmer ce qui était devenu évident il y a quarante ans, et prolonger le geste critique des marxistes et des féministes radicales. La lutte des classes ne disparaît pas, mais s’invisibilise : elle est désormais également interne, intériorisée par les travailleurs eux-mêmes.

La pornographie comme initiation au sadisme

Et c’est sur cette analyse, encore, que je fonderai ma dernière proposition : l’autorisation du marché pornographique est une initiation au sadisme de masse. Rien de si original semble-t-il, puisque l’idée a déjà été soutenue par un certain nombre d’autrices féministes (Andrea Dworkin (20), Michela Marzano (21), ou plus récemment Gail Dines (22)).

Mais insuffisamment étayée, elle ne résiste pas aux coups de boutoir de l’idéologie dominante, et spécifiquement aux coups de griffe ironiques des intellectuels défroqués que j’évoquais tout à l’heure. Et alors, elle se retourne en son contraire : symptôme de la « panique morale » de la petite bourgeoisie pornophobe, pour reprendre l’expression de Ruwen Ogien. Au bout du compte, il faut pouvoir répondre aux interrogations suivantes : la pornographie est-elle en elle-même sadique, ou au moins une partie de son catalogue est-elle en elle-même sadique ? et en admettant que ce soit le cas, pourquoi visionner ces images reviendrait-il à s’initier au sadisme ?

→ À lire aussi : Éthique minimale ou éthique de la praxis ?

Je voudrais signaler les trois défauts les plus fréquents de cette position, et les réponses toutes faites des intellectuels libéraux, pour essayer de déterminer à mon tour les liens qui peuvent être faits entre le catalogue pornographique et la perversion sadique.

  1. Le premier défaut des approches féministes classiques, ici, est qu’elles pré-sélectionnent le catalogue dont elles ont besoin pour leur démonstration, c’est-à-dire le plus explicitement brutal, machiste, phallocentré. La démonstration tourne à la pétition de principe. Leurs adversaires n’ont pas de mal, alors, à montrer qu’il n’y pas la pornographie, mais des pornographies (c’était un des mots d’ordre des porn studies (23)). Il existe une pornographie produite par des femmes, soucieuse apparemment du plaisir féminin, qui ne se clôt pas avec l’éjaculation faciale ou qui n’en contient pas, qui inverse les rôles, qui laisse de la place à la parole à côté des gémissements. Il y a de tout, pour tout le monde.

  2. Leur second défaut est d’observer un modèle trop mécaniciste. « La pornographie, c’est la théorie ; le viol, c’est la pratique (24) » – la formule de Robin Morgan, en tant que formule, donne le bâton pour se faire battre. Personne n’y croit – ou disons plus simplement qu’il était facile, pour Ruwen Ogien, de faire remarquer que ce n’est pas parce qu’on trouve presque systématiquement des revues pornographiques chez les violeurs en série que l’un est la cause de l’autre. Si la pornographie pousse à passer à l’acte, elle ne pousse à la rigueur que les individus déjà singulièrement fragilisés (25) (sur le modèle des films d’horreur, si l’on veut). Agnès Giard rappelle, après Rancière et la phénoménologie, que notre conscience ne reçoit jamais d’image passivement, mais qu’elle adopte des dispositions variables ; et que celle dans laquelle on observe une « simulation pornographique » n’est pas celle dans laquelle on regarderait, par exemple, un bulletin d’informations : on sait que c’est interdit, que ce n’est pas la vraie vie, et on n’a donc aucune envie d’en répéter le contenu dans la vie réelle. Ce serait d’ailleurs inutile, car c’est précisément le rôle de ces fantasmes matérialisés, d’après elle, de produire les effets réels d’une conduite illégale, fondée sur une caractérisation régressive des autres sujets (26) .

