Le postmarxisme d'un Frédéric Lordon nous fait perdre du temps
Pendant que Bernard Friot met en lumière l'existence d'un socialisme français prenant la forme du salaire à la qualification personnelle, Frédéric Lordon traine les débats en longueur sur des querelles de vocabulaire.
Le 12 septembre 2021 se tenait un débat entre Frédéric Lordon, Bernard Friot et Guillaume Roubaud-Quashie à la fête de l'humanité. Cet échange fait suite à leur livre En travail, conversation sur le communisme.
Le désaccord que soulevait F. Lordon dans Figures du communisme se situait dans le remplacement des mots « salaire à la qualification personnelle » de Bernard Friot par « garantie économique générale ».
Lors du débat, F. Lordon justifie ce choix en disant qu'il « reprend intégralement la proposition du salaire à vie de Bernard Friot [...] mais qu'il fait juste une variation nominale ».
Il a affirmé avoir bien compris ce que B. Friot entendait par "salaire", « mais a l'impression qu'il cherche inutilement les difficultés parce que le mot "salaire" est intimement lié à l'ordre social capitaliste construit sur le rapport salarial. De sorte que, dessiner une perspective communiste en l'asseyant sur les catégories du salaire lui semblait être un paratonnerre à objections et à malentendus. » C'est pourquoi Frédéric Lordon a contourné le mot salaire en proposant la « garantie économique générale ».
Après discussion avec Bernard Friot, Frédéric Lordon nous dit qu'« ils se sont mis d'accord sur une opération de qualification conceptuelle qu'avait déjà accomplie B. Friot, et qui consiste tout simplement à ajouter un prédicat ». Autrement dit, ajouter au mot "salaire" le prédicat "communiste" pour le distinguer du "salaire capitaliste".
Excusez-nous pour notre exclamation : quelle perte de temps !
Après avoir écrit des pages et des pages, Frédéric Lordon, de son propre aveu, admet avoir fait un grand détour pour revenir au point de départ à la proposition initiale de Bernard Friot. Loin d'être un cas isolé, nous verrons que le pinaillage lexical est une pratique consubstantielle au postmarxisme.
Disons-le d'emblée, le discours de F. Lordon est spinozisto-bourdieusien à tendance postmarxiste et cette philosophie a de fortes répercussions sur sa "pratique" militante. En effet, à l'inverse de ses intentions, la locution « garantie économique générale » s'inscrit complètement dans l'ordre idéologique capitaliste et pourrait plaire à l'électorat de Benoît Hamon. Ce renommage lexical, loin d'être conceptuel, n'est qu'une querelle sur le signifiant (1) avec pour objectif a priori, de mieux nommer les choses. Mais ce sont des signifiants vides, qui ne disent rien, qui n'ont aucun contenu théorique, c'est en cela qu'on peut qualifier cette variation nominative de postmoderniste et de postmarxiste.
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Postmoderniste parce que F. Lordon opère un réductionnisme discursif (réduit la sphère de la connaissance aux discours), postmarxiste parce qu'en tant que spinoziste il rejette la conception marxiste (2) qui pense la transformation par des causes internes, là où le spinozisme la pense par des causes externes : c'est son refus de la dialectique hégélienne.
Au contraire, Bernard Friot, comme Marx, pense la transformation interne en comprenant que le salaire communiste subvertit le capitalisme de l'intérieur. Pour ne prendre qu'un exemple mis en lumière dans Vaincre Macron, l'institutionnalisation du statut de fonctionnaire en 1946 par Maurice Thorez est un salaire à la qualification personnelle (salaire communiste) qui rompt avec la logique capitaliste.
Au lieu d'en comprendre la teneur conceptuelle et rationnelle décrivant le réel, Frédéric Lordon nie le contenu des concepts en opérant un relooking nominatif digne d'un tuto make-up. Ce maquillage verbeux n'apporte rien de fructueux et détourne les yeux du déjà-là communiste que Bernard Friot s'évertue à mettre en lumière.
Frédéric Lordon est également bourdieusien dans sa conception des dominations. De fait, penser la domination ce n'est pas penser la transformation. Il y a donc un impensé conceptuel dans la conception lordoniste qui lui fait intuitionner des impressions de transformation à des moments de fortes ébullitions politiques mais qui le rend incapable de penser la révolution et de la mettre en pratique. Rappelons-nous Nuit debout et ses éjaculations lyriques « je sens que ça vient » après que des mouvements spontanés, déstructurés, sans formation révolutionnaire ni organisation, lui soient apparus dès lors comme l'avènement du Grand Soir révolutionnaire...
L'insuffisance théorique de la sociologie bourdieusienne est donc l'occasion d'une nouvelle perte de temps. Elle ne donne pour seule possibilité de transformation que la spontanéité, la révolte, l'insurrection, bien loin d'un véritable processus révolutionnaire conduit par un parti organisé.
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Ce qui distingue fondamentalement le marxisme d'un postmarxiste tel que F. Lordon c'est que le premier conçoit la primauté de la transformation matérielle là où le postmarxisme conçoit la primauté des idées sur la transformation de la matière.
Autrement dit, le postmarxisme est un idéalisme qui cherche à modifier les représentations, à changer les mentalités, à mieux nommer les choses, à rendre désirant les concepts, pour que les idées deviennent le moteur de la révolution. Mais nous savons depuis Marx, poursuivi par Gramsci, qu'une révolution ne se conduit pas dans le changement des mentalités mais en premier lieu dans le développement des forces productives et la transformation des rapports de production. Bref, qu'importe comment nous nommons les choses, ce n'est pas ça qui produit une révolution.
Nous voyons donc par ces quelques exemples que Frédéric Lordon est enclavé dans l'idée qu'il faut être une agence de pub saupoudrant quelques concepts philosophiques pour rendre désirant un « communisme luxueux ». Mais tant qu'il restera postmarxiste et ne comprendra pas l'importance de l'organisation autour d'un parti révolutionnaire ainsi que la nécessité de la prise de pouvoir sur le travail par la grève générale et par tous les autres moyens, il restera une entrave à la prise de conscience collective nécessaire au processus révolutionnaire.
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