  3. Le troisième défaut est d’ignorer les médiations par lesquelles la pornographie dispose au sadisme, et, par là même, les degrés du caractère sadique. Sitôt mon film terminé, je viole ma compagne ou ma voisine. Là encore, quelqu’un comme Ogien n’a pas de mal à objecter que la pornographie est l’objet d’une consommation massive, sans pour autant que tout le monde soit devenu un bourreau digne des romans de Sade.

Aucune de ces contre-offensives libérales ne se tient. Je les reprends dans l’ordre.

  1. L’exposition intégrale du catalogue pornographique ne change rien à l’affaire. Ce n’est pas le contenu des images qui nous intéresse, mais les conditions auxquelles elles sont produites, et rendues souhaitables pour les actrices elles-mêmes. Toute pornographie apparaît alors, en l’état, comme l’issue d’une nécessaire exploitation ou auto-exploitation. Les représentations ne sont pas toutes sadiques, mais elles présupposent toutes un « sadisme objectif (27) » (pour reprendre un mot de Clouscard), qui n’est pas nécessairement investi subjectivement. Les contenus explicitement sadiques ont au moins le mérite de la franchise, c’est-à-dire de faire apparaître dans la représentation les conditions de possibilité, historiquement déterminées, de ces représentations. Le capitalisme sensualiste, en livrant à la société tout entière – et non plus à une frange marginale, ou pour un temps limité – la possibilité d’une jouissance sexuelle quasi constante et gratuite, par écran interposé, exige l’aggravation de la concurrence entre les acteurs, et surtout qu’ils racontent – et se racontent – qu’ils ne travaillent pas, mais vivent leur rêve et ne sont payés qu’incidemment. L’autorisation du marché pornographique nourrit un sadisme objectif, qui n’a que faire des individus. La souffrance des actrices doit être ignorée, dissimulée, pour que le marché devienne et reste licite, et, plus que licite, aimable.

  2. Rappeler que toute conscience n’interprète ce qu’elle reçoit qu’en fonction de la disposition dans laquelle elle se trouve, c’est heureux. Mais présupposer que cette disposition est libre, ou qu’elle reste indifférente à telle ou telle source de normativité, c’est déjà plus périlleux. On l’a dit ailleurs : pas d’abondance pornographique sans un désir abondant de pornographie, et pas de désir sans idéologie du désir, c’est-à-dire sans une codification théorique, morale et juridique suffisante à sa normalisation. Or, cette vulgate invite précisément à lire la pornographie comme la monstration d’une vérité psychologique profonde (« elles veulent toutes ça », et plus généralement : tout le monde veut cela) ; à voir la circulation de la pornographie comme l’application d’une éthique individuelle et collective (le bras d’honneur aux puritains, la publicité faite à toutes les contorsions de la chair et au savoir technique qui leur est associé) ; mais aussi comme la garantie, par la force publique, que personne n'entravera la production, la circulation, la consommation de ces images. Le spectateur émancipé cher à Agnès Giard est surtout un spectateur abstrait, anhistorique, placé devant des images qui surgissent du néant : c’est à ce prix seulement qu’il peut « se projeter dans une scène excitante car interdite (28) ». La disposition réelle, étayée par l’histoire de l’idéologie du désir, avec laquelle les spectateurs sont invités à consommer de la pornographie, est exactement celle d’un bulletin d’informations – mieux, d’un bulletin d’informations affranchi de toute pusillanimité. À l’image, les femmes qui ne se débattent pas ou qui réclament qu’on les réifie confirment qu’« elles veulent toutes ça » ; mais celles qui se débattent confirment encore cette lecture, puisqu’elles m’indiquent surtout qu’il y a des femmes qui ne savent pas ce qu’elles veulent, et qu’elles ont besoin qu’on le leur révèle, au besoin par la force.

  3. Tout le monde ou presque regarde de la pornographie, mais tout le monde n’est pas un bourreau sadique : voire ! Dire que tout le monde ne viole pas les inconnues dans les parkings, c’est une platitude, mais c’est surtout une curieuse et anachronique représentation du viol, à une époque où l’on a bien compris qu’il était d’abord une affaire domestique. Est-ce si facile alors d’affirmer que l’autorisation pornographique est hors de cause, dans ce qui apparaît comme un fléchissement des imaginaires ? Ce serait, en tout cas, l’affirmer contre Ovidie, qui, en dépit des espoirs qu’elle plaçait dans une transformation de l’intérieur de la pornographie, constate que la sodomie est devenue « le nouveau devoir conjugal (29) ». Elle suit en fait la gynécologue Ghada Hatem : « beaucoup d’adolescentes qui ne connaissent pas leur corps » sont « en situation d’emprise », et se voient contraintes par leurs compagnons de faire l’amour « avec des objets, à plusieurs, en pratiquant la sodomie (30) ».

Par ailleurs, s’il y a bien une initiation au sadisme, elle ne peut être que progressive. Des contenus uniformément brutaux et dégradants seraient contre-productifs, et dégoûteraient toute une clientèle potentielle. Tout le monde n’a pas spontanément envie de voir des jeunes femmes la tête enfoncée dans les toilettes. Mais les recherches précédentes nous permettent d’esquisser une gradation sadique.

  1. Le sadisme objectif, inconscient. – C’est l’attitude naturelle du spectateur contemporain de pornographie : dressé à ignorer la souffrance des actrices, il fait patiemment le tour du catalogue. Du moins de la partie du catalogue qui lui semble raisonnable. Celle à laquelle n’importe qui consentirait sans trop de peine. Celle dont le contenu manie précautionneusement la violence, et ne la manie que comme un moyen provisoire pour faire jouir les femmes. Il n’y a là que le reflet, dans la conscience, du dressage parasitaire auquel est contraint le capitalisme pour se maintenir, à partir des années 1970.

  2. Le sadisme par emprunt. – A force de faire le tour du catalogue, le spectateur est contraint d’enregistrer des éléments dont il se passerait, et qui démentent de plus en plus sûrement l’idéologie du désir : un cri, une grimace ou des pleurs qui paraissent trop justes pour être feints ; une situation jugée trop dégradante pour être consentie, même contre un gros chèque. Le doute s’installe ; toute l’imagerie peut alors être réinterprétée à sa lueur : il n’y a pas d’orgasme, pas même de plaisir, mais leur mise en scène technicisée. Au moins parfois. Le sujet reconnaît que son plaisir est conditionné par la souffrance des actrices : il ne la recherche pas en tant que telle, mais il l’accepte. Alors, deux manières de l’accepter : minimiser (était-ce vraiment un viol ?) ou assumer crânement sa lucidité. Aude Lorriaux, journaliste à Slate, est un cas typique d’euphémisation, à la limite du déni. Après avoir rapporté la description sinistre d’un tournage (rapportée par Robin d’Angelo), et qualifié elle-même l’action de « viol », elle conclut sans sourciller que D’Angelo a le mérite de conclure sans « donner de réponses toutes faites ». Encore : « Charge aux lecteurs et lectrices ensuite de se faire leur idée (31) ». A la place de ce scepticisme bon teint, d’autres adopteront plutôt une forme de lucidité branchée : le monde est laid, mais enfin ! ils ne peuvent pas le changer à eux seuls. Il faudrait documenter, par exemple, le cynisme du magazine Le Tag Parfait. Entre mille exemples, on s’appuierait sur l’angle et le traitement de la « purge Pornub » de 2021, à l’occasion de laquelle la plateforme a supprimé quelques millions de vidéos illégales. La journaliste interroge, à la manière des micro-trottoirs des jours de grève : « quelles conséquences pour les habitué.e.s du site ? », les cite, expose leur désarroi, évoque la « résistance » des plateformes concurrentes.

  3. Le sadisme à proprement parler. – Il s’agit ici, explicitement, de rechercher la souffrance des actrices pour elle-même. On ne jouit plus grâce à la souffrance des autres, mais de leur souffrance. Selon toute une gamme de pratiques, des plus symboliques au plus crues, qu’elles mettent le corps à distance (shibari) ou qu’elles en exposent complaisamment la dilatation ou les sécrétions (scatophilie, fellations forcées jusqu’au vomissement). À la rigueur, en toute fin de parcours, le snuff-movie. Dans tous les cas ce qui est consommé ici ce n’est plus la jouissance des actrices : c’est leur réduction au silence. La disposition de la conscience spectatrice est ici bien spécifique. Ce n’est pas celle de l’esthète qui s’amuse du paradoxe d’un fantasme indéfendable et matérialisé sur un plateau ; ni celle du libéral qui s’émerveille en vérifiant l’heureuse polymorphie du désir humain. Ce n’est plus, non plus, celle d’un spectateur frustré et brûlant de vérifier que, dans le fond, elles veulent toutes être réduites à l’état de chose. C’est plus vraisemblablement la disposition du consommateur ou de la consommatrice contrariés, qui se vengent du prix exorbitant qu’il faut payer pour jouir, contraire à toutes les promesses de la société libérée. Celle qui « ne mérite pas mieux », c’est celle qui a vendu la mèche – ou c’est sa sœur, mais ça suffit.

Au bout du compte, donc, un sadisme de masse, qui s’appuie sur une situation objective pour devenir situation vécue, paroxystique. La gradualité rassure : il y a toujours pire. Il y a moins grave aussi, mais c’est toujours du sadisme (incomplètement assumé).

Hédonisme, sadisme, préfascisme

Cette initiation sadique est un préfascisme. Une référence, encore, à Clouscard : il y a deux écueils à propos du fascisme, le voir partout et ne le trouver nulle part. Traiter de facho tout opposant politique, et ânonner que le fascisme se confond avec sa matérialisation national-socialiste des années 1930-40. L’idéologie du désir dessine ce que Clouscard nomme un « préfascisme », comportemental, qui en reste à la posture et au discours. Mais qui peut aussi s’investir politiquement – poujadisme décomplexé – dès lors que les conditions de la jouissance sont mises en question. On peut alors assister à des alliances qui semblaient illogiques à première vue.

C’est la journaliste et essayiste Mona Chollet qui signale, à la suite d’une journaliste suédoise, la « surprenante convergence (32) » entre les postmodernes à gauche, et les réactionnaires à droite, sur la question de la prostitution – et précisément de la pénalisation des clients. Le Strass (syndicat du travail sexuel), et plusieurs revues d’extrême gauche (Contretemps, Mouvements, Vacarme…), recoupent la position d’Eric Zemmour et des « 343 salauds », signataires d’une tribune sobrement intitulée « Touche pas à ma pute ». Reconquête n’existait pas, mais la vision zemmourienne des femmes en particulier, et des rapports sociaux en général, n’a pas fléchi depuis Le Premier Sexe.

L’alliance est objective, pas subjective : chacun fait mine de se dégoûter (et est sincèrement dégoûté par ses corréligionaires). Au sein même des signataires, il y avait d’ailleurs une certaine diversité : Frédéric Beigbeder et Nicolas Bedos côtoyaient le rédacteur du Figaro, Ivan Rioufol, l’avocat Richard Malka (qui avait défendu Strauss-Kahn). Il y a aussi Antoine, le chanteur et navigateur libertaire et ami du marché : et puisqu’il ne veut pas s’afficher avec les droitards, il lance sa propre pétitition un mois plus tard. Que voteront ceux qui se disent de gauche, si leur consommation transgressive se voit soudainement mise en question ?

Loin d’être une invitation au puritanisme et à la moraline, cette vidéo a pour but d’introduire à la compréhension de comportements que nous partageons absolument tous sans nécessairement comprendre leurs origines. L’immanence du capitalisme se traduit dans des actes et des faits quotidiens que nous ne comprenons pas toujours. Or, il est décisif de restituer ces actes dans un système de compréhension.
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Cela nous amène donc à préciser, une dernière fois, notre thèse. Ce n’est pas en tant qu’image abstraite, ou collection d’images abstraites que la pornographie dispose au sadisme, et au fascisme nouvelle mode. C’est en tant que marchandise, marchandise proclamée transgressive, et modèle emblématique de la « nouvelle société », ardemment désirée dans les années 1970, et prétendument libérée des luttes de classe autant qu’affranchie de l’austérité morale gaullienne.

En l’état actuel des choses, la pornographie dispose au sadisme parce qu’elle reflète, naturalise, et érotise la violence des rapports sociaux commandés par le capitalisme – et spécifiquement, depuis les années 1970, par le néocapitalisme. Rapports capitalistes, c’est-à-dire dans lesquels le prolongement de l’existence n’est possible que pour ceux qui valoriseront du capital. Rapports néocapitalistes, c’est-à-dire dans lesquels ce qui était autrefois tabou devient à son tour marchandise, dans lesquels l’épargne et l’investissement sont remplacés par la perfusion continue d’un bonheur frelaté, exclusivement sensualiste (sans que les conditions minimales d’existence soient assurées pour autant). La pornographie reflète ces violences ; mieux, elle en est la justification, puisqu’elle dit la vérité, la naturalité de ces rapports humains, et désigne comme artificielle, mensongère et haïssable toute forme de discipline légale, culturelle, de ces rapports.

Dire que la pornographie initie au sadisme et au fascisme, c’est donc déborder du domaine strictement sexuel. C’est dire que la pornographie prépare ses spectateurs à réduire les autres sujets au statut d’instruments de leur bon plaisir – sexuel ou non. Les autres sont à disposition : ils n’appellent aucun respect, mais une simple utilisation. Jouir est un droit inconditionnel, et naturel – bref, au sens propre, un droit de l’homme… et de la femme.

Après tout, c’en est une, Marie Maurisse, qui conclut son enquête sur la pornographie en ces termes : « Pour la première fois, ce n’est pas le pouvoir politique, le pouvoir masculin ou le pouvoir religieux qui décide si j’ai le droit de regarder des scènes de sexe ou pas. Et même si ces scènes de sexe sont bêtes et réductrices, j’ai le droit de les regarder. De comparer, de réfléchir, de me poser des questions sur mon désir, mes pratiques, mon plaisir (33) ».

C’est peu sororal, et digne d’un pur atome social. La régression psychique est achevée : les marchandises existent comme par magie, et ce qui est affirmé en matière sexuelle vaut pour le reste. Ce n’est pas moi qui joue sur les mots, en l’occurrence sur l’ambiguïté du verbe jouir : c’est bien, à ce qu’il semble, l’accomplissement de la logique néolibérale qui profite de cette ambiguïté, en identifiant la jouissance en général à la jouissance sexuelle. Les « 343 salauds » mettaient en avant « le droit de jouir », s’inquiétaient « que des députés édictent des normes sur [leurs] désirs et [leurs] plaisirs », et concluaient : « aujourd’hui, la prostitution, demain, la pornographie, qu’interdira-t-on après-demain (34) ? ».

Dépolitisées, abstraites, et donc posées dans le cadre pathogène qui est encore, pour l’instant, le nôtre, la quête « du plaisir » et « de la consommation libre » mènent surtout à la brutalisation du lien social. Et, en fin de parcours, à l’odieuse synthèse politique des « frustrés revanchards (35) » de tous bords.

→ À lire aussi : La séduction pornographique — Entretien avec Romain Roszak


(1) Gregori Jean, Bertrand Cochard (dir.), La Sexualité en images, Hermann, 2018, p. 99 sq.

(2) Michel Clouscard, Le Capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981.

(3) Virginie Ballet, « Pornographie : un rapport du Sénat alerte sur ‘un océan de violence’ », Libération, 28.9.2022; Solène Cordier, « Pornographie : le rapport qui alerte sur la banalisation des ‘atteintes graves à la liberté humaine’ », Le Monde, 26.9.2023.

(4) Florian Vörös, Cultures pornographiques, Amsterdam, 2015, p. 5.

(5) Laura Kipnis, « Comment se saisir de la pornographie ? », in Florian Vörös, Cultures pornographiques, op. cit., p. 27-44.

(6) Extrait tiré des Lettres à Gala, cité par Ursula Gauthier (« Porno : une offensive contre tous les interdits », L’Obs, 15.10.2018).

(7) Benjamin Péret, Louis Aragon et Man Ray, 1929, Allia, 2004.

(8) Georges Bataille, Histoire de l’œil, 10/18, 1973.

(9) Lucie Malagnat, La Beat Generation en France. Importation, traduction et édition, Dépôt universitaire des mémoires, 2017, p. 104-106.

(10) Sur tout ceci je renvoie à La Séduction pornographique, L’Echappée, 2021, p. 100-109.

(11) https://www.streetpress.com/pourquoi

(12) La carte a disparu de Streetpress mais peut être retrouvée sur un de ses clones : Geoffrey Bonnefoy, « La carte qui vous dit dans quel pays le porno est autorisé (ou non) », Citazine, 25.10.2014.

(13) Marie Maurisse, La Planète porn, Stock, 2018, p. 90-99.

(14) Marie-Anne Pavaud, Le Discours Pornographique, La Musardine, 2014, p.37

(15) Je cite ici l’avocate Lorraine Questiaux, dont les propos sont rapportés par Lorraine de Foucher , Nicolas Chapuis et Samuel Laurent : « ‘C’était des viols déguisés en vidéo’ : le réseau, le recruteur et les proies », Le Monde, 15.12.2021.

(16) Céline Tran, Ne dis pas que tu aimes ça, Fayard, 2018, p. 97.

(17) Mathieu Trachman, Le Travail pornographique, La Découverte, 2012, p. 152.

(18) Michel Clouscard, Refondation progressiste, L’Harmattan, 2003, p. 77.

(19) Voir à ce propos, entre autres, Sheila Jeffreys, The Industrial Vagina, Routledge, 2009, p. 26.

(20) Andrea Dwokin, Pornography: men possessing women, Women’s press, 1981.

(21) Michela Marzano, Malaise dans la sexualité, Lattès, 2006.

(22) Gail Dines, Pornland, Beacon press, 2010.

(23) Voir par exemple Linda Williams, Porn studies, Duke University press, 2004, p. 3.

(24) Robin Morgan, Going Too Far, Random House, 1977, p. 169.

(25) Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Puf, 2003, p. 63.

(26) Agnès Giard, « Le porno féministe n’existe pas », Libération, Les 400 culs, 12.08.2015.

(27) Michel Clouscard, Le Capitalisme de la séduction, op. cit., p. 220.

(28) Agnès Giard, « Le porno féministe n’existe pas », art. cit.

(29) Marie Vaton, « Ovidie : ‘La sodomie est devenue le nouveau devoir conjugal’ », L’Obs, 7.12.2018.

(30) Gaëlle Dupont, « L’appel ‘solennel’ des professionnels de santé contre les dangers de la pornographie chez les jeunes », Le Monde, 15.6.2018.

(31) Aude Lorriaux, « Vous n’aurez plus du tout envie d’aller sur Youporn après avoir lu ce livre », Slate, 22.10.2018.

(32) Mona Chollet, « Surprenante convergence sur la prostitution », Le Monde diplomatique, sept. 2014.

(33) Marie Maurisse, La Planète porn, op. cit., p. 134.

(34) Alice Géraud, « ‘343 salauds’ clament leur ‘droit à leur pute’ », Libération, 29.10.2013.

(35) Michel Clouscard, « Les Trente Honteuses », L’Humanité, 30.4.2022.
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